Georges Fischer
L'indépendance de la Guinée et les accords franco-guinéens
Annuaire français de droit international, volume 4, 1958. pp. 711-722.
Courtoisie : Persée.fr
Au moment où l'Annuaire est déjà sous presse, sont publiés les accords franco-guinéens du 7 janvier 1959 1. Nous tenons à en donner un aperçu superficiel et à rappeler, en quelques mots la situation qui a conduit à la conclusion de ces accords.
1° La Constitution de la Ve République admet le droit de sécession et prévoit deux méthodes par lesquelles ce droit peut s'exercer. La première est celle définie au préambule et à l'article 1er. Invoquant le principe de la libre détermination des peuples, ces textes disposent, en substance, que les territoires d'Outre-Mer dont les peuples rejetteraient la Constitution au référendum, deviendrait, ipso facto, indépendants. Cette première méthode qui n'implique aucune intervention des autorités de la République ne peut être employée qu'à une seule occasion : celle du referendum constitutionnel.
La deuxième méthode est prévue par l'article 86 de la Constitution : un Etat membre de la Communauté peut devenir indépendant si l'Assemblée législative de cet Etat le demande, si cette demande est confirmée par un referendum et si les modalités de l'indépendance sont déterminées par un accord approuvé par le Parlement français et par l'Assemblée législative de l'Etat en question.
2° Le projet de Constitution a été vivement critiqué par M. Sékou Touré, Président du Conseil de Gouvernement de la Guinée française et Secrétaire général du Parti démocratique de Guinée. Les principales critiques de M. Sékou Touré peuvent se résumer comme suit : la Communauté est d'un caractère inégal ; il n'existe pas de véritables compétences communes et celles qualifiées de telles sont trop nombreuses ; la citoyenneté commune ne tient pas compte du sentiment national des peuples appelés à participer à la Communauté ; la Communauté contribuera, comme l'a déjà fait la loi-cadre, à la balkanisation de l'Afrique. A M. Sékou Touré qui insistait sur le droit à l'indépendance, le général De Gaulle répondait le 25 août 1958 à Conakry :
« Cette Communauté, la France la propose; personne n'est tenu d'y adhérer. On a parlé d'indépendance, je dis ici plus haut encore qu'ailleurs que l'indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre, elle peut la prendre le 28 septembre en disant « non » à la proposition qui lui est faite et dans ce cas je garantis que la métropole n'y fera pas obstacle. Elle en tirera bien sûr des conséquences, mais d'obstacles, elle n'en fera pas, et votre territoire pourra, comme il le voudra et dans les conditions qu'il voudra, suivre la route qu'il voudra ».
3° Au referendum constitutionnel du 28 septembre 1958, sur 1 408 500 électeurs inscrits en Guinée, 1 136 324 se sont prononcés pour le non, et 56 981 pour le oui. Dès le 29 septembre le gouvernement français faisait au gouvernement guinéen la communication suivante :
« L'article 1er de la Constitution spécifie que la République et les peuples des « territoires d'Outre-Mer qui, par un acte de libre détermination, adoptent la présente Constitution, instituent une Communauté. Par le vote du 28 septembre, les électeurs guinéens ont refusé l'adoption de la Constitution soumise à leur approbation «
De ce fait, la Guinée se trouve séparée des autres territoires de l'A.O.F. qui ont approuvé la Constitution
« De ce fait, la Constitution ne sera pas promulguée en Guinée.
« De ce fait, la Guinée ne dispose d'aucune représentation valable à l'intérieur de la Communauté, qu'il s'agisse des organismes métropolitains ou africains.
« De ce fait, la Guinée ne peut plus recevoir normalement le concours ni de l'administration de l'Etat français ni des crédits d'équipement.
« De ce fait, les responsabilités assumées par l'Etat français en Guinée doivent être profondément révisées.
« Afin de ne pas perturber le fonctionnement administratif et financier du territoire, les fonctionnaires de l'Etat français en service en Guinée demeureront à leur poste dans l'immédiat, mais un plan de transfert de ces fonctionnaires, mutés à des postes identiques dans d'autres territoires sera établi et réglé par le Haut Commissaire en A.O.F. et mis en application dans un délai de deux mois par voie progressive et méthodique. De même, la suspension des opérations d'équipement ne permettra aucune initiative nouvelle. »
4° Les autorités guinéennes ont insisté avant, comme après, le referendum sur le fait que la décision de voter « non » n'équivalait pas à un désir de sécession mais à une volonté d'association sur pied d'égalité. Dès le 1er septembre 1958, M. Sékou Touré en annonçant son « non » a déclaré : « nous ne voulons pas nous déterminer sans la France ou contre la France ».
