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Ethnographie


Jacques Germain
Administrateur en chef des Affaires d'Outre-Mer (ER)
Guinée. Peuples de la Forêt

Académie des Sciences d'Outre-Mer. Paris. 1984. 380 p.


CHAPITRE X
L'INITIATION

Ce que la puberté est à l'enfant dans le domaine physique, l'Initiation l'est dans le domaine moral, civique et religieux. C'est pourquoi, bien que nous en ayons été tenté, nous n'avons pas inclus l'Initiation dans le chapitre consacré à la société familiale mais l'avons rejeté à la fin de cette seconde partie puisqu'elle intéresse tous les aspects de l'organisation familiale, sociale, politique et religieuse.

C'est même plus qu'un passage d'un stade de la vie à un autre, c'est un véritable changement de personnalité : avant l'initiation, l'enfant, quel que soit son sexe, est considéré comme un incapable, il ne sait pas se conduire, il ne connaît pas la coutume, il n'a aucune part aux secrets de la forêt. En un mot, c'est un aveugle et un sourd incapable de se défendre dans la vie. Par une fiction qui rappelle certaines religions antiques, le non-initié est censé mourir à son ancienne vie pour renaître à une vie d'homme. Ceci est vrai à tel point que l'initié sort nu de la forêt à la fin du stage et qu'il est habillé de neuf. Il reçoit un nouveau nom, on lui présente les membres de sa famille comme s'il ne les avait jamais vus : le symbolisme est intégral.

Le schéma de cette renaissance est le suivant: le non-initié est mangé par le « génie de la forêt » qui va l'enfanter à sa vie nouvelle. Durant la période d'initiation, il est réputé être dans le ventre du génie et comme celui-ci peut avorter, l'initié se trouve en péril de mort. On verra que si la gestation est une fiction, le danger n'en est pas une, loin de là. Puis le génie accouche à la fin du stage et l'initié sortant de son ventre rentre au village faisant partie désormais de la société des hommes.

L'initiation n'est pas permanente, il y a des sessions qui s'ouvrent lorsqu'il y a suffisamment de non-initiés à entrer en forêt. Ces sessions étaient autrefois de sept ans environ. La présence française les avait réduites à deux ou trois ans et, pendant la guerre, elles avaient presque disparu par suite de l'effort de production demandé aux habitants. Avec le retour au temps de paix on avait noté une recrudescence de cette coutume.

Si chez les Toma, les Kpellé, les Kono et les Manon l'initiation présente des traits communs, à quelques particularités locales près, chez les Kissi on note à la fois de profondes différences sous les influences soudanaises destructrices de la civilisation forestière, et des caractères originaux (liaison sculpture sur pierre, initiation).

Il existe chez les Kissi trois formes d'initiation : dans le nord elle porte selon D. Paulme, le même nom pour les filles que pour les garçons (B'rilo) ou Toma-Bendu pour les garçons, selon Y. Person ; dans le sud-est il y a le couple Toma-Sadendo et celui Sôkuno ou Sokoa-Bundo dans le Sud.

Alors que dans le nord, où l'influence malinké est beaucoup plus profonde, l'initiation des garçons est centrée autour de la circoncision et celle des filles autour de l'excision, dans le sud, où la culture forestière est restée plus intacte, l'initiation des garçons comporte les scarifications habituelles aux peuples de la forêt et celle des filles l'excision préalable. L'initiation a lieu entre 12 et 18 ans, elle est de courte durée, quelques semaines dans le nord, et se poursuit pendant plusieurs mois, voire plusieurs années dans le sud et pour les mêmes raisons 102.

Les Kissi, selon Y. Person 103, auraient nommé Toma l'ensemble des différents rites d'Initiation parce que nombre d'entre eux auraient été empruntés à leurs voisins de l'est. Selon l'auteur « de l'avis unanime des informateurs la sculpture sur pierre était étroitement liée à une antique forme d'initiation, aujourd'hui disparue : le Toma Dugba ».

Bien que Kissi cette Initiation porterait donc le nom de Toma. De même que dans le nord et l'ouest, bien qu'il s'agisse d'une adaptation locale de la circoncision soudanaise, l'initiation porterait le nom de Toma Bendu (le grand Toma).

Le Toma Dugba aurait été remplacé par le Pokina qui, lui, serait un rite d'initiation purement Toma introduit sans modification appréciable. Le Toma Dugba ne subsisterait plus que dans trois villages du canton de Bardu : Kulidian, Loddu et Yadu. On a vu dans la première partie (chapitre III), et en s'appuyant sur les recherches du même auteur, que l'Initiation Dugba comportait non seulement la circoncision mais encore des exercices de sculpture sur pierre dont le produit était conservé dans la forêt dans des sacs ou paniers, à moins que le sculpteur ne meure avant la sortie de l'Initiation, auquel cas les ébauches étaient abandonnées. Les plus doués continuaient à sculpter après la sortie.

Quand le Pokina remplaça le Dugba, il y aurait eu un essai de transfert de cette sculpture sacrée sur la phase Sassa de l'initiation Toma qui permettait l'accession à la première classe des hommes, mais sans succès. La progression du Pokina depuis 1800 fut très rapide.

LA FORET SACREE, SIEGE DE L'INITIATION

Chaque village Kpellé possède « sa forêt ». Sur le bord du sentier une place est dégarnie, bien nettoyée, sur laquelle donne l'entrée de la forêt. En période d'initiation, elle est faite d'une palissade de raphia (tressée en haut et pendant en bas, deux avancées couvertes également de raphia forment des portes basses). Tous les autres chemins qui aboutissent à la forêt sont barrés par une frange de raphia et bien entendu femmes et non-initiés ne doivent pas pénétrer dans l'enceinte, même par inadvertance : on supprimerait la femme par empoisonnement et on mettrait l'homme immédiatement à l'initiation. La forêt, siège de l'initiation, est en Kpellé le Polon pour les hommes, le Hani pour les femmes.

Pour les Toma la palissade est parfois mieux ornée que chez les Kpellé par des tresses, des figures d'animaux (très stylisées bien entendu : le serpent en particulier) ou même remplacée par un mur peint de couleurs vives. Devant l'entrée sont plantées des racines de fougère dont l'extrémité est sculptée en forme de têtes (Mpugui) .

Plusieurs villages pouvaient se réunir pour délimiter une zone commune formant la forêt sacrée (Savé).

Chez les Kissi la forêt sacrée ou Bundo comporte les autels des cultes publics, ses limites exactes sont également connues et on ne saurait y faire aucun défrichement, n'en abattre aucun arbre.

Le nom de Bundo est également le nom de l'initiation des filles elles-mêmes dans le Sud.

La forêt appartenait d'abord aux hommes dont l'initiation durait cinq à sept ans. Puis on la laissait reprendre son aspect primitif jusqu'à ce que toute trace d'homme ait disparu, alors les femmes en prenaient possession à leur tour puis en troisième lieu elle était le siège de la circoncision et le cycle recommençait.

Autour de la place sur laquelle donne l'entrée sont plantés des arbres aux longues feuilles caractéristiques sous lesquels se trouvent souvent les tombes des grands Zohonwã. Ces arbres sont appelés Ziri ou Simana, ce seraient les Pohilé (ou herbe des morts) des Kissi à l'ombre desquels le « génie » s'habille.

La forêt, nous l'avons vu, est la résidence d'un génie gardien de la coutume et de la tradition : le Nyomou représenté sous une forme mâle, barbue et moustachue, Nyon Hilé, et sous une forme femelle, Nyon Néan ou Zéyélé. Celle-ci est accompagnée de sa voix : musiciens jouant les uns d'une sorte d'Okarina en latérite creusée ornée de cauris et dont le son rappelle celui de la flûte, les autres d'un canari renflé à col étroit dans lequel on souffle ou on pousse des cris qui sont amplifiés. La voix du mâle est rauque, simple bruit produit du fond de la gorge, parfois émis à l'aide d'un roseau et d'un sac à oeufs d'araignée (voix du lion ou Yala Hili).

Chez les Toma, l' Afoui (ainsi nommait-on le génie) n'a pas de forme visible mais il a des compagnons qui eux ont forme :

Chez les Kissi « aux masques en bois portés dans les sociétés voisines au cours des cérémonies d'initiation, ils substituent la peinture sur le vivant : peinture à l'ocre et à l'argile du crâne, du visage et du corps entier » 105.

N'importe quel Zohomou ne peut ouvrir un stage d'initiation à sa guise. C'est le chef du village qui décide, mais un village ne peut commencer l'initiation que si le village du fondateur du canton l'a déjà fait, ou bien il faut lui payer une redevance.

Le responsable de l'initiation c'est le chef de village (sous contrôle du chef politique, le Tomou) à condition qu'il descende du fondateur du village sinon c'est le notable dont le fondateur est l'ancêtre. Le Zohomou n'est donc que le technicien de l'initiation et son pouvoir est encore restreint du fait que les initiés peuvent venir visiter les jeunes gens en stage.

