Paris. Librairie Plon. 1954, 1970. 324 p.
Les Kissi croient fermement qu'aucune malchance, aucune maladie, à plus forte raison la mort, n'est jamais naturelle : à la source de tout échec, on trouvera une intention de nuire, que celle-ci émane d'un mort offensé par la négligence de ses descendants ou soit le fait d'un vivant agissant par sorcellerie. Avant de soigner un malade comme de rien entreprendre, mariage, voyage, affaire, prêt d'argent, il importe donc de connaître « les choses cachées », d'interroger le sort ; pour cela, de consulter un devin. Dans le cas de maladie, la première question qu'un wanayawa pose à son oracle est immuablement :
Le malade doit-il guérir ? Puis-je soigner ?
Si la réponse est favorable, le devin poursuit la consultation afin de pouvoir indiquer le remède opportun : offre d'un sacrifice ou confection d'un sara qu'exige un ancêtre délaissé. Parfois aussi, ayant décelé la source du mal, le devin accepte de le combattre, soit qu'il entreprenne la guérison du consultant au moyen de décoctions de plantes, nyuruwã ou köwã ; soit qu'il se lance à la poursuite du talisman cause du désordre (un sorcier aura préparé, ce talisman sur la demande d'un « ennemi » du consultant).
Les Kissi connaissent plusieurs procédés de divination, dont aucun d'ailleurs, ne leur serait particulier 1. Nous avons déjà vu l'état de catalepsie, wuwo, interprété comme une mort temporaire au cours de laquelle le patient rend visite aux ancêtres qui lui donnent leurs instructions ; à son réveil, le malade communiquera aux vivants la volonté des morts, l'ordre de réaliser tel sacrifice ou d'accomplir tel geste particulier.
Le procédé peut-être le plus courant est l'interrogatoire du cadavre ou de son brancard funéraire, sana ou tambio (pl. tambira), dont nous avons parlé à propos du rituel funéraire 2 ; à défaut du brancard, interrogatoire du pöm'wama, de la statuette d'ancêtre messager des morts qui lui dictent ses réponses. La statue est solidement fixée sur un brancard porté par deux hommes à l'imitation du cadavre ou, tel le ge des Kra au Liberia, posé sur la tête d'un seul, descendant et gardien de l'ancêtre « revenu » : une inclinaison brusque vers la droite correspond à la « santé » (le malade guérira), à la vérité ; à gauche, c'est la mort ou le « mensonge » (le patient a commis une faute qu'il ignore peut-être, mais dont le poids l'oppresse, provoquant la maladie ; pour guérir, il doit se confesser). Après un décès quelconque, les questions suivantes sont couramment posées soit au mort lui-même, soit à la statuette de l'ancêtre-messager : le mort était-il un kuino, un sorcier mangeur d'âmes que les ancêtres auront fait périr pour son « mauvais coeur » ? Si oui, l'interrogatoire se termine aussitôt, l'auditoire (le village entier) soulagé par la disparition du « sorcier » auquel on peut, rétrospectivement, imputer tous les malheurs survenus dans les mois précédents : décès brusques d'enfants en bas âge, épidémies, épizooties ou incendies. En cas de réponse négative (le mort n'était pas un sorcier), deuxième question : le décès est-il imputable à la volonté de Hala, de Dieu ? Est-il le fait à un sorcier, ce dernier agissant à l'aide de son sambiö, du talisman mortel dont la possession définit le kuino buveur de sang. En ce dernier cas, un bref discours est adressé au mort :
« Poursuis ton meurtrier, mais ne poursuis que lui, harcèle-le sans pitié, tue-le ; nous, qui sommes innocents, laisse-nous en paix ».
Jadis, un individu désigné « par le brancard » comme responsable d'un décès pouvait être roué de coups, lapidé, mis à mort sur-le-champ. Aujourd'hui, après plusieurs incidents qui se sont terminés devant les tribunaux pour les justiciers-bourreaux, on abandonne le « coupable » à un sort qui ne présente rien d'enviable, en se bornant à prononcer contre lui, « soir et matin», une formule d'exécration (mena). De l'avis général, un sorcier dénoncé, privé de l'amulette où il a « mis son cur », mourra dans un délai toujours bref, sous les yeux attentifs d'un public fasciné par le spectacle d'une agonie que l'on se plaît à dire particulièrement cruelle. C'est seulement à propos d'un décès, dans un moment de tension, de crise, que se manifeste ouvertement cette obsession du sorcier, qui hante tous les esprits, mais dont on ne parle d'habitude qu'à mots couverts.
