Paris. Librairie Plon. 1954, 1970. 324 p.
Dans les discours qui s'adressent à une large audience dans ceux-là seuls les Kissi évoquent parfois la volonté d'un personnage tout-puissant, Hala, Dieu du ciel où il réside et avec lequel il arrive qu'il se confonde : Hala tala, Hala « calebasse », désigne la voûte céleste, le ciel infini. Le même terme peut indiquer les lourds nuages noirs qui annoncent la tornade : Hala elia ; la pluie : Hala siia. Détail enfin, mais qui a son importance, Hala a été le surnom d'un administrateur dont l'exécution des ordres ne souffrait aucun retard, sa colère, telle la pluie, s'abattant sur tous indistinctement.
Dieu du ciel, dieu de l'atmosphère, dispensateur de la pluie source de toute vie, Hala est cependant si lointain qu'il demeure inaccessible, totalement étranger aux hommes, à leurs soucis, à leurs joies, à leurs craintes, à leurs désirs. On le dit bon, sans jamais songer à invoquer son secours contre les maléfices des sorciers. Omniscient, partout présent, Hala, sourd à l'appel des hommes, n'entend que les prières des seuls ancêtres, comme ces derniers eux-mêmes n'écoutent qu'une voix, celle de leur descendant le plus âgé. Alors que s'assurer la bienveillance, à tout le moins la neutralité, des ancêtres apparaît d'une importance vitale ; comme aussi d'apaiser la faim des mauvais morts ou des divers génies habitant le sol, les bois, les cours d'eau ; alors qu'un même penchant incline tous les Kissi à multiplier lieux et rites de culte, Hala, lui, ne connaît aucun prêtre, aucun autel, aucune offrande. L'hommage qui lui est rendu demeure tout verbal, sans jamais répondre (au moins en apparence) à un sentiment profond.
Cette croyance purement formelle en un Dieu créateur que l'on dit, sans grande conviction, bienveillant mais dont l'inébranlable surdité ne laisse espérer nul secours, paraît commune à plusieurs sociétés de la forêt guinéenne voisines des Kissi. Leur dieu se nomme Yala (Kpelle), Ygala ou Ngala (Gbanda), Gala (Gbunde et Loma), Wala vo ou Go (Mano) 1. On écarte difficilement la pensée d'une influence musulmane la forme Hala maleka est d'ailleurs fréquente devant ce Dieu si parfaitement étranger aux préoccupations d'individus qui le mentionnent avec componction à propos d'événements quelconques, mais, dans un moment de crise, l'ignorent.
Mãndu ou wasyo selon les régions (les deux pouvant d'ailleurs coexister), nous avons vu l'autel du lignage, tombes des ancêtres ou pierres prises sur ces tombes, toujours situé sur la place du village, entre les maisons des vivants. Ainsi les pères demeurent présents, assistent aux discussions de chaque soir et sont informés de tous les événements qui peuvent modifier la vie de leurs enfants. Ce n'est pas, il s'en faut, le seul autel familial. Presque chaque lignage kissi possède un luande sola isolé dans un lieu inculte de la savane ou en un coin de la forêt où la végétation plus dense fait régner une continuelle pénombre.
Luande sola, litt. lieu où l'on parle, où l'on prie, le terme désignera tantôt un gros rocher dont la masse domine le groupe des fidèles; tantôt un arbre au tronc énorme, fromager ou kapokier une anfractuosité entre deux côtes abrite alors les offrandes, parfois même un ou deux colatiers nés des fruits déposés là jadis. Le luande sola peut encore être une racine démesurée, coupant le sentier pour former une sorte de mur à hauteur d'appui. En fait, partout où se trouve près d'une agglomération un lieu particulièrement remarquable, caprice de la Nature ou point de vue qu'un étranger spontanément (et les indigènes avec lui) juge beau chutes d'une rivière, plateau dominant les alentours, confluent de deux cours d'eau ou groupe de rochers aux formes bizarres presque sûrement l'on trouvera un autel où des offrandes sont apportées à dates fixes. Des marmites en fonte ou des poteries renversées, une bouilloire au fond crevé, des flacons vides, un lambeau d'étoffe pendu à une branche (sara, amulette, protection), quelques tiges de fer torsadées aux extrémités aplaties, anciennes monnaies, trois pierres calcinées formant foyer pour cuire le riz et les poulets des sacrifices tel apparaît le matériel à peu près identique de tous ces lieux de culte. Il est strictement interdit d'abattre aucun arbre, de couper aucune herbe, aux alentours immédiats de l'autel, qui se présente donc d'abord comme le support d'un culte de la végétation. A la fois dîme et hommage, les offrandes déposées avant les semailles doivent, en aidant la croissance du grain, assurer la nourriture et par elle la santé, la vie, des fidèles; ceux-ci, quelques mois plus tard, apporteront ici les prémices de la moisson. Toutefois, ce culte agraire demeure inséparable du culte familial, véritable foyer de toute la vie sociale : les nourritures offertes sur le luande sola sont explicitement destinées aux ancêtres, ce sont eux qu'invoquent les prières (solu) formulées au nom du lignage par son doyen, qui appelle successivement chaque bimba, chaque « grand-père » par son nom, pour demander inlassablement la pluie, le grain, des épouses, des enfants...