Une légende recueillie dans le Boo chez les Kpellé du Diani, illustre bien la dépendance du Zohomou vis-à-vis des maîtres de la terre : Autrefois le clan G'banlé vivait au ciel et ses membres venaient sur terre pour y chercher leur nourriture, ils dérobaient le riz que préparaient les habitants de la terre qui étaient les Gonwã. Pour descendre du ciel ils utilisaient une marmite attachée à une grosse chaîne appartenant à une vieille femme. Un jour ils ne trouvèrent plus de riz et furent obligés de déterrer du manioc dans un champ. Remontés au ciel par le moyen habituel, ils refusèrent de partager le produit de leurs rapines avec la vieille, aussi celle-ci se vengea-t-elle le lendemain : lorsque les jeunes gens furent descendus à terre, elle tira à elle chaîne et marmite et personne ne put remonter.

Une fois sur terre, ils rencontrèrent les propriétaires du sol qui leur demandèrent l'explication de leur présence : pour la donner, ils exigèrent qu'on leur offrit noix de cola, riz et poulet blanc ; ceci fait, ils avouèrent être des sorciers et détenir le secret de la voix du génie mâle (Nyomou) et du génie femelle (Nyon Néan ou Zéyélé). Il leur fut demandé de faire entendre ces voix et pour les abriter, on dut construire deux cases entourées par une tapade à l'entrée du village (une pour le Nyomou, l'autre pour la Zéyélé).

On leur demanda ensuite quelle était leur profession, ils répondirent : l'initiation, les sacrifices, la fabrication des gris-gris et des médicaments. On remit donc à ces sorciers et sorcières deux hommes et deux femmes qui furent les uns « tatoués », les autres excises. L'expérience réussit et tous les habitants demandèrent à subir l'opération. Depuis ce temps, les G'banlénwã sont les Zohonwã du pays, mais les Gonwã sont les maîtres de la terre, aussi doivent-ils protection aux premiers, tandis que les G'banlénwã ne peuvent commencer l'initiation sans demander l'autorisation aux Gonwã.

A vrai dire, la personne dont le pouvoir est énorme, ce n'est pas le chef politique, ce n'est pas le maître de la terre, ce n'est pas non plus le Zohomou, c'est la coutume, la tradition ; bien souvent, le sens de l'initiation a disparu et une tradition vidée de son esprit n'est plus qu'une routine. On ne pratique plus l'initiation que « parce que les vieux ont fait comme ça » et il faudrait un réel courage pour échapper à l'emprise du milieu. Ceux dont on pourrait attendre le plus de résistance sont obligés de capituler : tirailleurs, vieux sous-officiers de quinze ans de service, fonctionnaires rentrés au pays, reviennent chez eux avec la ferme intention de ne pas entrer au Polon et pourtant ils y passent comme les autres. A quelle pression cèdent-ils ? Menace ou poison, c'est possible, représailles contre leur famille, c'est certain. Leurs parents les y poussent de toute leur force : ne pas entrer au Polon serait un déshonneur. Toute place leur est refusée dans les conseils, ce sont des femmes. Comment résister dans ce cas. Parfois pour cette catégorie de personnes, l'initiation se réduit à une scarification sommaire : deux points à la nuque, sur les seins ou à l'aisselle, mais en compensation, il faut donner un gros cadeau au Zohomou.

Force de la tradition, intérêt du Zohomou (nous verrons que l'initiation lui rapporte beaucoup et d'autant plus qu'elle est plus longue), telles sont les causes de la persistance de cette coutume qui, peu à peu, s'est plus ou moins vidée de sens dans un contexte différent de celui où elle est née et s'est développée. Mais même si le sens de beaucoup de choses échappe à ceux qui la pratiquent, ils s'y accrochent avec obstination comme moyen de préserver leur identité, leur personnalité tribale.

L'INITIATION DES HOMMES

La nuit qui précède l'entrée en forêt des postulants, le village est en fête. Les danses et réjouissances ont même parfois commencé plusieurs jours auparavant. Dans la tapade du Zohomou la voix de la Nyon Néan se fait entendre, la femelle se réjouit de ce que son mâle aura un bon repas dans quelques heures, tandis que les familles font les sacrifices prescrits pour le succès de l'opération, qui doit avoir lieu au petit jour pour pouvoir profiter de la fraîcheur.

Le premier postulant à entrer reçoit le nom de Pogba, il est fourni par le clan subordonné au clan fondateur du village. Le dernier sera Zeboulou et appartiendra au clan fondateur lui-même. Entre la première et la dernière entrée, plusieurs mois peuvent s'écouler.

Pogba part de sa case et parcourt le village, le front ceint de cordelettes de coton, un cerceau garni de fibres de raphia autour du cou, un sabre ou un fusil de bois à la main ; il proclame qu'il va tuer le Nyomou et demande des encouragements à sa famille et à toute la population qui offre colas, poulets, argent.

Sa famille le suit en pleurant et en dansant, sa mère le supplie de ne pas entrer : ses ancêtres ont voulu tuer le Nyomou, ils ont échoué et le Nyomou les a mangés, lui ne fera pas autrement. Le postulant réplique qu'il sera plus fort que ses ancêtres et qu'il tuera le Nyomou. Il se dirige toujours en chantant et en dansant vers l'entrée du Polon et s'assied devant pour faire un dernier repas : il s'agit de prendre des forces pour affronter le Nyomou. Les plus courageux le défient, l'injurient même, mais de l'autre côté de la barrière, il répond en faisant trembler le raphia et entendre sa voix. Le repas terminé, le postulant recommence à danser, l'interprète du Nyomou qui se trouve devant la barrière l'invite à entrer, Pogba injurie le Nyomou, danse encore puis après un nouveau défi, se précipite à travers les portes de raphia. On entend alors un hurlement, la voix du Nyomou rugit, un vacarme se fait entendre (les aides font claquer par terre une vieille natte, la palissade tremble — et il n'y a pas qu'elle). Le sabre ou le fusil de bois cassé en deux et trempé dans le sang d'un chien qu'on vient de sacrifier est jeté de l'autre côté de la palissade devant les spectateurs. Le Nyomou a tué le postulant, il va le manger.

On attache les morceaux de sabre ou de fusil après la clôture : ils témoigneront de la puissance du Nyomou et de la témérité des hommes. Le Nyomou prend avec une fourche les tripes du chien sacrifié, s'en barbouille la barbe et la moustache de son masque et se montre ainsi à la foule atterrée. Les femmes et les non-initiés retournent au village tandis que Pogba est emmené à une centaine de mètres au hameau d'initiation (lorsqu'il y aura plusieurs stagiaires, le camp sera déplacé beaucoup plus loin dans la forêt).

Chez les Toma, les choses se passent un peu différemment : c'est l'Esprit (Afoui) qui vient chercher les postulants au village et non ceux-ci qui viennent le trouver. En l'entendant arriver (il est précédé d'aides qui crient : sao ! sao ! la mort, la mort), les femmes et les non-initiés se cachent avec précipitation. L'Afoui s'arrête devant les cases où il sait qu'il y un enfant à initier et le réclame : on le lui livre par l'entrebâillement de la porte. On entend alors un grand bruit, l'Afoui a mangé l'enfant 106.

Dans la préparation de l'initiation, P.D. Gaisseau donne aux Guelemlaï un rôle très important :

« Ce sont en général les enfants de parents pauvres qui ne peuvent subvenir aux frais du grand tatouage et aussi à ceux qui ont le coeur très dur. Envoyés par leurs parents aux féticheurs deux ans avant la date fixée, ils subissent les épreuves rituelles et le crâne rasé, passés au Kaolin, revêtus du carcan de raphia, ils parcourent le pays pour préparer l'initiation de leurs camarades ».
« Messagers de la forêt... le buste raide, à longues enjambées, souples comme des patineurs, armés d'immenses perches blanches, ils traversent le village silencieux. Nulle musique ne doit accompagner leur danses ».
« Par leur aspect terrifiant les blancs messagers avec leur immense carcan flottant préparent le climat d'angoisse qui va envelopper les enfants jusqu'à leur initiation » 107.

Mais leur rôle est aussi très matériel : s'ils viennent annoncer la proximité de l'entrée en forêt, ils viennent également quêter pour rassembler vivres et argent nécessaires à la préparation de la fête qui va marquer cette entrée.

Entre la description donnée en 1926 par le capitaine Gamory-Dubourdeau et celle donnée en 1953 par P.D. Gaisseau, on note une différence très importante dans la procédure d'entrée en forêt. Il est vrai qu'il peut y avoir aussi une différence de lieu d'observation et non pas seulement de temps.