Scène 1 de divination: interrogation d'une statuette d'ancêtre |
Scène 2 de divination: interrogation d'une statuette d'ancêtre |
Divination à l'aide d'une cuvette, henkèö, posée sur la tête du devin |
Dans le deuxième procédé de divination, la statuette d'ancêtre se trouve remplacée par une cuvette en bois, hènkèo (pl. hènkèrã, « cuvette »), également posée sur la tête d'un médium, qui peut être le devin ou un tiers. Variante du premier, ce procédé paraît moins fréquent : nous ne vîmes de hènkèo qu'aux mains de devins pratiquant plusieurs modes d'interrogation du sort ; ils assuraient n'avoir recours à celui-ci que pour les cas graves. L'objet lui-même offre l'aspect d'une sébille en bois (diam. approximatif : 0 m. 20), le bord entouré d'une bande de coton noircie par le sang des sacrifices, rougie par le jus des colas crachées et sur laquelle sont fixées de multiples amulettes, kowã : sachets contenant une poudre, cauris, grelots de fer en forme de cosse, clochettes et grelots européens en cuivre... Que l'écuelle posée sur la tête du médium incline à droite, le malade guérira; à gauche, le patient est sous le poids d'une faute qu'il n'a pas confessée, ou son cas est désespéré. La réponse serait dictée par les anciens devins, ancêtres du praticien actuel. Aucune femme ne peut approcher le hènkèo, sous peine de maladie que seule une offrande expiatoire rachètera. Lors des sacrifices qui doivent nourrir, revigorer son matériel (amulettes, statuettes, instruments de musique ... ), le devin frotte du cur de la victime le bord de la sébille. Le hankso est « comme le cur » de son maître, déclare encore un devin. Ce procédé de divination à l'aide d'une cuvette en bois posée sur la tête se retrouve presque identique chez les Toma, voisins forestiers des Kissi, où le signale Gamory-Dubourdeau :
« Le devin qui porte le nom de kokoueizenvi (celui qui porte la cuvette de bois) se fait désigner parmi les assistants et par eux-mêmes un sujet. Au son du tam-tam et des trompes, il fait asseoir celui-ci sur une natte posée à terre, les jambes allongées, les mains sur les cuisses. Il lui place alors sur la tête une cuvette en bois, kokouei, et y met un objet magique où réside un génie. Il commande alors successivement à ce génie d'endormir le sujet, de lui faire saisir les bords de la cuvette avec les deux mains, puis de le faire lever, enfin de le faire courir dans le village. Après deux ou trois tours à grande allure, pendant lesquels les assistants et musiciens suivent en courant l'homme endormi, celui-ci est arrêté par le génie sur l'ordre du devin, la question à poser aux mânes lui est confiée, puis le génie l'entraîne dans la forêt où il s'enfonce et disparaît. Il revient après un certain temps, s'asseoit et toujours dormant, donne à voix basse la réponse au devin qui le fait aussitôt réveiller et qui enlève l'objet magique de la cuvette. Le sujet ne se souvient plus alors de rien et ne saurait dire où il a été 3. »
Un troisième mode de procéder, qui paraît plus fréquent dans le sud du pays kissi, est celui de l'anneau, kalando, recouvert de coton noirci et luisant, qui porte un ou deux cauris cousus; le devin appuie fortement l'anneau contre une surface convexe, généralement le fond d'une petite calebasse retournée, posée sur le sol. La réponse est tenue pour affirmative (la vérité, la guérison du malade) quand l'anneau ne peut plus se détacher de la surface pressée, adhère complètement; négative (la mort, le mensonge) quand il continue à glisser. A l'anneau se substitue parfois un cylindre long de quelques centimètres, porteur de cauris et offrant le même aspect luisant, dû au sang et à la graisse dont l'objet est enduit périodiquement. Ce mode de divination est également connu des Toma, qui le pratiquent toutefois sous une forme un peu différente: « ... un bracelet composé de matières indiquées par un génie et recouvert de cauris que l'on fait glisser le long du bras jusqu'au moment où, se serrant de lui-même, il est arrêté en un point quelconque : cet arrêt est interprété par le devin suivant des règles connues de lui seul 4 ».