Partout, le luande sola est un legs de l'ancêtre fondateur du lignage, ou du fils de ce premier ancêtre. Rarement toutefois l'on recueille une tradition plus développée. Une ou deux fois seulement, le gardien du heu (le doyen) expliqua vaguement que l'aïeul errait longuement, toujours seul, sur la colline ou dans la brousse avoisinante ; sur son lit de mort, il avait ordonné à ses enfants d'apporter désormais des offrandes en ce lieu : l'hommage qu'ils déposeraient là, en perpétuant le souvenir de leur ancêtre, s'adresserait à la montagne entière.
Parfois aussi, le luande sola se situe en bordure d'un cours d'eau ou d'un creux de terrain où stagne toujours un fond de boue. Au dire du gardien, l'ancêtre venait ici chaque matin, seul. Il plongeait au fond de l'eau, remontait à la surface, se séchait dans la clairière voisine, puis revenait au village, le tout sans dire un mot : il ne devait voir personne, nul ne pouvait lui adresser la parole avant son retour au logis, où il réunissait ses proches et leur transmettait les instructions reçues au cours de son bain quotidien. Ce thème très général complète le mythe recueilli ailleurs, de l'ancêtre qui ne meurt pas sous les yeux des siens, mais pose une natte à la surface d'une rivière, s'enfonce et disparaît pour gagner le tye pöm, le village des morts, que la croyance populaire place très souvent au fond des eaux 2.
Dans le sud du canton de Kurumandu, non loin de Tongi où l'on nous montra, séjour des ancêtres, la vaste poche que forme le cours d'eau mordant sur une rive, le lignage Bongono habitant le village de Kweme possède un luande sola, dit aussi luande bimba, luande du grand-père : sur un plateau dénudé d'où la vue s'étend sur tout le pays environnant, une paillote abrite un cairn, fait de lourdes dalles dressées les unes contre les autres. La légende rattache ce cairn au souvenir de Gbosi Bongono, l'ancêtre à la sixième génération, père du fondateur du village et « frère » de l'ancêtre de Tongi, Sindu Bongono (ce dernier disparu au fond des eaux). Parvenu à un âge avancé, Gbosi serait venu en ce lieu, suivi de tous ses enfants portant ses couvertures et ses vêtements :
J'ai assez vécu, leur dit-il, couvrez-moi de ces pierres. Quand plus tard vous voudrez me rendre hommage, c'est ici que vous déposerez vos offrandes.
Les fils obéirent, entassèrent sur le vieillard d'abord couvertures et vêtements, puis les énormes dalles que l'on voit aujourd'hui. Rentrés au village, ils célébrèrent le lendemain le sara wan'wilèyo, la fête de levée du deuil : le geste du vieillard, en soustrayant son cadavre aux yeux des vivants, l'avait en un moment élevé au rang d'ancêtre puissant. Les serments prêtés sur ce luande selon un usage assez général (voir plus bas), sont tenus pour particulièrement graves : le parjure, en s'exposant à la vindicte de l'ancêtre, encourt une mort quasi certaine.