« Tous les enfants bilakoro rassemblés dans un coin de la place, collés contre une case derrière une tombe d'ancêtre, forment un petit troupeau apeuré. Ils ont revêtu pour la circonstance des sortes de bonnets phrygiens en peau de panthère, frangés de poils de chèvres, incrustés de cauris, et des dalmatiques en losanges de peaux de tons différents, vestiges de l'ancienne caste des guerriers. Les garçons du village, déjà tatoués, les bras cerclés et les lèvres fardées de kaolin, plantés entre les cases, barrent la route aux blancs messagers de la forêt sacrée avec de longues branches. Les guelemlai aux traits fixés sous l'emplâtre blafard, dans un ballet au ralenti, tentent symboliquement de forcer le passage avec leurs perches blanches. Ni chant, ni musique. Seuls troublent le silence, les cris des enfants, le raclement des perches sur le gravier, le froissement des longues franges de raphia.

Le maître des guelemlai vient trouver les habitants rassemblés sur la place. Il marche devant eux de long en large, brandissant une verge d'herbes sèches et leur réclame des offrandes. Chacun des hommes, après avoir prononcé les discours d'usage, remet sa contribution pour la grande fête. Indifférents à ces transactions, les guelemlai continuent à tourner dans le village sous leurs pesants carcans. Ils s'efforcent d'atteindre les Bilakoro.

« La cérémonie dure une bonne partie de l'après-midi. Puis subitement la barrière protectrice se disloque. Tous les Bilakoro se sauvent d'un seul élan vers la forêt poursuivis par les hommes blancs » 108.

Pour P.M. Gamory-Dubourdeau les « Geli Malai » correspondant d'après leur description aux guelemlai, sont des enfants étrangers au village qui pendant la retraite d'initiation vont quêter au village.

Pendant que les prémices se déroulent ainsi au village, devant l'entrée de la forêt sacrée les féticheurs se sont réunis et on sacrifie un nombre de taureaux plus ou moins considérables (soixante, selon P. D. Gaisseau). Les féticheurs répandraient sur les plateaux de viande cuite les poisons qu'ils ont préparés et ils doivent piquer des morceaux au hasard et les manger. Ceux qui n'ont pas l'antidote peuvent en être malades ou même en mourir. C'est une sorte de coupe du meilleur Zogui.

Les guelemlai ne font pas entrer directement les postulants en forêt, ils les remettent aux hommes-oiseaux, les Ouenilégogui, qui les frappent à coup de bâton et les basculent par-dessus la clôture. Ce jour-là l'homme-oiseau marque de sa fourche, sous le bras, le fils qui lui succédera dans la fonction avant de l'expédier en forêt.

Les postulants sont emmenés en forêt et reçoivent un surnom (qui n'est pas encore le surnom d'initiation mais qui est formé de leur nom et d'un suffixe). Le lendemain, un sacrifice est offert à l'esprit et la matière de ce sacrifice constitue le repas des postulants : riz et viande auxquels sont mêlés certains médicaments ; puis a lieu la prestation du serment de ne rien révéler aux femmes et aux non-initiés de ce qu'ils vont voir et entendre. On les enduit de kaolin mélangé à une poudre réputée efficace pour protéger contre les accidents. Enfin vient l'opération communément appelée tatouage et qui est en réalité une scarification.

La scarification se pratique partout à peu près de la même façon, seul change le dessin formé : celui-ci varie d'une race à l'autre et à l'intérieur d'une même race d'une région à l'autre. Il est variable également dans le temps : il y a presque une mode qui change d'une session à l'autre. On peut donc reconnaître l'identité des uns des autres par l'examen des scarifications.

D'après P.D. Gaisseau l'opération chez les Toma aurait lieu immédiatement, comme c'est le cas chez les Kpellé où nous l'avons observé, mais selon lui, devant le manque de patience des postulants qui hurlent et se débattent, certains ne sont marqués que de quelques scarifications alors que d'autres pour faire preuve de courage, en réclament de nouvelles. De toute manière le premier jour on se contenterait de faire trois bandes d'incisions, une nouvelle étant ajoutée chaque année pendant le stage.

Sans mettre en doute la fidélité des notations de l'auteur, encore qu'il ait dû se contenter de transcrire les informations qui lui étaient données, alors que nous avons assisté nous-même à l'opération, nous avouons être étonné d'apprendre que les postulants hurlaient et se démenaient. En effet l'un des buts de l'opération est de mesurer la résistance du postulant à la souffrance et de l'aider à s'endurcir. En pays Kpellé on raconte même que ceux qui ne restaient pas impassibles étaient sacrifiés à l'Esprit de la forêt.

Voici comment se déroulent les choses :

Le Zohomou surveille l'opération et donne les soins, ce sont ses aides qui opèrent (ils ne sont pas connus des non-initiés contrairement au Zohomou qui, lui, est connu de tout le monde). Ils ont pour nom Kiré-Nanga chez les Kono. Ils conservent avec eux les instruments rituels de scarification fichés dans la corne évidée d'une biche transportée dans une sacoche en raphia ; ces instruments sont le crochet (Nyomou Nyi : dent du Nyomou) dont le nom ne doit pas être prononcé, le rasoir et la cravache.
Une clairière a été débroussaillée. On a planté en terre une corne de mouton contenant de la poudre de charbon mélangée à un ingrédient qui a la vertu de combattre la peur. Sur cet emplacement, on dispose un lit de feuilles sur lequel s'assied le Zohomou entièrement dévêtu. Le patient, nu lui aussi, s'assied les jambes écartées sur les cuisses du Zohomou. L'opérateur, également nu, s'assied derrière le patient. C'est le Nyomou rouge, l'un des mâles, qui préside à l'opération.
Des aides, un ou deux, passent dans la bouche, sur la poitrine et le dos du patient la même pâte magique que celle contenue dans la corne, puis le lavent avec une décoction d'herbes. En certaines régions on frotte la peau du patient avec un bâton pointu aux endroits où elle doit être entaillée. Le bâton laisse une teinte claire si bien que le tatouage est dessiné avant d'être fait en relief.
Le Zohomou tient l'homme par les épaules, la tête inclinée vers lui. L'opérateur examine le dos, prend son crochet, soulève la peau et l'incise par en-dessus à l'aide d'une lame tranchante. Le geste est répété de cinq cents à mille fois sur le dos et la poitrine qui sont lavés de temps en temps avec la même décoction.
Les spectateurs apprécient en connaisseurs le talent de l'opérateur et la beauté du dessin, donnent leur avis, indiquent un détail, tandis que le patient voit sa peau ruisseler de sang ; des mouches vertes se posent sur les plaies, des frissons parcourent le corps à chaque nouvelle piqûre du crochet, à chaque nouvelle incision de la chair meurtrie. Il ne doit pas et ne veut pas crier, ses larmes coulent silencieusement sur ses joues. A la fin, il ne peut plus retenir ses gémissements. Quelquefois, un vieillard compatissant lui prend la tête entre ses mains et la masse tandis qu'on lui tient bras et jambes.
L'opération terminée, le patient est lavé à l'eau chaude, le Zohomou examine le résultat puis le badigeonne à l'huile de palme. Ce badigeon sera répété jusqu'à la formation des croûtes, au bout d'une semaine environ. Enfin, on fait une application sur tout le corps d'une feuille à propriétés cicatrisantes, que l'on attache avec des fibres de raphia : le tout forme un curieux boubou vert. Le Zohomou se lave à son tour et le nouvel initié (dont les scarifications représentant la trace des griffes du Nyomou, attesteront que celui-ci l'a mangé) va se reposer dans une hutte du hameau d'initiation.

Les parents du stagiaire rétribuent l'opérateur mais non le Zohomou, cependant l'opérateur doit montrer à celui-ci tout ce qu'il reçoit.

Pour faire tomber la fièvre subséquente à l'opération, le patient absorbe une bouillie de plantes connues (par le Zohomou) pour leur vertu anti-fébrile. Les autres jours, un aide du Zohomou mélange un peu de la bouillie aux aliments des stagiaires. Enfin ceux-ci absorbent aussi de l'huile de palme mélangée des cendres des plantes ayant servi à confectionner la bouillie.

Ces remèdes se montrent assez efficaces, mais si les plaies d'un stagiaire ne se cicatrisaient pas et s'envenimaient, celui-ci serait supprimé immédiatement car il aurait certainement déplu aux Esprits.

Pendant que ces choses se passent dans le Polon, au village, les femmes et les non-initiés dansent en attendant les résultats. Lorsque les hommes rentrent, un chant joyeux éclate. Ils portent deux branches à la main et chacun en donne une à une femme. Tout le monde danse alors en rond, appelant le Nyomou « les enfants sont partis depuis longtemps, tout s'est-il bien passé ? ». Le Nyomou va alors venir au village ; lorsqu'on entend un cri et les voix du mâle et de la femelle, tous les non-initiés se retirent dans les cases (quitte à regarder par les fentes des portes). Le Nyomou passe, non costumé, accompagné de ses interprètes, de sa voix mâle, de sa voix femelle, des Zohonwã et des opérateurs. Lorsque la procession est terminée, tout le monde sort et les danses recommencent, ponctuées de nombreux coups de fusil.