L'aire de répartition en Afrique de ce procédé semble couvrir pratiquement les mêmes zones que l'interrogation du sort à l'aide d'un objet posé sur la tête cadavre, brancard funéraire, statuette ou bol en bois : l'un et l'autre modes de divination se retrouvent depuis le Soudan septentrional jusqu'en Angola. Monteil signale qu'en pays bambara, le devin utilise deux pierres servant habituellement à écraser le grain: en réponse à certaines questions, les pierres ne se séparent plus 5. Chez les Banda, les Nzakara et jusque chez les Zandé d'Afrique centrale, aux confins de l'Oubangui français, du Congo belge et du Soudan anglo-égyptien, l'appareil divinatoire se compose de deux plaques en bois frottées l'une contre l'autre, la plaque inférieure offrant parfois la silhouette d'un quadrupède 6. Même procédé au Congo belge, chez les Moganzulu de l'Ouellé et chez les Bassongo Menos de la Sankuru, dont l'habitat se situe sur le 40° de latitude sud, à près de 4. km. à vol d'oiseau de la Guinée française 7.
Planche XII
Mama Yömba : statuette d'ancêtre habillée, prête pour la divination
Mais les modes de divination les plus courants en pays kissi restent l'interprétation de figures dessinées sur le sol : le devin trace ces figures dans la cendre, du bout des doigts, ou les forme à l'aide de cailloux qu'il dispose rapidement par terre.
Dans la divination par les cailloux, le devin tire d'un sac, où il les conserve habituellement, de petites pierres (bèrã, cailloux) qu'il aligne ou groupe par deux sur un ou plusieurs rangs de profondeur, dans un ordre qui paraît tout arbitraire ; il déplace ensuite certains cailloux pour tirer des conclusions de la disposition obtenue. L'ordre dans lequel le devin place ses pierres nous parut chaque fois différent : aucun praticien ne put donner d'explication claire sur sa façon de procéder, la plupart assurent que figures et interprétation leur ont été enseignées en rêve. Pour autant qu'il nous parut, le devin se guiderait principalement dans sa réponse sur l'ordre dans lequel les cailloux « sortent », se disposent :
« Si le malade (la pierre qui le figure) « sort » à ma droite, nous dit un devin plus conscient de son art, c'est bon signe, je puis soigner (le patient doit guérir) ; le malade qui « sort » à ma gauche est condamné, inutile de m'en occuper; quelques jours plus tard, j'apprendrai sa mort ».
C'est-à-dire que la réponse s'interprète dans un sens favorable si les cailloux se disposent à partir de la droite du devin ; elle sera négative lorsque la figure se construira de gauche à droite. Selon un autre devin, « le malade qui sort à droite a bon cur », o nö kö'kèndo ; à gauche, le consultant a « mauvais cur », kö'wöndo, il nourrit une rancune ou a commis une faute demeurée cachée. Des devins nomment d'un terme particulier, sikio, deux galets plus gros, toujours disposés les premiers, près du praticien, et séparés des autres. Nous recueillîmes plusieurs
interprétations de ce mot : pour un devin, sikio serait le nom du premier devin, patron de la profession ; un autre traduit par « la santé » (le sort) du consultant; un autre enfin ignore jusqu'au terme de sikio : les deux pierres polies figurant dans son jeu représentent l'une son grand-père paternel, l'autre sa grand'mère maternelle ; tous deux, devins de leur vivant, dictent à leur petit-fils les réponses aux questions posées. Déjà sensibles dans le fait que, pour être « bonne » et s'interpréter favorablement, une figure doit se lire de droite à gauche, c'est-à-dire dans le sens de l'écriture arabe, l'origine de la divination par les cailloux se trouve confirmée par la présence du terme sikio, où l'on reconnaît encore le chikl (signe, figure) arabe. Un procédé analogue d'interrogation du sort est signalé par Marty chez les Foulah islamisés du Fouta Djallon 8.
