Herman & Cie., Editeurs, 6 rue de la Sorbonne, Paris. 1951. 85 p. + VIII pl. ht.
Actualités scientifiques et industrielles.
L'Homme. No. 2. Cahiers d'Ethnologie, de Géographie et de Linguistique.
Publié avec le concours du Conseil National de la Recherche Scientifique.
De tous les objets dont dispose une population noire d'Afrique les instruments de musique sont le plus liés au jeu de ses institutions, au rythme de ses activités. Toute division entre instruments de musique correspond à une division dans la société ou parmi les rites qu'elle pratique. Aucun ou presque aucun n'est joué indifféremment par un sexe ou par l'autre, ne participe à toute cérémonie, n'est d'usage indéterminé. Même les plus rudimentaires, dont nous pourrions dire qu'ils sont à peine musicaux, ne se manifestent qu'en des circonstances très définies. Certains ne sonnent jamais: d'être susceptibles de produire un son suffit à les mettre au nombre des choses, secrètes ou visibles, qui constituent le matériel d'un culte ou sont les signes d'un pouvoir quelconque. Rien de cela n est propre uniquement aux civilisations noires. La musicologie comparée, rassemblant les innombrables faits observés par les ethnographes et les folkloristes, a établi qu'à peu près partout les instruments de musique étaient l'objet de règles fixant leur usage; elle s'est même attachée à déterminer quelle fonction l'on assignait généralement à certains. Peut-être sur ce point a-t-elle péché par excès de généralisation. Un type d'instrument est loin d'avoir une fonction identique dans toutes les sociétés qui s'en servent. Du moins peut-il en remplir une, très précise, dans une société donnée. En tel cas la catégorie de gens qui en jouent, les circonstances où il apparaît, celles aussi où il ne trouve pas d'emploi, il n'est rien qui échappe à une règle —quitte à ce qu'elle soit interprétée différemment ou même inversée dans une société voisine, comme cela se produit si souvent chez les Noirs. De fait, en Afrique, à chaque unité territoriale correspond une certaine répartition fonctionnelle des divers types d'instrument. Quelle qu'elle soit, cette répartition est observée rigoureusement.
Il a été naguère de bon ton de laisser entendre que la règle théorique que vous expose un indigène ne recouvre pas les faits tels qu'ils se présentent dans la réalité. L'écart serait souvent considérable. Or, pour ce qui nous concerne, nous avons toujours écouté l'indigène et, dans la mesure où cela nous était possible, nous avons observé le plus attentivement comment les choses se passent: soit, que les sociétés noires auprès desquelles nous avons vécu aient été à ce point particulières, soit plutôt que les instruments de musique constituent un cas très spécial, cette marge entre la règle idéale et la pratique ne nous a guère apparu. Les seuls écarts qui nous aient surpris provenaient d'oublis — inévitables — de la part de l'informateur ou d'une enquête insuffisamment menée par nous. Le problème véritable réside ailleurs. La difficulté est de définir avec exactitude à quoi se trouve lié chaque instrument. Dire d'un tambour, comme on le fait trop fréquemment, qu'il est un « tambour de guerre » (war drum) est s'exposer à méconnaître la fonction essentielle de l'instrument: assez vite on s'aperçoit qu'il est frappé en d'autres occasions que la guerre; en outre on n'expliquerait pas comment son usage a survécu à la disparition des guerres indigènes, les seules qui aient vraiment marqué en l'esprit des Noirs. Dans nombre de cas au même instrument échoient plusieurs attributions entre lesquelles nous ne saisissons aucun lien. Il n'est pas certain que ce lien n'apparaisse point aux yeux des indigènes; très souvent il leur échappe. De tels faits prouvent d'abord que le découpage auquel nous soumettons l'ensemble des rites conduit à trancher parmi des choses ayant entre elles des affinités. Il est possible aussi que des effondrements se soient produits, ouvrant des espaces vides entre des parties de rituel. Mais surtout faut-il tenir compte des disparitions ou des apports nouveaux d'instruments qui obligent à un travail continuel d'adaptation. Nous n'arrivons jamais le jour où tout a trouvé sa place.