Dans le Polon, les jeunes gens se construisent un village d'initiation, huttes sommaires de branchages où ils vont vivre pendant tout leur stage dans une tenue sommaire elle aussi, comportant une touffe de raphia attachée en avant à une ficelle qui fait le tour des reins.

Le grand maître de l'initiation c'est le Zohomou, mais il n'habite pas avec les stagiaires dans le Polon, il réside au village, aussi a-t-il un délégué qui habite le village d'initiation et qui dirige l'éducation des stagiaires, un moniteur, aidé au besoin de moniteurs adjoints.

Moniteurs, avons-nous écrit, et non chefs. En effet, ces délégués du Zohomou forment un cadre de professeurs, de techniciens, mais ne sont pas chefs des stagiaires. Ces chefs existent bien mais ils sont choisis parmi les stagiaires eux-mêmes. Le chef du camp est un fils du chef du village ou à défaut d'un grand notable, et les deux sous-chefs sont fils de notables. Le chef a la responsabilité de la discipline générale du camp et des travaux, il inflige les amendes et les punitions corporelles, mais en même temps il a des obligations envers ses camarades : un stagiaire qui ne reçoit pas assez de nourriture de ses parents, sera pourvu du nécessaire par la famille du chef de camp.

Durant la première année de l'initiation, l'interdiction de sortir du camp est inflexible, par la suite cette règle s'assouplit en pratique, les stagiaires vont voir leur famille au village nuitamment, mais ils sont punis s'ils sont surpris par le Zohomou. Autour du camp d'initiation s'étend une zone interdite aux femmes et aux non-initiés. Autrefois, elle s'étendait partout sauf dans le village, maintenant elle n'a plus qu'un kilomètre de profondeur, mais de jeunes stagiaires sont placés aux points de passage situés dans cette zone pour capturer les non-initiés qui s'y hasarderaient. Réciproquement, les stagiaires ne doivent pas se montrer. Cependant, chez les Toma, ils ont le droit de prélever une dîme sur les aliments préparés au village. Ce sont des enfants étrangers au village près duquel se fait l'initiation qui sont chargés de la récolte (parce qu'ils sont inconnus des femmes du village) le visage couvert de kaolin et vêtus d'un manteau de raphia, ils se présentent et prennent les offrandes qu'on leur remet sans rien dire, ils rossent les enfants non-initiés qu'ils rencontrent et ils rentrent au camp d'initiation 109.

Deux fois par jour, comme de bons collégiens, les stagiaires vont à la promenade dans la zone interdite. Ils ne s'occupent pas de cuisine, les aliments leur sont envoyés prêts à être consommés, par leur famille. S'ils sont malades, le Zohomou les soigne, mais d'après les renseignements recueillis, la mortalité serait très forte dans le Polon. La vie d'ailleurs y est très dure ; outre que les stagiaires vivent entièrement nus, exposés à toutes les intempéries, et que les cases en branchages ne les protègent pas du froid, ils sont passibles de peines corporelles très sévères pour la moindre faute (désobéissance au Zohomou, aux instructeurs, aux chefs), telles que coups, mise à la barre, station dans l'eau froide plusieurs heures de suite. Ces punitions avaient pour but d'endurcir physiquement et moralement le stagiaire et de le préparer à la lutte pour la vie. De plus en plus, ces punitions sont remplacées par des amendes payables en nature : gibier ou poisson, ce qui accentue le caractère d'exploitation de l'homme par l'homme qu'a pris l'initiation, même si elle s'est humanisée en apparence.

L'enseignement reçu varie suivant la tribu considérée, mais règle générale pour tous, c'est que rien ne doit être révélé aux femmes et aux non-initiés. Cet enseignement a pour but de permettre à l'initié de se conduire en vrai Kpellé, en vrai Toma dans la vie. C'est un enseignement à la fois traditionnel, utilitaire et magique.

Chez les Toma et les Kissi, il apprendra le langage secret sifflé ou tambouriné des initiés (ce dont ne se servent pas Manon, Kono, Kpellé). Cet apprentissage très important, puisqu'il permet aux initiés de correspondre au loin et sans être compris des profanes, se fait en plusieurs étapes. D'abord l'apprentissage de l'utilisation des instruments : caisse de résonnance, trompe, sifflet.
La caisse de résonnance est faite d'une portion de tronc d'arbre de deux mètres de longueur et 0,50 m. de diamètre, creux et muni d'une fente longitudinale de cinq centimètres de large et de 1,50 m. de long. L'épaisseur conservée aux parois est de huit centimètres environ, mais elle varie d'un bord de la fente à l'autre, car l'un des bords rend à la percussion un son sourd et prolongé, l'autre un son bref et aigu. On frappe cette caisse avec des baguettes de bois très dur d'environ cinquante centimètres de longueur ; elles peuvent aussi se terminer par d'épais tampons de caoutchouc, ce qui augmente la puissance du son.
Ce tambour est généralement placé sur une éminence et sous un abri, suspendu à quelques dizaines de centimètres au-dessus du sol. Il peut servir soit aux danses rituelles, soit aux transmissions de messages. Dans le premier cas, le musicien principal est assis au centre et se sert des tampons, à droite et à gauche de lui des aides musiciens manient des baguettes de bois dur. Dans le deuxième cas, seul le musicien du centre opère.
La puissance de cet instrument est très grande : si l'état de l'atmosphère est très bon, le son porte jusqu'à douze kilomètres. Il est d'ailleurs considéré comme la résidence d'un génie, aussi est-il badigeonné au kaolin et maculé de jus de colas et du sang des poulets qui lui sont offerts en sacrifice.
La trompe est faite soit d'une défense d'éléphant, soit de bois vernissé ou recouvert de peau de boeuf, soit d'écorce revêtue de peau de panthère. L'embouchure est située un peu en avant de la partie pointue de l'instrument. Le son est obtenu en soufflant dans la trompe, et les modulations en obturant et en découvrant alternativement l'ouverture avec la main.

Le sifflet est formé d'un morceau de bois dur de forme conique. Sur une génératrice du cône et du côté de la base est une ouverture par laquelle on siffle ; généralement, il est suspendu au cou et peut être orné de dessins faits au fer rouge. Il sert surtout à correspondre quand on se trouve isolé en forêt. Il peut être à la rigueur remplacé par les mains jointes devant la bouche.

La transmission des messages ne peut se faire en prenant pour base es signes d'écriture comme on fait en « morse ». Les idées sont traduites par un ensemble de sons, ensemble fixé à l'avance et connu. Il y a là un phénomène assez semblable dans l'ordre auditif, aux hiéroglyphes dans l'ordre visuel.

Il existe un appel et un indicatif du poste émetteur. Au cours de l'émission, on peut faire répéter si le poste récepteur n'a pas compris. A la fin de l'émission, le son « émission terminée» suivi de l'indicatif, est envoyé. Le message à envoyer n'est pas à vrai dire traduit directement par le son, il subit des transformations :

Traduction du message en langage conventionnel: les Malinké seront les « non-initiés », les colonnes de guerriers seront « les gens qui marchent la nuit », etc.
Déformation des mots qui ne sont plus ceux de la langue Toma ou Kissi courante.
C'était peut-être là la partie la plus importante de l'enseignement reçu en forêt. Mais la sécurité que nous (les Français) avons fait régner dans ces régions favorise la disparition de ce moyen de communication de la pensée car il était surtout utile en temps de guerre.

Enfin, toute cette éducation est complétée par celle du caractère, de la volonté. Le stagiaire, comme le novice jésuite, doit être obéissant « perinde ac cadaver ».

Nous avons vu que les scarifications provoquent une douleur telle qu'une dose considérable de patience et de courage est nécessaire et aucun postulant ne voudrait se déshonorer en criant.

Durant toute l'initiation, la moindre faute est punie sévèrement et les sanctions corporelles infligées sont propres à endurcir l'initié : en sortant de la forêt, ce sera un guerrier viril et impavide.

Si un stagiaire meurt pendant la retraite d'initiation, il n'est pas enterré mais brûlé sur un bûcher auquel chacun de ses camarades de promotion apporte un fagot. Il ne peut pas renaître au sens du Polon puisqu'il est humainement mort, il ne peut pas être enterré et laisser une trace, même si elle disparaît au bout d'un certain temps, puisqu'il est dans le ventre du Nyomou ou de l'Afoui.

A la fin de l'initiation a lieu une dernière cérémonie :

« Au milieu du campement, où on avait planté au commencement de l'initiation un fromager, on enterre au moment de quitter la forêt les instruments que le féticheur n'emmène pas avec lui. Cet endroit est désigné comme le nombril du diable » 111.

Chez les Toma, la veille de la sortie, le nouvel initié est plongé dans le marigot en présence de ses anciens, la tête tournée vers l'amont. Le Zogui prononce des incantations et lui redit le nom secret d'initiation qu'il a reçu. Puis il doit bondir par-dessus une barrière sans toucher l'une des sept feuilles qui ont été disposées parmi les feuilles mortes.