A deux reprises (la deuxième fois dans le canton de Farmaya), nous observâmes ce voisinage de deux endroits sacrés : cours d'eau, colline ; les ancêtres fondateurs des cultes complémentaires, frères dans le Kurumandu, étaient dans le Farmaya père et fils. En cas de malheur général, sécheresse, épidémie, incendie..., des offrandes sont portées en l'un ou l'autre de ces lieux suivant la décision des vieillards ou du chef de canton. La cérémonie groupe les descendants des deux ancêtres, hommes seulement, les femmes n'étant pas admises en principe a l'hommage rendu en ces lieux (dans les cas très rares où certaines femmes peuvent assister à des offrandes au mãndu ou au luande sola, elles se tiennent à l'écart ; ce ne sont jamais que des femmes âgées, ayant passé la ménopause).
Le luande sola porte souvent un nom particulier, qui peut être le nom du lignage intéressé : luande Lea, luande du lignage Leno (pl. Lea) ; luande Tengia, luande du lignage Tengano (pl. Tengia) ; le nom d'un ancêtre du fondateur : luande Koloso, luande Yoma ; ou un nom composé: Kongo ule, la brousse rouge; luande o kondu bendu, luande du grand tali (Erythrophlaeum guineensis).
Enfin, le luande sola d'un lignage important sera assez généralement flanqué d'un autre plus modeste, autel des griots qui chantaient la louange des ancêtres et auxquels on offre le reste des nourritures apportées là, comme on les servait, vivants, après leur chef.
La garde du luande sola appartient régulièrement au descendant vivant le plus âgé de l'aïeul fondateur; ce gardien ne porte pas de nom particulier, il est l'« homme qui parle aux ancêtres », wana sola foya ; le même doyen du lignage se trouve donc généralement à la fois gardien du mãndu, des tombes ancestrales, et gardien du luande sola. Au premier abord, ces deux autels paraissent souvent faire double emploi dans la pensée indigène, une même prière, une même offrande pouvant être portée indifféremment, semble-t-il, sur l'un ou l'autre de ces lieux. Toutefois, alors que seuls peuvent s'adresser au mãndu, tombes ou substituts des tombes, les descendants des hommes enterrés là, il arrive que le culte célébré au luande sola dépasse le lignage pour être observé par tous les habitants du village sans distinction d'origine ; certains luande protègent même, avec le lignage du chef, le canton entier.
Des offrandes sont portées sur les tombes des ancêtres, puis au « lieu des prières », au luande sola, à dates à peu près fixes. Avant le début des travaux agricoles : défrichement, labour à la houe des rizières, on vient prévenir les ancêtres en demandant que la pluie tombe assez abondante, que le grain pousse normalement; on promet des nourritures si la prière est entendue (riz, poulets, colas) :
« Bimba fölanda, Bamba, Usakèse, Kalagba, a la tye kurye mi malo söra mi kulle sora mi tua söra mi wakèndyani,
« Grands-pères de jadis, Bamba, Usakese, Kalagba..., voici votre nourriture, faites que notre riz pousse, que nos colas poussent, que nos enfants soient nombreux ; donnez-nous la santé ».
On ajoute parfois : « Éloignez les sorciers ».
Les semailles finies, on apportera sur les deux autels les dernières semences ; le grain pilé est pétri en boules, dont deux ou trois sont déposées auprès des pierres du culte : « le grain est semé, voici vos nourritures ». Le reste de la farine est cuit, la bouillie consommée sur place par les intéressés, par tous les hommes du lignage. Quelques mois plus tard, au moment de la moisson, les premiers grains recueillis seront pilés, la farine préparée en boules, une nouvelle offrande sera portée solennellement au mãndu d'abord, puis au luande sola : les ancêtres doivent être les premiers à consommer le grain nouveau.
Un même nom : kurye, kulye, désigne la double offrande de riz, avant les semailles, après la moisson.
Les ancêtres sont informés des naissances survenues dans le lignage. Le nouveau-né est amené au mãndu, parfois au luande sola, présenté solennellement à ses aïeux, comme on le présente au doyen qui l'admet parmi les membres du lignage et lui impose son nom.
Des offrandes occasionnelles peuvent encore être faites en cours d'année par un individu isolé : qu'un aïeul apparaisse en rêve, se plaigne, exige des nourritures ou un vêtement, le descendant ainsi visité déposera sur l'autel indiqué une boule de farine de riz ou une poignée de coton brut. Sur le conseil du devin, un malade peut venir implorer des ancêtres sa guérison (la maladie est presque toujours tenue pour la punition d'une faute ou d'une négligence, à l'égard des aïeux) ; une femme stérile, ou son mari, demande un enfant ; une mère sollicitera le retour du fils absent dont elle est sans nouvelles depuis longtemps. Dans tous ces cas, la prière s'accompagne d'une légère offrande, avec promesse d'un cadeau plus important si la demande est exaucée. De l'individu qui prononce un tel vu, comme du demandeur qui sollicite un prêt afin de se libérer d'une obligation antérieure, on dit qu'il veut « couper la corde », yulen tyuro.