Aussi le nouvel Etat attend-il avec impatience sa reconnaissance de jure par la France. Le 4 octobre, le Gouvernement de la Guinée adresse au Président de la République ainsi qu'au Président du Conseil un message télégraphique dans lequel il exprime au Gouvernement français « une volonté sincère de sauvegarder et de développer l'amitié et la collaboration fraternelle dans l'intérêt même des peuples ». Le 6 octobre, accusant réception de ce télégramme, le Ministre de la France d'Outre-Mer indique que la France se réserve de consulter la Communauté avant de fixer ses rapports avec la Guinée. Le 9 octobre, M. Sékou Touré demande la reconnaissance du Gouvernement de la Guinée et exprime son désir de conclure avec la France un accord d'association. Le 16 octobre, le Général de Gaulle confirme que la reconnaissance doit être précédée de l'examen des accords d'associations de la consultation des organes de la Communauté et de la preuve fournie par le nouvel Etat de sa capacité d'exercer ses compétences étatiques 2. M. Sékou Touré insiste une fois de plus sur la reconnaissance de jure par la France. Le 22 novembre, une note française réaffirme, mais dans des termes plus nuancés, les positions précédentes 3. Le 1er décembre, M. Sékou Touré demande au Général de Gaulle que la France assume le parrainage de la candidature guinéenne à l'O.N.U. Cette demande ne reçoit pas de suite et la Guinée est admise à l'O.N.U. par décision du Conseil de Sécurité du 9 décembre et de l'Assemblée générale du 12 décembre. Ces deux organes se prononcent à l'unanimité moins la voix de la France. Cependant le 2 décembre un protocole d'accord relatif au maintien de la Guinée dans la zone franc est signé par des représentants guinéens et français.
Reconnue par 58 Etats à la date du 10 décembre, la Guinée réclame toujours plus vigoureusement sa reconnaissance de jure par la France et le 18 décembre, l'Assemblée Nationale de Guinée vote une résolution demandant la suspension de toute négociation avec la France, tant que le problème de la reconnaissance d& jure ne sera pas réglé. La signature des accords du 7 janvier, précédées de nombreuses discussions portant sur la procédure et la forme, représentent un compromis entre les deux Parties. Ces accords constituent implicitement une reconnaissance de jure, bien que le mot ne soit pas mentionné.
5° II ressort de ce qui précède que deux éléments tout à fait distincts tendaient quelquefois à être confondus : la reconnaissance de jure et la conclusion d'un accord d'association. Voyons tout d'abord le problème de la reconnaissance. Il est clair qu'aucune disposition constitutionnelle n'empêchait les autorités de la République de procéder à la reconnaissance du nouvel Etat dont la naissance était rendue possible grâce au système adopté et aux déclarations faites par ces mêmes autorités. Ajoutons que l'existence de la Communauté ne saurait avoir pour effet de supprimer la politique étrangère de la République et, la reconnaissance, acte de l'Exécutif, rentre précisément dans la conduite normale des affaires extérieures. En plus, l'article 77 de la Constitution donnait tous pouvoirs aux organes de la République d'exercer les compétences communes en attendant la mise en place des institutions de la Communauté.
Mais il est vrai également qu'un acte de reconnaissance est dans l'état actuel du droit international, une mesure entièrement discrétionnaire. L'attitude des Gouvernements ne se base pas sur des considérations juridiques, elle s'explique par des facteurs politiques. La déclaration du 29 septembre du Gouvernement français, en tirant les conséquences du résultat du referendum en Guinée, en organisant le transfert des pouvoirs, constituait une reconnaissance de facto et semblait annoncer une reconnaissance de jure.
Toutefois, quelques jours après, l'attitude officielle du Gouvernement a changé. Des arguments justifiant l'ajournement de la reconnaissance furent avancés et on peut les résumer comme suit. La Guinée après le referendum constitue une entité prétendant à l'exercice de toutes les compétences étatiques dans le domaine des relations internationales, sans être en mesure de les exercer toutes actuellement. Le nouvel Etat ne possède pas encore tous les éléments lui permettant d'assumer la responsabilité internationale en raison de faits pouvant survenir sur son territoire. Il ne suffit pas qu'un Etat accède à l'indépendance pour qu'il soit considéré comme un membre de la société internationale, il faut encore qu'il remplisse un certain nombre de conditions comme en témoigne notamment l'article 4 paragraphe 1 de la Charte de l'O.N.U. Il faut donc qu'un tel Etat se détache du complexe institutionnel dans lequel il se trouvait placé avant l'accession à l'indépendance.