Le matin de la sortie un messager du Zogui brise un canari devant la case de la famille dont un fils est mort au stage: nulle manifestation de douleur n'est tolérée, la famille Toma doit participer aux fêtes 112.


LA SORTIE DU POLON

Enfin, est venu le jour où le génie va accoucher, les stagiaires vont sortir de son ventre.

En pays Toma, le génie, Afoui, pousse des cris qui provoquent le rassemblement de la population devant la porte de la forêt sacrée. Un dialogue s'engage alors entre deux caisses de résonnance : l'une située à l'intérieur de la forêt, l'autre devant l'entrée. La voix du génie se fait entendre, puis un bruit de grelots : ce sont les nouveaux initiés qui approchent, vêtus d'habits de danse, ils sortent puis dansent au son de la caisse de résonnance ; de temps en temps, le musicien appelle en langage secret l'un des nouveaux initiés qui exécute seul une figure puis rentre dans le rang 113 : c'est en somme un examen publie des connaissances acquises au cours de ce long stage. Puis a lieu la rentrée au village où la fête dure encore plusieurs jours : le sang des animaux coule (le lo aussi) et le riz est consommé en grandes quantités : les danses et les chants se poursuivent tard dans la nuit.

En pays Kpellé, l'accouchement du Nyomou et la rentrée effective des nouveaux initiés au village sont deux choses bien distinctes. En vue de la première, une grande allée est percée à travers la forêt depuis le camp jusqu'à la porte du Polon pour permettre le passage du Nyomou censé porter dans un ventre immense tous les stagiaires. Ceux-ci vivront quelques temps après l'accouchement dans une case près de celle du Zohomou puis un peu plus tard feront leur entrée officielle au village et dans la « vie civile ».

Lorsque la voix du Nyomou se fait entendre derrière la palissade, son interprète annonce les noms nouveaux des initiés qui vont sortir et les femmes préparent le grand repas.

Les initiés de la promotion qui ont fait tomber en se précipitant un premier rideau de palmes, se préparent pour la sortie : ils se lavent, s'enduisent d'huile et passent un slip neuf en coton tandis que le Nyomou, ses interprètes, les surveillants du Polon et le Zohomou défilent au village et y reçoivent des cadeaux des parents des initiés. Après leur retour un coup de feu donne le signal : les nouveaux initiés la tête penchée, sortent en file indienne portant un arc et quatre flèches.

Pogba, celui qui est entré le premier porte sur la tête un canari qui contient les amulettes de l'initiation qui n'ont pas été enterrées au pied du fromager, au nombril du diable, comme il a été dit ci-dessus.

Zeboulou, le dernier entré au Polon, ferme la marche. Les notables remercient à tour de rôle le Zohomou de l'heureuse issue du stage. Tandis que les initiés sont assis sur des nattes neuves sur la place du village, les femmes initiées, habillées comme à leur sortie du Hani (cf. infra) exécutent des danses apparemment de caractère érotique et que Th. Mengrelis qualifie également de démoniaque et qu'il explique par la longue claustration et la continence imposée aux jeunes gens au Polon 114.

Les notables offrent des cadeaux à la femme qui dirige la danse des initiées tandis qu'un surveillant place les amulettes du canari dans une écorce qu'il remet au Zohomou.

Après les ultimes discours et danses, les initiés sont remis à leur famille.

Le lendemain ils recevront solennellement le boubou d'adulte appelé Gbaolli et le bonnet. Ils ont encore le visage enduit de kaolin et parcourent le village avant le dernier sacrifice et le dernier repas.

Ils sont des hommes à part entière et ont voix au Conseil, mais ils ne devront jamais révéler, aux femmes, aux étrangers et non initiés, les secrets du Polon sous peine de mort.


L'INITIATION DES FEMMES

Alors que la circoncision est nettement séparée de l'initiation des hommes, l'excision fait partie de celle des femmes dont elle constitue la phase préliminaire.

Nommée Zadé en Toma, on la retrouve sous le nom de Sandé en Kono, Kpellé, et les Kissi qui l'ont emprunté aux Toma l'appellent Sadé.

L'initiation des femmes, qui a lieu tous les vingt-cinq ou trente ans, précède toujours celle des hommes auxquels les femmes doivent demander la permission de prendre possession de la forêt sacrée dont l'esprit est censé résider dans une sorte d'enclume de fer ou Logho qui sera transmis du Zohomou à la Zohonéan.

Les femmes initiées, Zohonéan en tête, vont trouver les chefs de la communauté Kpellé : notables, Zohomou, chef de village et chef de canton pour leur faire part de leur désir d'initier les femmes. On convient d'un jour pour discuter le prix d'achat du Logho. Les femmes se cotiseront alors et apporteront bandes de coton, nattes et argent qui seront remis en paiement aux Zohonwã, une part allant naturellement au chef de village et au chef de canton.

L'accord des hommes ayant été obtenu, il reste à chasser les Nyomounga en les amadouant. Pour ce faire, les postulantes et leurs familles, quinze jours après le rachat du Logho, apportent riz et viande et offrent un grand repas aux Nyomounga, repas que les interprètes et les serviteurs mangent à la place de leurs maîtres. Les Nyomounga déclarent qu'ils sont satisfaits et qu'on peut les faire partir. Quinze jours plus tard, postulantes et familles apportent à nouveau au village victuailles et cadeaux. Pendant que les femmes font la cuisine, les Nyomounga s'habillent et viennent danser puis a lieu dans la forêt sacrée un repas communiel qui réunit tous les hommes initiés. Le soir venu, les Nyomounga reviennent danser au village, on feint de les chasser et ils s'enfuient en laissant leurs robes de raphia entre les mains des femmes : ainsi on est sur que durant toute l'initiation des femmes, les Nyomounga ne sortiront pas. Toute infraction doit être punie de mort.

Ce sont les hommes qui construisent le village d'initiation. Celui-ci est bâti hors du village et à l'entrée de la forêt. Les cases sont faites de branches de palmier liées à des piquets de bois et enduites de banco. Le village d'initiation, situé le plus près possible d'un marigot pour que les femmes puissent se laver sans être vues, est entouré d'une palissade pour la même raison.

Un Zohomou (que les Manon appellent Galala) possède une case à l'entrée du camp d'initiation, mais elle est séparée des autres par une tapade. Son rôle est d'éloigner du camp les mauvais esprits.

Aucune cérémonie ne marque l'entrée des femmes au Hani (correspondant au Polon masculin) ou Nea-Kplon en Kono, sauf pour les femmes de chef que l'on conduit processionnellement et en musique, et pour la dernière à être initiée qui portera le nom de Zeboulou (alors que la première est Pola). Pour Zeboulou son entrée est précédée d'un sacrifice, poules blanches ou mouton ou boeuf, et d'un repas composé de riz, de viande et de vin de palme. Puis ont lieu des danses spéciales et l'on va chercher la Zeboulou chez ses parents pour la porter sur les épaules des femmes initiées, au son du tam-tam, jusqu'au Hani.

L'excision a lieu au milieu du village d'initiation. La patiente s'assied sur un billot de bois et une vieille s'assied derrière elle et la maintient presque couchée sur elle en plaçant ses jambes par-dessus celles de la femme à opérer. Cette précaution est nécessaire pour que la patiente ne bouge pas sous l'effet de la douleur. Dans le même ordre d'idées, les vieilles femmes jouent du en chantant pour couvrir les cris de la patiente et empêcher ceux-ci d'être entendus des postulantes (lui attendent et des gens du village.

Avant d'opérer, la Zohonéan crache le jus d'une cola blanche qu'elle vient de mâcher, sur les parties sexuelles de la femme, puis elle coupe les petites, lèvres vulvaires et le clitoris. La patiente est alors emmenée derrière les cases où de vieilles femmes la lavent, la soignent et l'enduisent de kaolin blanc. Elle vivra désormais presque nue et chaque jour après sa toilette on l'enduira de kaolin et on lui en fera sucer un petit morceau. Le kaolin est gardé en réserve dans une petite case à l'entrée du village d'initiation.

Lorsque les femmes déjà initiées viennent rendre visite aux nouvelles, elles doivent, elles aussi, sucer un morceau de kaolin et tracer des traits sur le front, la poitrine et les jambes.

Tous les restes des opérations sont réunis, on les fait sécher puis on les pile et la poudre est remise aux Zohonwã qui la mélangeront au repas des jeunes gens lorsqu'ils entreront au Polon.

L'initiation est divisée en deux parties : la première va de l'excision à l'imposition du bonnet et la seconde de l'imposition du bonnet à la sortie du Hani proprement dit. Durant la première période, la réclusion est absolue mais pendant la seconde, elle est moins stricte.

Lorsque la guérison des femmes est complète, il y a fête au village, accompagnée comme d'habitude de repas, libations et tam-tam. Les parents des femmes qui se trouvent au Hani leur offrent un bonnet de coton à fond retombant et dont le devant est orné de petites franges. Elles devront le garder jusqu'à la fin de l'initiation.