Enfin le luande sola parfois, le mãndu toujours, est un tumbye, l'autel sur lequel on prête serment. Si la justice humaine connaît des bornes, les ancêtres, eux, apparaissent tout-puissants : l'audacieux qui enfreint la coutume brave leur courroux; il sera infailliblement châtié, tombera du haut d'un palmier, aura la fièvre, peut-être deviendra fou ou sera foudroyé. L'individu lésé, qui ne peut obtenir des vivants restitution ou compensation, se tournera donc vers les ancêtres auxquels il expose son grief en demandant la punition du coupable: parjure, voleur ou séducteur. Informé de la menace qui pèse sur lui et voulant l'écarter, ce dernier, pour « guérir », viendra trouver le gardien du lieu de culte, reconnaîtra publiquement sa faute, demandera un pardon qui ne dépend plus des vivants. Le gardien le lave avec une eau lustrale et adresse une courte invocation aux ancêtres :
Grands-pères, Un Tel reconnaît sa faute, il implore son pardon. Guérissez-le avec cette eau qui est la santé .
Rétabli, le malade apportera un poulet sur l'autel en remerciement.
Il arrive enfin dans le nord du pays qu'au mãndu et au luande sola s'ajoute comme troisième autel du lignage un arbre de la forêt, un lèngo 3, tenu, lui aussi, pour un héritage de l'ancêtre fondateur ou de son successeur immédiat. Les offrandes habituelles : dernières semences, premiers épis sont alors déposées par le doyen au pied de l'arbre sacré, qui porte le nom de ses fidèles : lèngo Lea, lèngo du lignage Leno ; lèngo Tengia, lèngo du lignage Tèngano. Parfois aussi, le lèngo protégera à l'intérieur du lignage un groupe plus restreint, dont le chef aura éprouvé le besoin de répéter pour son compte le geste du premier ancêtre, afin de posséder un autel où, en son nom propre, il dépose des offrandes destinées à son seul père. Après la mort de l'initiateur du culte, qui sera peut-être enterré au pied de l'arbre, ses descendants lui rendront hommage en ce lieu. Ainsi voit-on le nombre des autels croître avec les générations et avec l'extension du lignage. Ce nombre ne s'augmente pas toutefois indéfiniment car le mouvement inverse s'observe aussi : après la mort d'un homme qui disparaît sans laisser d'enfant ou dont la descendance s'éteint rapidement, son souvenir s'efface et son lèngo éventuel est bientôt abandonné. Seul subsistera le culte du groupe plus large, du lignage. L'usage du lèngo comme autel paraît assez nettement circonscrit : nous n'avons rencontré aucun lieu sacré, aucun arbre ni pierre de ce nom, au sud des monts Kissi.
Lors même qu'elles assistent à l'offre de nourritures sur le mãndu ou sur le luande sola des ancêtres, les femmes n'y participent pas : comment le pourraient-elles alors que, jeunes filles, elles sont appelées à quitter presque aussitôt le lignage de leurs pères; que, femmes mariées, les ancêtres du mari les ignorent ?
Symétriques des autels masculins, on rencontre néanmoins dans chaque village des autels de cultes spécifiquement féminins ; mais les origines multiples des épouses font que, si le village possède toujours autant de mãndu qu'il compte de lignages et parfois plusieurs luande sola, on n'y trouve jamais qu'un seul sayo mama ou dünyõ, qu'une seule dala sola où les femmes confondues, depuis les excisées récentes jusqu'à la plus vieille, apportent toutes ensemble leurs offrandes. Le sayo mama, la « tombe de la grand'mère », correspond au wasyo, tombeau des ancêtres. Au dünyo comme au mãndu (dünyõ, ailleurs misyo, de deux noms de femmes), on ajoute à chaque levée du deuil une pierre prise sur la tombe de la morte ; l'autel est le plus souvent dans une clairière, ou sous un arbre en bordure du village. Enfin la dala sola, ailleurs pye sola, pye kola, est la mare, dala, ou le ruisseau, pye, « où l'on prie » ; comme le rocher en forêt ou dans la brousse inculte est le luande sola, le « lieu des prières », masculin. Cette « mare où l'on prie » (on dit aussi parfois simplement luande wanlandua, le « lieu des femmes ») correspond au point d'eau où les femmes viennent matin et soir puiser l'eau nécessaire aux travaux domestiques et à la toilette, ou faire la lessive. Les offrandes sont parfois abandonnées au fil de la rivière, plus souvent déposées au pied d'un arbre, à côté des poteries ayant contenu le riz des cérémonies plus anciennes. Luande sola des hommes, pye sola des femmes, peuvent voisiner ; ils peuvent aussi se situer aux deux directions opposées.