Fig. 6. « la santé ». Réponse favorable, les cailloux se sont disposés à partir de la droite du devin
Fig. 7 « la mort». La figure s'est formée à partir de la gauche du devin.
Dernier mode de divination connu des Kissi comme de leurs voisins du Liberia 9, l'inscription de dessins dans la cendre ou dans la poussière (putã, « les cendres ») ; il procéderait lui aussi de la géomancie musulmane. Sur un plateau en bois comparable à une tablette du Coran, ou à même le sol, le devin répand une mince couche de cendres ou de fine poussière, sortie d'un sac où il la conserve à cet effet. Après s'être recueilli, parfois avoir fait résonner quelques instants les cordes de sa harpe fourchue, töa, il trace dans cette poussière, du bout de l'index droit, diverses figures.
Pour autant qu'il nous sembla, chaque devin, dans ce procédé comme dans celui de la divination par les cailloux, aurait son système propre, élaboré à son usage personnel. Ainsi notre ami Fode Toluno, de Guéckédou, commençait toujours par tracer dans la poussière une croix de Saint-André : la réponse était favorable lorsque le consultant « sortait à droite » (si la branche de la croix dessinée la première partait de la droite du devin) le malade en ce cas n'avait rien caché, son cur était « bon », il guérirait ; réponse négative si le consultant « sortait à gauche », si la figure se dessinait à partir de la gauche (fig. 10).
A Koronkoma, dans le canton de Kurumandu, cercle de Kissidougou, une femme pratiquait la divination dans les cendres depuis la mort de sa mère, qui n'avait elle-même commencé l'exercice de sa profession qu'après la mort de sa propre mère. De son vivant, la femme-devin ne confie rien à sa fille ; mais celle-ci, dans les nuits qui suivent le décès de sa mère, est visitée par la morte qui vient lui enseigner les signes et leur interprétation. Sous nos yeux, Hawa Bokono dessina dans la poussière des figures compliquées où, après un effort, nous retrouvions un souvenir des signes de la géomancie musulmane. Hawa commençait toujours par tracer dans la poussière, de droite à gauche, quatre lignes horizontales ondulées ; pour un observateur étranger, deux traits verticaux de plus, sur les côtés, auraient évoqué les signes-mères des devins musulmans. Mais le premier tracé disparaissait bientôt, effacé sous des cercles ou diverses lignes, sans tenir compte des cadres fixés par les premières lignes transverses. Hawa ne put malheureusement donner que des explications confuses des figures délicates auxquelles elle parvenait. Nous reproduisons ci-dessous le dessin pour lequel nous obtînmes les renseignements les moins vagues; l'on voit au moins que les signes musulmans, tout arithmétiques, ont disparu, laissant place à des figurations beaucoup plus proches de la pictographie (fig. 11).
Le devin, pour les Kissi, se nomme le wanayawa (wana, homme ; yawa, cuisinier, gâte-sauces, charlatan). Sa position dans la société varie beaucoup selon les individus : certains, pratiquant la seule divination, vont de village en village ; guère connus, on les estime peu. D'autres n'interrogent le sort que de manière occasionnelle et continuent de cultiver leurs champs, vivant du grain qu'ils moissonnent. Un wanayawa n'est jugé vraiment « fort », kara, que s'il joint à cette qualité celle de chasseur de sorciers, de wulumo ; et chacun sait que le wulumo ne peut acquérir sa science qu'en se faisant d'abord sorcier mangeur d'âmes, buveur de sang, kuino. C'est en cette triple qualité : sorcier, chasseur de sorciers, devin, qu'un wanayawa est respecté.