Les Kissi, tels que nous les avons vus, Denise Paulme et nous-même, offraient le tableau d'une société qui se reconsolide. Ils donnaient les signes moins de gens qui s'abandonnent que d'un peuple reprenant conscience de soi-même. Ils s'essayaient à raccorder les fragments d'un passé qui fut et ne fut pas le leur. Les Kissi relevaient à peine de la dernière invasion indigène dont ils ont gardé le plus horrible souvenir, la guerre de Samory, il y a plus d'un demi siècle. Ils ne s'étaient point opposés à la conquête française en 1893, celle-ci ayant suivi de peu la précédente invasion, qu'elle réduisit. Mais antérieurement, sous la poussée de quelles populations et à quelle époque s'étaient-ils installés en la région que l'on dénomme aujourd'hui pays kissi ? Ce qu'il y a de certain c'est qu'ils n'en furent pas les premiers occupants. Les célèbres petites sculptures en pierre qu'on leur attribue ne sont vraisemblablement point leur oeuvre. Ils les ont trouvées, et les découvrent encore aujourd'hui, sur place, ainsi que des monuments mégalithiques qu'ils reconnaissent eux mêmes n'avoir pas édifiés. Des lieux de culte servirent à leurs prédécesseurs. Il ne paraît pas douteux non plus qu'ils vinrent de points différents. Sous l'unité de langue, sous le genre commun de vie se dissimule une diversité de races et d'institutions. Mais nous aurions tort de chercher dans la variété des unes l'explication des autres. Quelques familles kissi se prétendent d'origine mandé. Ce passé soudanais pourrait être en partie imaginaire. Vis-à-vis des Malinké, les plus proches voisins venus du nord, ne songerait-on qu'à se targuer d'une égale noblesse de race ? Si peu que le contact se relâche entre Kissi et Malinké, les institutions soudanaises qui leur sont communes s'évanouissent. Celles qui prennent leur place sont toujours imputables à quelque autre voisinage. En nous dirigeant vers l'est, vers le sud et vers le sud-ouest du pays nous trouvons les preuves de contacts et, par conséquence, de similitudes avec des populations de la forêt guinéenne, du Libéria ou de Sierra Leone. Fait d'emprunt ou non, peu importe, rien ne semble avoir subsisté qui n'ait un homologue chez un peuple voisin. Le pays entier apparaît ainsi divisé selon les affinités électives — pourrions-nous dire — de ses différents groupes d'habitants avec les races d'alentour. Cela n'implique évidemment pas qu'entre Kissi n'existe par ailleurs aucun trait d'unité. Tributaires, ou paraissant l'être, de populations voisines, les Kissi n'en restent pas moins, dans une certaine mesure, fidèles à eux-mêmes. Un rite d'initiation, pratiqué exclusivement par des Kissi vivant à proximité des Toma, a bien été « acheté » à ces derniers à une date récente; cependant les Kissi ne l'ont emprunté que parce qu'ils se souvenaient de l'avoir possédé autrefois. Et le musicologue est fondé à dire qu'il en a été ainsi: le langage tambouriné qui constitue le principal objet de cette initiation, et dont nous ne savons s'il a été transmis avec elle, a les caractéristiques des autres langages tambourinés qu'emploient les Kissi; de plus, les chants qui s'y superposent sont les mêmes que partout ailleurs. Les instruments de musique ont beau partager le sort des institutions, ils varient moins que celles-ci. D'autres instruments tels que la flûte et le xylophone, que leur origine soudanaise eût dû imposer à la fraction de Kissi prétendant venir du Mandé, n'ont jamais été adoptés. Ce refus d'emprunt est particulièrement significatif lorsqu'il se manifeste en une région comme le Farmaya, peuplée à la fois de Kissi et de Malinké et la plus exposée à l'influence du Soudan. C'est précisément à l'égard des civilisations soudanaises que les Kissi marquent malgré tout leur différence. Dans ce que l'on appelle de façon assez impropre la Haute Guinée française, partagée en réalité entre une savane soudanaise au nord et la forêt guinéenne au sud, les Kissi forment la seule avant-garde des peuples de la forêt. Même là où la forêt est la plus menacée par la savane, où les Malinké ont pénétré en très grand nombre, les Kissi, indifférents aux accidents de la nature et de l'histoire, restent gens de forêt. Et il semble impensable qu'ils ne l'aient pas été de tout temps. Leur genre de vie actuel, leurs modes de culture, la majorité de leurs institutions, avec les bois « sacrés », avec les cultes et retraites en forêt, leur médecine et leur magie, — un pareil ensemble, quel qu'en soit le détail emprunté, n'a rien de fortuit.