Pendant l'imposition du bonnet, les femmes déjà initiées parcourent le village en agitant des palmes, celles-ci seront conservées et piquées sur le toit des cases en guise de porte-bonheur.

Puis les nouvelles initiées sortent du Hani en file indienne et marchent courbées. Elles vont s'asseoir sous les grands arbres, les jambes étendues et tournées vers l'enceinte du village d'initiation. Elles restent immobiles tandis que les femmes anciennement initiées viennent les reconnaître et dansent autour d'elles. Les nouvelles initiées chantent et rythment la danse et le chant en battant des mains en cadence. Les hommes se tiennent à distance, ils n'ont pas le droit de leur adresser la parole. Le soir venu, elles rentrent dans le Hani.

A partir de l'imposition du bonnet, les femmes peuvent sortir en groupe sous la direction de la Zohonéan et uniquement pour travailler dans les champs de leurs parents. Elles ne doivent adresser la parole à personne, mais répondre aux saluts ensemble et en tournant le dos à la personne qui les a saluées, par la formule : « Père grand as-tu bien dormi». A partir de ce moment également les femmes non-initiées et les hommes peuvent rendre visite aux Haninga (stagiaires du Hani) mais en demeurant à la porte du Hani et en s'adressant aux Zohonwã qui gardent celles-ci. Une Zohonéan va chercher la femme demandée qui arrive courbée en deux, les yeux baissés. Elle ne regarde pas le visiteur et reste à la porte. Les questions posées sont transmises par la Zohonéan et la femme répond d'ailleurs de travers pour bien marquer qu'elle est une enfant nouvelle née.

Lorsque la grande Zohonéan vient au Hani, toutes les nouvelles initiées se prosternent la face contre terre à l'exception des musiciennes. Toutes chantent et restent prosternées jusqu'à ce que la grande Zohonéan leur permette de se relever.

La veille de la sortie, la Zohonéan prépare un repas en ajoutant au riz une sauce faite avec des plantes magiques : si elles révèlent les secrets du Hani, elles mourront par l'effet de ce repas. Puis les initiées s'étant lavées au marigot du camp, s'enduisent de kaolin dont un tas a été fait au milieu du camp dès le début de l'initiation pour servir à la purification après l'excision. Elles prononcent alors un serment sur le kaolin ayant également pour effet de les lier quant aux secrets du Hani 115.

Au jour de la sortie du Hani, les nouvelles initiées sont assises devant la clôture sur de petites nattes et les villageois viennent les chercher accompagnés de chasseurs de sorciers pour écarter les mauvais sorts que ces derniers pourraient jeter. Auparavant les Haninga ont cassé les canaris qui leur servaient durant leur séjour en forêt sacrée.


Danse des Haninga

La Zohonéan et le Zohomou seul surveillant homme, incendient le campement des initiées dont il ne doit pas rester de trace.

Deux femmes jouent un rôle spécial : ce sont Pola qui est la première à être entrée à l'initiation et Zeboulou qui est la dernière. Après l'entrée de celle-ci, il n'y a plus d'entrée en cérémonie. S'il existe des retardataires, elles passent par la petite porte. Pola et Zeboulou sont fournies chacune par un clan différent.

Pola se lève suivie de toutes les femmes de son clan qui viennent d'être initiées. Elles avancent en file indienne, presque nues, à l'exception d'un petit cache-sexe et d'un gris-gris personnel qui leur a été recommandé par le devin.

Elles marchent courbées en deux, à pas lents ; Pola est précédée de deux Zohonwã, elle s'arrête après un parcours de trois mètres et s'asseoit sur un tabouret, les quatre suivantes restent debout, les autres courbées (pour éviter la fatigue, on envoie les toutes jeunes immédiatement au village). Les notables remettent alors aux Zohonwã une somme d'argent pour « lever Pola ». Le cheminement reprend, coupé de fréquentes stations qui se terminent de la même manière. Pola marche debout mais les autres femmes courbées, position très pénible vu la lenteur de la marche. On finit par atteindre la cour du chef de village. Là on tire des coups de fusil et on distribue de l'argent. Les femmes sont alors classées par clan.

Pendant ce temps Zeboulou est restée assise à la sortie du Hani où le tam-tam retourne la chercher. Dix femmes solides la prennent debout sur leurs épaules ; elle parle alors à la population, écartant les bras puis ramenant les mains sur le coeur en disant : « vous m'avez confié vos enfants, je les ramène saines et sauves. Celles qui ne reviennent pas se sont conduites comme des sorcières ».

Zeboulou s'assied et passe la parole aux Zohonwã : le plus grand se lève, remercie la population. Chefs et notables se succèdent pour parler et remercier. Puis tout le monde gagne le village où les femmes sont logées par clan.

Les vieux se consultent pour savoir quelle sorte de sacrifice il serait opportun d'offrir et pendant ce temps les femmes qui, jusque là, sont restées nues, reçoivent pagnes et écharpes mais les hommes ne doivent pas leur adresser la parole.

Le lendemain on tue un ou plusieurs boeufs et les femmes sont rendues à leur famille qui offrent à leur tour des sacrifices pour remercier les Esprits de l'heureuse issue de l'initiation.

Une semaine après, si la femme est mariée, elle est rendue à son époux. Elle est née à une nouvelle vie, ce qui entraîne certaines conséquences pratiques : par exemple on la considère comme vierge et si elle est violée l'homme doit payer l'amende du viol d'une vierge, plus forte que celle du viol ordinaire.

Elle montre bien qu'elle est une nouvelle-née en se considérant comme telle elle porte le canari à l'envers sur la tête ; elle donne de l'eau froide à son mari quand celui-ci demande de l'eau chaude, etc.

Chez les Toma, le sens général et l'ordonnancement des cérémonies de sortie, sont à peu près les mêmes à quelques détails près.

Les fêtes commencent par la remise de cadeaux au chef qui en prélève une partie et distribue le reste aux matrones, aux initiées de la session, au Zogui, aux notables, etc. Puis au matin c'est la formation du cortège, les femmes sont coiffées d'une sorte de hennin tronqué, la base entourée d'un turban et une frange de fils de coton noir pendant sur le pourtour tandis qu'elles portent un pagne de fils de coton blanc par-dessus leur cache-sexe. Des clochettes et grelots sont attachés autour de la ceinture.

Elles portent à bout de bras une féticheuse roulée dans une natte comme un cadavre, ainsi que leur amulette, Zazi, enveloppée dans un voile blanc.

Le cortège est accompagné d'une femme en simple cache-sexe qui danse en serre-file. « Elle porte en sautoir un chapelet d'omoplates de moutons et des grappes de becs de toucan et agite frénétiquement une grosse banane à cuire ».

Le lendemain a lieu un deuxième défilé. Les femmes en deux groupes portent chacun un haut mât blanc sommé de banderoles de couleur qu'elles soulèvent et laissent retomber.

Le dernier jour a lieu une danse qui marque la prise de possession du visage par les femmes : les hommes et les non-initiés devant se terrer dans les cases. Elles portent le hennin et sont enveloppées de longs voiles blancs en ce qui concerne les nouvelles initiées, les autres sont nues. Elles promènent leur fétiche, le Zazi, (qui doit correspondre au Logho Kpellé) autour du village et la procession est accompagnée de danses, les paumes levées vers le ciel en invoquant la mort : Sao !

Enfin a lieu la sortie finale : dans leur costume les initiées quittent la forêt en file indienne : coups de feu, orchestre de calebasses composé de vieilles femmes.

Elles exécutent des danses groupées ou des danses individuelles au milieu des spectateurs. Les hommes leur font des cadeaux et s'ils ne montrent pas une générosité jugée suffisante elles les y obligent en les isolant et en les emprisonnant dans une danse qui ne finit qu'avec un cadeau important.

Les hommes doivent aussi danser devant les initiées, tirer des coups de feu, etc.

Les fêtes terminées les filles rejoignent leur famille et si eues sont promises c'est généralement le moment où elles sont remises au fiancé 116.

En pays Kissi, la situation au regard de l'initiation des filles est compliquée du fait de l'existence de plusieurs formes d'initiation géographiquement réparties ou coexistant dans une même région. Ceci marque bien une certaine perte de personnalité qu'ont connue les Kissi dans le passé qui se traduit par la disparition de leurs institutions propres et l'adoption d'institutions qui leur sont étrangères, soit soudanaises (Malinké), soit forestières (Toma).

Là aussi, et ce d'une façon générale, l'initiation des filles est centrée autour de l'excision mais celle-ci ne concerne que le clitoris dans la partie sud du pays Kissi, et les grandes lèvres et le clitoris dans la partie nord sous influence Malinké.

On distingue en effet trois formes d'initiation. Le Bundo (nom de la société secrète des femmes) ou Toma Bundo (bien que cette forme soit venue de Sierra-Leone et non du pays Toma) se rencontre dans le sud du Kissi, la région de Guéckédou. Toutes les filles du canton sont initiées en même temps près d'un seul village. Le stage dure un an environ, autrefois sa durée aurait été plus longue et actuellement elle diminue plus on monte vers le nord (jusqu'à trois mois).