Le devin est souvent un jumeau, ou un enfant dont la naissance a suivi celle de jumeaux. Il se nommera dans le premier cas Fasali ou Fode ; Yomba dans le second. jumeaux, enfants nés après des jumeaux, les uns comme les autres sont réputés possesseurs de kö'karu, litt. coeur dur, en fait intelligence supérieure comportant un don de seconde vue plus ou moins développé. Pas de caste de devins (la société kissi ignore les castes) ; néanmoins la profession se transmet assez régulièrement à l'intérieur de la famille, de père en fils ou de mère en fille c'est le cas de Hawa Bokono, la femme-devin ; parfois aussi, en l'absence de fils, la charge passe de l'oncle au neveu utérin. Il y a donc une certaine prédisposition : jumeau ou comptant un devin dans ses ascendants lorsque les deux qualités ne se combinent pas le futur praticien est marqué plus ou moins fortement dès son enfance ; toutefois il n'exercera qu'après une révélation lui venant des morts. Cette révélation aura lieu un temps plus ou moins long après le décès du prédécesseur : père, grand-père ou oncle, le défunt apparaît en rêve à l'intéressé, lui donne l'ordre de pratiquer désormais la divination; il peut aussi mais pas forcément lui indiquer la manière de procéder et d'interpréter ses figures. Dans le cas de jumeaux, c'est de son frère mort que le survivant, souvent, recevra la visite. Il arrive également qu'au lieu d'un rêve, le jeune homme tombe dans un état de mort apparente pendant lequel il rend visite à ses ancêtres. Parfois enfin, il erre en état second dans la brousse. Quelle que soit la nature exacte de l'expérience, il y a donc régulièrement, à un moment qui coïncide en général avec l'adolescence, contact avec les morts ; souvent, transport dans l'au-delà. La révélation reste liée chez ceux qui l'ont connue, à une atmosphère de contrainte : la plupart des devins interrogés sur les conditions dans lesquelles ils ont été amenés à pratiquer, mentionnent qu'ayant négligé l'avertissement d'un premier rêve, ils ont vu ce rêve, répété jusqu'à l'obsession, s'accompagner d'une série de malchances dans la vie quotidienne. L'imprudent qui s'obstine tombe malade, devient fou; dans la croyance générale, un refus persistant amènerait une mort rapide. C'est à Kenema Yombu, canton de Wende, dans l'extrême-sud du pays kissi, qu'un devin, lui-même fils et petit-fils de devin, nous rapporta en termes très simples l'expérience qu'il avait vécue. A la mort de son père, Tamba Milimuno, bien que visité durant son sommeil, ne voulut pas exercer la profession de ses ancêtres. Son refus alla jusqu'à la fuite : il quitta son village, puis son pays. Rien n'y fit : pourchassé, toujours errant, il parvint à Ouagadougou. Là, il « devint fou », selon ses propres termes. Un devin mossi qu'il interrogea dans un moment de lucidité lui conseilla de rentrer chez lui et de se soumettre aux ordres reçus : on n'échappe pas à la volonté des morts. Tamba se résigna. Revenu dans son pays, les membres de sa famille, jadis devins : père, grand-père paternel, grand'mère maternelle, vinrent le trouver une nuit, lui attachèrent les poignets et l'emmenèrent, nu, près du point d'eau sacré, pye sola. Là, tous entrèrent dans l'eau et gagnèrent le tye pöm, le village des morts, que Tamba nous décrivit « plus beau que Kenema » (son village), plus peuplé, avec de grandes maisons bien disposées, des troupeaux nombreux. Lui-même, guidé par les siens, entra dans la maison familale, où ses pères commencèrent à lui enseigner la divination. Le même rêve se répéta plusieurs nuits ; l'instruction se poursuivit jusqu'à ce que le néophyte eut bien compris les deux figures qu'il assurait seules connaître et leur interprétation (la vie, la mort). Ses ancêtres donnèrent encore à Tamba un médicament, nyuruwã, ou plutôt la formule nécessaire pour préparer ce médicament dont il lui suffit de verser quelques gouttes sur ses paupières pour se trouver transporté au village des morts; la même potion lui permet de soigner les bébés malades du fait d'un sorcier. Tamba ne nous livra pas la formule de son nyuruwã, de crainte de succomber aussitôt. Avant lui, son frère aîné voulant, lui aussi, échapper à cette emprise des ancêtres et à la profession de devin, avait émigré en Sierra-Leone ; à s'entêter dans son refus, il était devenu fou et l'on avait bientôt appris sa mort.