Les autels féminins : tombe ou mare sacrée, sont normalement un héritage, kyeo, de la « première femme », de l'épouse du premier ancêtre fondateur du lignage. Ailleurs, une variante veut que cette « première femme », après sa mort, soit apparue en rêve à sa cadette immédiate, lui demandant d'offrir des nourritures en ce lieu.
Parfois aussi, une femme mariée ménagera une petite auge en argile à l'intérieur de son logis, à gauche de l'entrée (côté de la femme). Là, o ba ni, litt. à côté, sur le côté, elle déposera les offrandes qu'il lui est impossible d'aller porter sur la tombe de sa mère : petite natte, colas, lambeaux de coton, anciennes monnaies... Ailleurs, la même petite auge, que désigne le même nom, sera un legs de la « première femme », de la première épouse du lignage. Ailleurs encore, l'expression désignera la tombe même de cette « première femme », située à l'intérieur d'une case que personne n'habite, pas plus qu'on n'occupe la demeure, aujourd'hui tombeau, du premier ancêtre.
Sur leurs lieux de culte, les femmes, à l'exemple des hommes, offriront le reste des semences, les premiers épis de la moisson nouvelle. En cours d'année, elles demanderont la guérison d'un malade, le retour du fils absent, des enfants pour elles ou pour leurs fils ; elles prêteront serment, exigeront le redressement d'un tort, la punition d'un mari brutal... ; déposeront une offrande sur l'ordre d'une « grand-mère » apparue en rêve. La pêche demeure proscrite dans la portion de rivière correspondant au lieu sacré ; parfois aussi l'interdit se limite aux seuls tua peya, petits poissons ainsi nommés du nom du premier petit mort, tuey pyey o, « l'enfant (inhumé) dans les feuilles »; abandonné sans sépulture dans un coin de la forêt 4.
Frappante au premier abord, la symétrie entre autels masculins et lieux de culte féminins n'est toutefois pas absolue, le principe patrilocal sur lequel repose toute l'organisation sociale entraîne une différence dans l'ordre de préséance. Alors que pour les hommes le premier lieu de culte est toujours la tombe, ou la pierre commémorant les ancêtres, pour les femmes l'autel indispensable, le seul au besoin, reste partout le point d'eau, dala sola ; le culte de la « première femme » n'offrant jamais qu'un reflet affaibli du culte des ancêtres masculins. C'est ainsi que les offrandes générales : dernières semences, premiers épis ne sont portées sur le « rocher où l'on prie », luande sola des hommes, sur la « tombe de la première femme » (dünyõ, o ba ni ... ), que « s'il en reste » après une première station qui a toujours lieu, pour les hommes sur les tombes du lignage, pour les femmes au point d'eau.
Le point d'eau est encore le heu de rites féminins plus secrets. Partout, la femme morte en couches est apportée au bord de la mare ou de la rivière, la doyenne lave le cadavre, ouvre le ventre, en arrache le fruit. A Silakolo, canton de Yalamba, les femmes amènent à leur dala sola celle d'entre elles qui vient d'avorter. En ce lieu où de grosses tortues évoluent paisibles entre deux eaux, la doyenne s'adresse aux « grand-mères de jadis », aux mama folanda : « si cette femme, dit-elle, a avorté parce qu'elle est une sorcière, si son avortement est un premier châtiment, qu'elle meure. Sinon, faites que pareil malheur n'arrive jamais plus ». Une légère offrande est déposée sur la rive : pâte de riz, colas, un poulet, à son défaut un uf (un « poulet muet »). Enfin, rite essentiel, la doyenne lave la malade avec de l'eau puisée au lieu sacré. La femme morte en couches est enterrée un peu plus haut, sur le sentier qui remonte au village, près du cimetière des « premiers morts », o pambae ni. Ailleurs, nous dit-on en grand secret (jamais des faits dont on pense qu'ils scandaliseraient l'enquêteur ne se passent dans le groupe de l'informateur), les deux cadavres de la mère et du foetus sont enfouis dans le lit même du cours d'eau.