Le Sadendo ou Toma Sadendo (ou encore Toma Dando) se rencontre dans les cantons de l'est (Kouroumandou et Yalamba) au contact du pays des Toma auxquels les Kissi ont acheté autrefois le droit de pratiquer cette initiation. (Rappelons que l'initiation se nomme Zadé en Toma, Sandé en Kono-Kpellé). On retrouve la trace de cette origine dans le fait que des filles Toma des villages voisins nouvellement initiées, viennent assister à la sortie de l'initiation des filles Kissi.

La retraite durait jadis de deux à trois ans et avait un caractère très religieux. Les chanteuses et les danseuses avaient grande réputation. Mais depuis son introduction les caractères propres au Sadendo ont tendance à s'effacer et cette forme à se rapprocher du Bundo. Comme nous l'avons dit elles peuvent coexister dans un même village à condition que l'initiation n'ait pas lieu en même temps.

La durée va en diminuant et pour pallier le manque de temps pour apprendre tous les chants et toutes les danses, les filles commencent leurs études avant même l'excision, le soir au village.

Le Sambele ou Sambilo (parfois B'rilo) est la troisième forme que l'on trouve au nord à partir du canton du Farmaya (Kissidougou) là où l'influence Malinké est la plus forte. Peut-on alors parler d'initiation ? Il s'agit plutôt d'un rite d'excision et de cela seulement : la retraite ne dure que deux mois. Les danses sont moins nombreuses et moins difficiles, il ne s'agit plus de l'institution forestière typique de la Haute-Guinée.

D. Paulme a assisté à deux initiations différentes : le Sambélé du Nord et le Bundo du Sud 117.

Le Sambélé à cette époque, c'était en 1946, présentait de curieux aspects « modernes » avec des emprunts ou une caricature humoristique de la société européenne : la « maîtresse » des futures initiées était appelée « la Madame » et celles-ci offraient un repas aux garçons, futurs circoncis, présenté à l'européenne et nommé Tabali pali : la table pleine.

Les danseuses se maquillaient comme les femmes blanches et portaient mules au pied et sac à main.


Fêtes de la sortie de l'Initiation des femmes. Les initiées sont
badigeonnées de kaolin et Zeboulou est portée sur les épaules

Les semaines préparatoires à l'excision étaient accompagnées de la plus totale liberté sexuelle : les filles passaient la nuit dans la case de « la Madame » mais leurs amants pouvaient venir les y retrouver même si elles étaient officiellement fiancées et leur futur devait ronger son frein sans rien dire 118. Par contre la veille de l'opération, les filles couchaient en brousse en compagnie de certaines vieilles femmes et si elles pouvaient recevoir la visite de leurs amants elles devaient observer une continence absolue : la transgression de cet interdit devait entraîner un surcroît de souffrances pendant l'excision.

L'entrée proprement dite à l'initiation est courte et n'est pas précédée de cérémonies spéciales: les filles nues jusqu'à la taille, ointe d'huile, les ongles passés au henné et parées de bijoux font en dansant le tour du village en visite d'adieu puis après une dernière danse en bordure du village, sont emmenées dans la clairière où l'opération doit avoir lieu près du point d'eau.

Les opératrices n'appartiennent pas au village, elles viennent d'autres villages et ne sont pas connues des filles. L'opération n'a pas de caractères originaux mais on doit noter que les lambeaux de chair sont jetés avec le paquet de feuilles que l'on a placé entre les jambes de la patiente sans y faire plus attention, contrairement à ce que nous avons observé en pays Kpellé où ils sont soigneusement recueillis.

Après l'excision, la fille est entraînée dans le marigot ou la mare située près de la clairière ; on l'y fait asseoir et on la lave en louant son courage. Les jours suivants les stagiaires retournent s'y laver matin et soir et les matrones les soignent en changeant leur pansement constitué par un cache-sexe de feuilles cicatrisantes.

Les « novices » pêchent, filent, papotent : elles se choisissent un nom et n'ont d'ailleurs de choix qu'entre trois : Tena, Lasumo, Yoba. Les plaies se cicatrisent au bout d'une dizaine de jours. La seconde période dure de deux à trois semaines et la fin de celle-ci est marquée d'un repas de légumes ou céréales variés : riz, manioc, patates, ignames, etc.

C'est alors qu'a lieu une sorte de bizuthage : Le Kisito. Les filles subissent des épreuves d'endurance : station à genoux sur des cailloux pointus, course autour du village les bras levés, course à quatre pattes, etc. A chaque fois l'épreuve est interrompue par le rachat opéré par la famille de la novice qui verse une somme ou un cadeau à la matrone dirigeant le Kisito.

Celles qui ont subi ce bizuthage peuvent piller les champs environnant la clairière où elles vivent et où elles rapportent le produit de leur butin qu'elles consomment avec les matrones.

Pour la sortie, les initiées prennent un dernier bain, dorment leur dernière nuit dans la clairière et revêtent une parure spéciale. Leur coiffure est particulièrement soignée. Elles sortent alors pour exécuter des danses en portant dans une main un roseau gravé préparé par les matrones et dans l'autre un instrument de musique (sistre ou calebasse) fabriqué par leur fiancé.

Tant que leur coiffure tient (une à deux semaines) elles parcourent le pays et reçoivent des cadeaux, puis a lieu la clôture proprement dite du stage : les roseaux et les cache-sexe portés depuis l'opération sont brûlés dans la clairière pour bien marquer la fin d'une époque de leur vie et un dernier repas est pris en commun, composé des poulets reçus en cadeau par les nouvelles initiées : ces poulets sont grillés, toute viande bouillie étant proscrite.

Le Bundo, qui rappelons-le est une forme plus purement Kissi de l'excision pratiquée dans le Sud, a lieu environ tous les trois ans. La retraite réduite à six mois comporte un trimestre de réclusion complète et trois mois où les novices couchent en brousse mais vivent normalement au village la journée. Il y a peu de cérémonies préliminaires. Parfois une danse dirigée par une femme déguisée en chasseur. Le mois qui précède l'opération, la fillette tout en vivant chez sa mère, est ornée de peinture blanche sur la figure et le torse.

L'excision a lieu près du point d'eau où les clitoris coupés sont jetés à moins qu'enveloppés de feuilles elles-mêmes entourées d'un pagne, ils ne soient déposés dans un panier à poisson nommé Tembo qui contient les couteaux et quatre cornes remplies d'un médicament (racines et écorces pilées) dont on enduira les reins des novices.

Le Tembo censé protéger les filles contre les dangers qu'elles courent reçoit des offrandes. Chaque matin les novices sont enduites de chaux. La cuisine est faite sur place et non pas apportée du village. Certains aliments sont interdits, aussi bien des tubercules que des céréales.

Le camp d'initiation, simple clairière, est délimitée par une haie en palmes. Les initiées du stage précédent viennent enseigner certaines danses aux nouvelles.

Lorsque la sortie est proche, les matrones les reins ceints d'une ceinture d'os d'animaux à laquelle pendent des mâchoires de divers ruminants domestiques ou sauvages, les chevilles entourées d'anneaux de coton ou de raphia, le haut du corps, les membres supérieurs et la figure blanchis au kaolin, vont annoncer la nouvelle aux villages. La clôture de la clairière est brûlée et les novices vont coucher aux abords du village.

La cérémonie de sortie du Bundo est semblable à celle du Sadendo. L'institution du Kisito y est toutefois inconnue. La toilette des filles est longue et minutieuse : la coiffure est faite de multiples tresses ramenées en cimier. Elles piquent de petits roseaux dans leur coiffure et en portent de grands à la main. Pendant un mois elles visitent les villages en dansant et y reçoivent des cadeaux qui seront remis au Tembo et en fait aux opératrices. La Maîtresse du stage conserve chez elle le Tembo qui ne doit pas être vu par les hommes. Les filles qui ne pourront pas avoir d'enfants par la suite seront soupçonnées avoir dévoilé le secret.

Un bain rituel pris chez l'opératrice clôture le stage et marque la levée de l'interdit sexuel qui frappait les novices pendant celui-ci.

CONSEQUENCES DE L'INITIATION

Tous ceux qui ont été initiés la même année dans une même région forment une fraternité, une classe d'âge (chaque stage d'initiation porte un nom comme les promotions dans les grandes écoles) et c'est aussi celui de la classe d'âge correspondante.

L'initiation a donc pour conséquence sociale de resserrer les liens entre gens de la même génération et d'en créer entre certaines catégories de personnes : en effet, les opérateurs ne seront jamais oubliés par ceux dont ils ont couvert le corps de scarifications ou par la famille de ceux-ci, au cas où ils se trouveraient dans le besoin.

De même, les chefs que les stagiaires ont à leur tête pendant leur initiation (et qui, rappelons-le, sont choisis parmi eux), le resteront toute leur vie et les initiés qui furent leurs sujets, leur doivent obéissance et respect : il n'est pas rare d'ailleurs que les ex-stagiaires travaillent dans les champs de leurs anciens chefs.