Un devin doit respecter certains interdits dont l'observance souligne sa situation en marge de la communauté : il ne boit pas de vin de palme, ne touche à aucun alcool; ne mange pas de mil. S'il enfreignait ces défenses, le don de seconde vue lui serait retiré, « il ne verrait plus les sorciers ». Par une confusion avec l'interdit du lignage, un devin ajoutait qu'un wanayawa qui goûterait d'une boisson fermentée « aurait la gale ».
Il est rare, dans la pratique, qu'un wanayawa se borne à deviner. Presque tous, tel Tamba, connaissent quelques remèdes et soignent une clientèle plus ou moins nombreuse à l'aide de décoctions de feuilles ou d'écorces. Le nom des plantes, les maux qu'elles soignent, leur mode d'emploi, peuvent avoir été indiqués en rêve, comme le procédé de divination et en même temps. Parfois, ces notions font l'objet d'un véritable enseignement que le futur wanayawa, désigné mais ne sachant comment exercer, va demander à un maître. Celui-ci pose ses conditions, fixe un prix : pendant plusieurs mois, ou plusieurs années, l'apprenti vivra à ses côtés, le servant comme un domestique, apprenant en échange les secrets de son art.
Durant nos deux séjours dans la région, nous entretînmes des rapports suivis avec le wanayawa Fasali Keita, de Korodu, canton de Farmaya ; nous lui devons d'utiles renseignements. Toutefois son caractère jovial, les ruses naïves auxquelles il recourait pour gonfler son importance, ne nous firent jamais prendre au sérieux ce personnage pittoresque qui, avec sa robe bleue tombant aux chevilles, son bâton de pèlerin et la grande chaîne en cauris qu'il ne quittait jamais, évoquait vaguement pour notre fantaisie l'ombre de Nostradamus. Maître du komo 11, à ce titre gardien du masque dont les sorties nocturnes doivent effrayer les femmes, gardien, également, de la plupart des lieux de culte dans son village, sa position exacte n'en restait pas moins équivoque : en dépit de ses fonctions multiples et des connaissances auxquelles il prétendait, Fasali ne semblait pas très redouté, moins médecin peut-être que charlatan dont le rapprochaient sa loquacité, un certain manque de dignité dans les manières et une vénalité par trop évidente. A la différence de la plupart de ses confrères, Fasali n'aurait pas connu de révélation, n'aurait jamais, de son aveu, visité le pays des morts. Toutefois, sa naissance (le nom indique qu'il s'agit d'un jumeau) le désignait à la profession qu'il exerce aujourd'hui. Vers 14 ou 15 ans, l'enfant ayant été victime d'un maléfice, d'un körötöo, avait vu son bras enfler subitement. Ses parents le firent soigner par un wanayawa nommé Hamoru Mara, de Saddu, canton de Yombiro (pays lélé). Ayant guéri le petit malade, Hamoru proposa au père de le prendre en apprentissage. Il demandait en échange
Marché conclu, le jeune homme suivit Hamoru dans le village de ce dernier. Là, les premières feuilles que son maître lui apprit à reconnaître furent, comme l'on pouvait s'y attendre, celles dont un devin se frotte tout le corps avant une expédition en brousse pour se rendre invulnérable aux attaques des sorciers. Hamoru montra ensuite, plante après plante, tous ses « remèdes » à Fasali, lui enseigna les maux que chaque espèce guérissait et leur thérapeutique. Fasali connaît les bornes de son savoir et ne traite pas indifféremment tous les malades ; il se refuse, notamment, à réduire les fractures, à, soigner les femmes stériles ou les sommeilleux. Hamoru enseigna encore à son élève la divination dans la poussière. L'apprentissage dura trois années ou six, l'intéressé avance un chiffre ou l'autre sous l'inspiration du moment au bout desquelles Fasali revint s'installer dans son village natal. En quittant son maître, le nouveau wanayawa lui laissa un costume complet : pantalon long, grand boubou, bonnet, ainsi qu'une somme d'argent (« 100 fr. »). La séparation ne fut d'ailleurs que temporaire, Hamoru vint bientôt rendre à son élève une visite qui se prolongea : ses enfants étaient tous morts, rien ne le retenait plus chez lui que lui-même ait ou non jugé l'éloignement préférable, il finit par s'installer complètement à Korodu où il ne tarda pas à succomber. Fasali, désirant garder son maître près de lui, enterra sous sa véranda le cadavre que les parents du mort ne réclamèrent pas mais peut-être avait-on négligé de les informer du décès. La mort n'a pas rompu tout contact entre le maître et le disciple : chaque mois, ce dernier offre au défunt une moitié de cola, dont lui-même croque l'autre moitié. Dans les cas graves, Fasali recourt à son maître qu'il interroge au moyen des colas (une noix ouverte, si les deux moitiés jetées sur le sol tombent du même côté, réponse positive ; réponse négative si une moitié tombe face et l'autre pile).