Si le point d'eau est à la fois le lieu habituel de réunion des femmes et aussi leur lieu de culte le plus important, il n'y a pas là simple coïncidence : une association d'idées à peine consciente, néanmoins capitale (on la retrouverait aisément en d'autres sociétés africaines) unit dans les esprits la notion d'humidité à celle de vie, de fécondité. Fécondité du sol: pour pouvoir être cultivée sans relâche, la terre noire des bas-fonds doit être piétinée jusqu'à ne plus former qu'un marécage où l'eau affleure, miroite ; par extension, fécondité des femmes dont la tâche normale est d'engendrer. Symétriquement, la chaleur, la sécheresse, traduiront la mort, que ce soit celle des récoltes pour des gens dont toutes les prières demandent la pluie ; celle du gibier dont le corps vidé de sang est « de la viande sèche », wisiyo wisilèyo ; ou la mort d'un homme, un cadavre inquiétant plus lui aussi qu'un homme « sec », wan'wilèyo. Enfin un talisman « sec », koma wisilèya, est un talisman particulièrement dangereux, dont l'effet, mortel peut-être, ne sera détruit qu'en plongeant l'objet dans une décoction de feuilles. Soulignant l'importance de cet élément humide dans les cultes de femmes, des lambeaux d'épuisette, attribut strictement féminin, sont déposés en ex-voto sur presque tous les autels de femmes « pour remercier des poissons pêchés ». Pareille amulette est encore souvent portée en collier par les femmes : lors d'une excision à laquelle nous assistâmes en 1946 à Nongoa, dans le canton de Farmaya, les filles, complètement nues, avaient gardé un fragment de filet au cou comme seule protection.
La situation de la dala sola, au bord d'une rivière ou dans un creux de vallon humide, la végétation plus abondante, l'impression de secret que dégage l'obscurité de la forêt ; les rires aigus des femmes dont on ne distingue les silhouettes qu'au dernier moment, leur silence subit quand elles aperçoivent des étrangers ; aussi les scènes étranges dont le récit vous a été chuchoté en détournant les yeux tout cela fait du point d'eau un endroit mystérieux, au charme un peu trouble, que l'on ne quitte jamais sans effort.
Tombes, ou pierres commémoratives, des grands morts auxquelles peut s'ajouter un rocher sacré, parfois un arbre sacré ; pour les femmes, point d'eau et autel « des grand-mères » toute agglomération, si faible soit-elle, connaît ces lieux de culte : l'hommage rendu aux ancêtres doit, avec l'existence quotidienne de leurs descendants, protéger la « santé » du groupe, assurer sa survie. Ce ne sont pas les seuls autels que l'on rencontre au hasard des courses dans la région. Outre ses tombes et son coin sacré en brousse ou en forêt, presque chaque lignage possède un ou plusieurs lieux, ou objets, de culte, qui perpétuent le souvenir de l'ancêtre fondateur : ce sera ici un bloc de terre vaguement anthropomorphe, plus loin une poterie contenant un liquide aux propriétés magiques, ailleurs une plante près d'un mortier retourné, enfoncé dans le sol... D'un groupe à l'autre, une seule désignation peut couvrir des institutions en apparence divergentes ; un culte répondant aux mêmes besoins peut changer de nom et d'aspect. Cheminant de village en village, l'enquêteur déconcerté recueille des informations qui lui paraissent d'abord sans lien; peu à peu, de leur ensemble, un thème unique se dégage ; un certain temps s'écoulera encore avant qu'une phrase, peut-être banale pour qui la prononce, précise ce thème dont les intéressés ont souvent perdu conscience, absorbés par le seul souci de l'observance minutieuse du rituel.
Notes
1. Cf. G. Schwab, Tribes of the Liberian Hinterland, p. 315 ; et aussi W. D. Westermann, Die Kpelle, pp. 297-299
2. Voir plus haut chap. VI : Totémisme.
3. lèngo lingué bambara, Afzelia africana.
4. Voir plus haut chap. IX : Mort et funérailles.
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