Ces habitudes, prises pendant ce long stage (sept ans) modèlent un certain type d'homme. L'initié est alors intégré dans la Société traditionnelle, il prend sa place dans le village, il devient un homme.

L'initiation des filles a des caractères moins accusés que celle des garçons, ce qui reflète la place faite à la femme dans la société forestière de Haute-Guinée.

Le fait qu'elle soit centrée sur l'excision alors que les garçons connaissent une initiation séparée du rite de la circoncision, confirme cette différence.

Il s'agit plus à la vérité d'un rite de passage que d'une véritable initiation et cela est encore plus vrai là où les institutions forestières ont été les plus dégradées, en pays Kissi.

« Le but premier de l'initiation des filles, dit D. Paulme, est d'assurer la fécondité des novices, l'importance sociale « d'une femme étant fonction de ses maternités » 119.

A cette occasion on note l'importance donnée à l'élément liquide tant dans la phase opératoire que dans celle post-opératoire, marquant ainsi encore une fois le lien eau-femme-fécondité.

L'eau est souvent l'habitat des ancêtres dont les âmes (nyi-nienvui, etc.) vont s'incarner dans le nouveau-né. C'est un lieu de réunion et de prière des femmes. C'est près d'un point d'eau que le camp d'initiation féminin est installé. C'est dans cette eau que la nouvelle excise est assise, purifiée et soignée, c'est là qu'elle fera ses ablutions pendant tout le stage, c'est là qu'elle prendra la plupart du temps le bain rituel qui le clôture.

C'est dans l'eau que parfois les clitoris sont jetés. C'est au Tendo, panier à poisson, que les sacrifices seront faits pour assurer la réussite de l'opération et la fécondité des opérées.

Mais il n'y a pas durant la retraite suivant l'excision, de véritable enseignement donné, en pays Kissi tout au moins : c'est l'occasion d'une prise de conscience du rôle de la femme, le passage obligé vers l'état d'épouse et de mère (si par hasard une fille n'a pas subi l'excision avant son mariage, elle doit le faire avant le premier accouchement).

La femme non opérée se sentirait différente des autres et incapable de remplir son rôle.

Le seul enseignement donné concerne les rapports avec les hommes et la conduite à tenir envers eux pour ne pas être considérée comme une esclave même si la femme occupe une position seconde.

Il en ressort une solidarité féminine qui se marque tout au long de la vie accouchement, initiation des fillettes, femmes de demain, funérailles où souvent sont exécutées les danses de l'initiation féminine.

Cette coutume, même replacée dans le cadre de la Société africaine, semble barbare. Ce caractère ne doit pas être passé sous silence, donnons-en quelques exemples :

Souvenons-nous de la phrase de Zeboulou « celles qui ne reviennent pas se sont conduites comme des sorcières ». Baptiser une femme sorcière est un moyen commode de se débarrasser de qui on veut.

Le Nyomou peut avorter, donc les stagiaires qui sont dans son ventre doivent être supprimés. C'est ainsi que, dans le canton Kpellé du Moné, à Ouonmin, une année un fils d'esclave était à l'initiation et ses camarades se moquaient de lui, il promit de se venger : l'initiation suivante, ce fils d'esclave était Nyomou, il déclara avorter et comme il ne pouvait se tromper, il fallut bien se rendre à l'évidence, c'est-à-dire qu'on tua tous les jeunes gens qui se trouvaient à l'Initiation. Depuis ce jour il n'y eut plus d'initiation à Ouonmin. C'est pour des raisons semblables que l'excellent chef G'bé G'bé avait supprimé l'Initiation dans le canton Kono du Saouro.

Nous ne parlerons que pour mémoire de la grande mortalité dans le Polon et le Hani par suite du manque de soins et des conditions de vie.

Cependant on peut concéder que l'Initiation était une institution sociale respectable avant l'arrivée de la France puisqu'elle correspondait à un certain stade de civilisation et surtout parce qu'elle répondait à certains besoins, besoins qui étaient ceux d'un état de guerre permanent. Mais avec la période française, la paix s'était établie en pays Kono, Manon, Kpellé et Toma et la justification du Polon s'était amoindrie.

Le sens de l'Initiation s'était estompé, les besoins auxquels elle répondait avaient disparu. La forme était restée, le fond était parti. L'Initiation était devenue une source de revenus pour certaines catégories de personnes et le mystère dont on l'entourait n'avait pour but que d'augmenter ces revenus. Tout le monde savait pourtant à quoi s'en tenir, les femmes comme les hommes ; mais la crainte du poison et la pression sociale préservaient le secret. Le secret de quoi d'ailleurs ? Car il n'y avait rien à cacher. Derrière la palissade du Polon il n'y avait que des hommes : cela, initiés et non-initiés le savaient aussi bien les uns que les autres. Il était souhaitable que l'Initiation se transforme. Répétons-le : nécessaire avant 1911, elle n'apportait plus aux populations qu'un lourd fardeau sans aucune contrepartie. Mais une mesure radicale n'aurait rien résolu : la frontière du Libéria était proche et il aurait été facile de la franchir pour aller s'y faire initier. Il aurait été difficile par contre de vérifier si l'interdiction était respectée, à moins de disposer d'effectifs de police suffisants et d'être décidés à utiliser la force. On pouvait cependant limiter l'Initiation, réduire le temps, contrôler les entrées et les sorties, vérifier que les règles coutumières étaient respectées... Avec le temps, ce fruit d'un arbre mourant, serait tombé.

Qu'en a-t-il été après l'indépendance ? Les nouvelles conditions créées par celle-ci ont-elles eu une influence sur l'Initiation et dans quel sens ? Ce serait un point intéressant à éclaircir.

On a noté que l'évolution politique a amené un renouveau des institutions ayant trait à l'Initiation 120. Ce retour aux traditions ancestrales ne s'est pas accompagné d'un approfondissement de leur sens profond. Au contraire, à notre avis, c'est l'aspect formel qui a été plus ou moins restauré comme manifestation de la personnalité des peuples forestiers et par réaction contre les formes de civilisation étrangères à leur mentalité bien qu'ils en aient adopté maints aspects matériels.

Facteur de personnalisation et de cohésion, l'Initiation est aussi, ne l'oublions pas, source de revenus pour un nombre appréciable de notables aux fonctions diverses qui ont sur ce plan un intérêt certain à en perpétuer les aspects les plus « rentables ».

Notes
102. D. Paulme. Les gens du riz. Op. cit., pp. 33 et 114-115.
103. Y. Person. Les Kissi et leurs statuettes de pierre. Op. cit., pp. 37-38-39.
104. D'après P.D. Gaisseau (op. cit., p. 142) Bakorogui semble être la réplique du Nyomou Hilé des Kpellé auxquels les Toma l'auraient emprunté et qui ne peut d'ailleurs parler qu'en Kpellé. Niangoueï, cité par P.M. Gamory-Dubourdeau, semble être le même qu'Angbai de P.D. Gaisseau : même masque sans bouche surmonté de cornes.
105. D. Paulme. Les gens du riz. Op. cit., p. 10.
106. P.M. Gamory-Dubourdeau. Notice sur les Toma. Op. cit., p. 339.
107. P.D. Gaisseau. Forêt sacrée. Op. cit., pp. 30-178-188.
108. P.D. Gaisseau. Ibidem, p. 238.
109. P.M. Gamory-Dubourdeau. Notice sur les Toma. Op. cit., p. 341.
110. Et nous écrivions cela en 1947 !
111. Th. Mengrelis. L'initiation chez les Guerzé. Notes africaines, no. 29, IFAN, Dakar, janvier 1946.
112. P. D. Gaisseau. Forêt sacrée. Op. cit., p. 185.
113. P.M. Gamory-Dubourdeau. Notice sur les Toma. Op. cit., p. 341.
114. Th. Mengrelis. La sortie des initiés en pays Guerzé. Notes africaines, no. 50, IFAN, Dakar, avril 1951.
115. Th. Mengrelis. Fête de sortie de l'excision en pays Manon. Notes africaines, no. 49, IFAN, Dakar, janvier 1951.
116. P.D. Gaisseau. Forêt sacrée. Op. cit., pp. 199-202 à 216.
117. D. Paulme. L'initiation des filles en pays Kissi. Conférence internationale des africanistes. Bissao 1947, vol. 5, 2e partie, Lisbonne, 1952, pp. 303 à 328.
118. Cette coutume est à rapprocher de celle des Bassari (Tenda de Guinée et Sénégal) où les garçons à partir d'un certain âge couchent ensemble dans une case, l'Ambowor, où les filles vont les retrouver la nuit. Les Proto-Kissi semblent venir précisément de la région nord-ouest du Fouta-Djallon.
119. D. Paulme. L'initiation des filles en pays Kissi. Op. cit., p. 328.
120. B. Holas. Le culte de Zié. Op. cit., pp. 10-11.


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