Sur notre demande, Fasali apporta complaisamment plusieurs échantillons de ses remèdes, en indiquant les maux que chacun soignait. Il nomme ses médicaments tantôt nyuruwã, tantôt kowã, avec une préférence pour ce dernier terme, toujours plus impressionnant 12. Bien entendu, il n'entreprend aucun traitement avant une séance de divination où il demande « si le malade a bon cur », « s'il guérira », etc... La consultation se paie un prix variable : à la fois médecin et apothicaire, Fasali, pour 2 ou 5 fr., indique et aussi fournit le remède approprié.
Au malade qui se plaint de ne plus pouvoir manger et dont le ventre a gonflé, il ordonnera une potion à base de feuilles de colatier, cueillies bien vertes en forêt, qu'il a cuites sous la cendre, puis mélangées d'huile de palme et de sel ; la potion doit être prise matin et soir, à raison de quelques gorgées. Le mal sera dû à l'absorption d'un mélange d'aliments : riz, patates ou manioc, alors qu'il est recommandé de ne prendre au cours d'un repas qu'un seul féculent ; peut-être aussi le malade sera passé près d'un tourbillon de poussière, d'un « vent de niñia » (niña, gyina, le djinn arabe). Si aucune amélioration n'est apparue au bout d'une semaine, Fasali essaye des feuilles de palekèwo (litt. « soleil du serpent ») à prendre en inhalation (yuröndo). Que le mal persiste, il administre en dernier ressort de l'écorce de bakèo (variété d'épineux) râpée, séchée au soleil et que le patient avalera en infusion. En l'absence d'un mieux sensible, Fasali juge prudent d'abandonner le malade : on pourrait dire que ses remèdes ont fait obstacle à la guérison.
Il soigne les rhumes de cerveau avec une tisane d'écorce de pöo (Rubiacée, Mytragina ciliata) ; les quintes de toux avec une infusion de fruits de börö. Toujours en infusion, l'écorce réduite en poudre du même arbre, börö, prise pendant cinq ou six jours, calmera la coqueluche, kèrekèro, sans toutefois guérir complètement l'enfant malade (l'écorce doit être prélevée sur l'arbre « du levant au couchant », de l'est à l'ouest).
Les feuilles de susuo séchées, pilées, mélangées à de l'huile de palme, les feuilles de pundule pl. punduo, liane), traitées de la même manière, seront employées en frictions contre les rhumatismes, fréquents dans ce climat humide ; et aussi contre les douleurs d'articulations consécutives à un accès de fièvre. On attribue le plus souvent ce malaise temporaire au fait que le patient sera passé par mégarde sur un emplacement où un sorcier, kuino, avait traité son sambiö, son talisman néfaste. En cas d'insuccès avec les feuilles de pundule, on ordonnera pendant trois ou quatre jours un régime comportant uniquement des feuilles de bèndo ou de l'écorce pilée de ballo (Parinari excelsa, rosacée) mélangées à du riz assaisonné au sel et à l'huile de palme, mais sans sauce ; une telle nourriture est jugée revigorante.
Une potion à base d'écorce de yomole, râpée et versée dans de l'huile de palme, sera donnée contre la rétention d'urine ; le malade boira quelques gorgées du médicament matin et soir pendant cinq jours.
Enfin les douleurs provoquées par l'absorption dans le riz d'un poison à base d'écorce de köndo (le tali bambara) et de fiel de caïman seront combattues par une infusion de nirakètã prise à jeun le matin, sans absorption d'aucun aliment jusqu'au soir.