Des articles du Dr Maclaud et du Dr Charles Joyeux constituent les seules études de détail que nous possédions sur la musique et les instruments de musique de la Haute Guinée française. Encore chants et instruments cités sont-ils tous malinké. La Note sur un instrument de musique employé au Fouta-Djalon du Dr Maclaud concerne un arc-en-terre transplanté en pays peul par « des esclaves de race malinké, originaires de Ouassoulou », région soudanaise limitrophe du cercle de Kankan 1. Le Dr Joyeux décrit une douzaine d'instruments dont il a observé l'usage exclusivement dans les cercles de Kankan et de Kouroussa 2 ; tout au plus mentionne-t-il deux flûtistes venus du cercle de Kissidougou, qui ont été photographiés souvent et que nous avons nous-mêmes vus en 1945 auprès de Morékandia, le vieux chef de Farmaya, à Kissidougou. Plus au sud, le peu que nous connaissions de la musique de la région forestière se limite aux instruments kissi, toma, guerzé et konon recueillis entre 1932 et 1943 par les missions Labouret, Waterlot et Lelong et conservés au Musée de l'Homme ou à l'Institut français d'Afrique noire; toutefois, près de la frontière guinéo-libérienne, mais principalement hors du territoire français, en nous référant aux quelques pages que le Capitaine P. M. Gamory-Dubourdeau, le Dr Paul Germann, E. Donner et George Schwab consacrent à la musique de la région de Macenta ou du nord du Libéria, nous pouvons dire de quels instruments disposent Kissi, Toma ou races apparentées, habitant de part et d'autre de la frontière 3.
Les observations que nous avons faites au cours de deux missions de six mois chacune dans les cercles de Kissidougou et de Guéckédou (1945-46, 1948-49) comblent donc une lacune, mais en une certaine mesure seu]ement: nous n'avons enquêté que dans 25 cantons Kissi, alors que ces cercles en renferment 44 (aujourd'hui 43), et nous n'avons pas pénétré chez les populations voisines, Kouranko, Lélé ou Toma (ces derniers appartenant au cercle de Macenta) ; la connaissance de ces différentes populations nous eût donné des éléments de comparaison qui manqueront ici. Par tout ce que nous avons appris sur les rites d'initiation chez les garçons et chez les filles, il ne nous semble pas douteux qu'entre Kissi et Toma les contacts ont été assez étroits et peuvent avoir provoqué des échanges d'instruments de musique. Nous avons constaté qu'en nous rapprochant peu à peu du pays toma des types d'instrument apparaissent dont n'usent pas plus les Malinké que les Kissi de la région de Kissidougou. Ces instruments sont-ils tous communs aux Kissi du sud et aux Toma, il ne nous est guère possible de le dire pour le moment, à un petit nombre d'exceptions près. Au moins pourrons-nous marquer avec précision par quoi la musique des Kissi et autres gens de la forêt se distingue de celle des Malinké et autres gens de la savane 4.
Notes
1. L'Anthropologie, t. XIX (1908), pp. 27I-273.
2. Notes sur quelques manifestations musicales observées en Haute Guinée, Revue musicale, Xe an., n° 2 (15 janv. 191O), pp. 49-52 ; lettre du même auteur, ibid., XIe ann., n° 5 ( 1er mars 1911), pp. 103-104; Etude sur quelques manifestations musicales observées en Haute Guinée française, Revue d'ethnographie et des traditions populaires, t. V (1924), pp. 170-212.
3. P. M. Gamory-Dubourdeau, Notice sur les coutumes des Tomas de la frontière franco-libérienne, Bull. du Comité d'études historiques et scientifiques de l'A.O.F., t. IX, n° 2 (avril-juin 1926), pp. 336-350 ; Dr. Paul Germann, Die Völkerstämme in Norden von Liberia (Leipzig, Voigtländer, 1933), pp. 62-66; E. Donner, Kunst und Handwerk in NO. Liberia, Baesseler Archiv, t. XXIII, nos. 2-3 (1940), pp. 56-58, 60-61, 74-79; George Schwab, Tribes of the Liberian Hinterland, Papers of the Peabody Museum of American archaeology and ethnology, XXXI (1947), pp. 149-158.
4. Nous réservons pour une étude ultérieure le « tambour d'eau » que nous entendîmes battre à deux occasions différentes (éclipse de lune et nouvel an musulman) par des femmes malinké de Kissidougou..
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.