Cette liste n'entend pas épuiser les connaissances de Fasali : la bonne volonté du meilleur informateur a ses limites qu'il convient de respecter. Encore chaque wanayawa possède-t-il ses remèdes dont il ne confiera pas le secret ; nous-mêmes n'étant pas botaniste ne pouvions songer à une enquête sur la pharmacopée. L'énumération qui précède et que nous reproduisons à seul titre d'illustration montre néanmoins un choix des remèdes basé sur l'observation de signes cliniques constants : n'importe quelle indication ne correspond pas à n'importe quel trouble organique. La collecte des plantes implique des notions botaniques dont l'acquisition peut demander plusieurs années d'étude. On notera enfin la diversité des traitements : tisanes à base d'écorces ou d'herbes, inhalations, frictions ; jeûne total ou abstention de certains aliments pendant quelques jours, les éléments se trouvent réunis d'une thérapeutique dont nous souhaitons qu'un spécialiste entreprenne un jour l'étude.
Notes
1. Sur les procédés de divination en usage dans le nord du Liberia, cf. G. Schwab, op. cit., pp. 404 et suiv.
2. Cf. plus haut, chap. IX : Mort et funérailles, p. 126, n. 2.
3. Cap. Gamory-Dubourdeau, Notice.... p. 298. Une fois seulement, nous vîmes un devin kissi (Saila Keita, de Kongola, Farmaya), pour deviner, poser dans sa sébille quatre cailloux et une corne-amulette (cf. Pl. XI, c).
4. Cap. Gamory-Dubourdeau, ibid., p. 297.
5. Ch. Monteil, Les Bambara de Segou et dit Kaarta. Paris, 19-24, P. 136.
6. Musée de l'Homme, objets nos. 37.51.31, 32, 33, 34, 35 (Banda et Nzakara) ; E. E. Evans Pritchard, Witchcraft, Oracles and Magic among the Azande. Oxford, 1937. Chez les Logbara de l'Ouganda septentrional, le devin promène un anneau en corde (ou en herbes, ou en peau) le long d'un bâtonnet ou d'une tige de graminée, atzife ; l'anneau s'immobilise à l'énoncé du nom du coupable Fr. Egidio F. S., C. Ramponi, Religion & Divination of the Logbara tribe of North Uganda, in Anthropos. XXXII, 1937, p. 850).
7. Annales du Musée du Congo. D. Ethnographie et anthropologie, série III. Notes analytiques sur les collections ethnographiques du Musée du Congo, t. I, fasc. I, La Religion (Bruxelles, 1902-06), p. 305.
8. P. Marty, L'Islam en Guinée (Paris, 1921), p. 464. On sait que dans une autre direction, chikl a donné sikl, terme désignant la géomancie chez les Malgaches. La divination par les cailloux, ou par les graines, est signalée dans toute l'Afrique orientale. Un voyageur la décrit chez les Ouaschimba du nord du Tanganyika : « ... après avoir étendu par terre une peau de chat sauvage, il renversa dans une corne des graines de différentes couleurs qu'il disposa ensuite symétriquement sur la peau. De la combinaison de ces graines qui tombaient au hasard entre ses doigts, il tira son horoscope... » (Ach. Raffray, Voyage en Abyssinie, à Zanzibar et au pays des Ouanika, in Bull. de la Sté de Géographie., 6e série, X (1875), p. 308).
9. G. Schwab, op. cit., p. 404.
10. Un jour aussi, nous vîmes une femme, devinant dans la cendre, s'interrompre dans ses dessins pour jouer quelques instants d'un hochet-sonnaille, sèo. A Dakadu Milimu, dans le sud du canton de Kurumandu, le devin, jouant de la harpe fourchue, était assisté d'un joueur de sèo, instrument en principe réservé aux femmes (cf. A. Schaeffner, Les Kissi, op. cit.).
11. Sur Fasali et le komo, cf. A. Schaeffner, Les rites de circoncision en pays kissi.
12. Sur höwã et nyuruwã, amulettes maléfiques et « médicaments », voir plus haut, p. 180.
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