C'est un processus qui demande du temps et qui ne peut s'effectuer qu'en collaboration avec l'ancienne métropole. Le nouvel Etat doit établir ses propres organes, mécanismes et structures, indépendants de ceux de l'ancienne métropole, et, pendant une période de transition, il doit prévoir, par voie d'accord avec celle-ci, l'utilisation de certains mécanismes de l'ancienne métropole. On pensait donc que les problèmes de la défense, de la représentation diplomatique, de la nationalité, du respect des droits acquis des citoyens français, de la collaboration technique, culturelle, financière et monétaire devaient faire l'objet d'accords et d'arrangements avant que l'ancienne métropole pût reconnaître le nouvel Etat 4.
6° A première vue, cette thèse tend à subordonner la reconnaissance, d'une part, au principe de réflectivité et, d'autre part, à certaines conditions (conclusion d'accords avec la France ou la Communauté sur certains points déterminés). Mais, à la considérer de plus près, cette thèse paraît quelque peu insolite.
Tout d'abord, la doctrine a soutenu qu'en réalité la reconnaissance d'un Etat nouveau par l'ancienne métropole équivaut à la renonciation par cette ancienne métropole à l'exercice de toute compétence sur le territoire du nouvel Etat, sauf en vertu d'une autorisation donnée librement et par voie conventionnelle 5. On pourrait estimer que l'accession à l'indépendance organisée et légitimée par l'ancienne métropole devrait valoir reconnaissance.
Nous n'avons pas trouvé de précédent dans la pratique récente, où une telle accession à l'indépendance n'ait pas été accompagnée de reconnaissance.
Venons- en au principe de l'effectivité. La métropole, en accordant l'indépendance à un pays, assume par là même une certaine responsabilité à l'égard de la Communauté internationale 6 et il serait inconcevable que l'indépendance fut accordée à un territoire qui ne disposerait pas de la plupart des moyens susceptibles d'assumer l'exercice des compétences étatiques. Les normes concernant ces moyens et ces compétences sont évidemment relatives : il n'est que de comparer les normes établies par la S.D.N. en 1931 (conditions que doit remplir un territoire sous mandat — en l'espèce l'Irak — pour accéder à l'indépendance) avec celles qui prévalent depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. La collectivité internationale accepte de plus en plus le dynamisme du principe de la libre détermination, reconnaît à l'indépendance des vertus propres. D'où une accélération du processus et — comme nous l'avons montré 7 — la période de transition ne se termine plus avec l'accession à l'indépendance, elle se prolonge bien au-delà de cette date. Il est admis que le nouvel Etat accède à l'indépendance avec des moyens plus limités que ceux exigés naguère et que pendant une certaine période suivant la proclamation de l'indépendance il peut compter, à sa demande, sur l'aide ou l'assistance spéciale de l'ancienne métropole et des organisations internationales.
La manière dont l'indépendance a été acquise, le verdict populaire approuvant la position d'un gouvernement qui, sous le régime de la Loi-cadre, exerçait des pouvoirs assez étendus d'autonomie interne, l'ordre qui régnait dans le pays, l'adoption rapide d'une Constitution, constituaient, semble-t-il, autant d'éléments permettant de conclure à l'efïectivité du nouvel Etat et de ses organes, indépendants de ceux de l'ancienne métropole 8.
Ce serait pousser très loin et d'une façon anachronique le principe de l'efïectivité que de le faire porter sur la qualité ou même l'existence de certains services publics.
La France semblait, en l'occurrence, tendre à considérer la reconnais sanccoem me un acte constitutif. Voyons quelle a été en la matière l'attitude des Puissances. Celles-ci ont attendu pour reconnaître les Etats associés l'Indochine, la promulgation par la France de la loi du 2 février 1950 approuvant les actes définissant les rapports de la France avec ces Etats 9. En revanche, la Guinée a été reconnue par la majorité des Etats membres de l'O.N.U. au cours des deux mois qui suivirent son accession à l'indépendance. Les Puissances traditionnellement amies de la France ont estimé que la non-reconnaissance par l'ancienne métropole qui a accordé l'indépendance au nouvel Etat, ne pouvait pas constituer un obstacle à ce qu'elles reconnaissent elles-mêmes le nouvel Etat.
En ce qui concerne les conditions relatives à la conclusion d'accords sur des points déterminés, il s'agit d'une position traditionnelle dans la pratique française. Ainsi Pierre Viénot, alors sous-secrétaire d'Etat aux Affaires Etrangères, déclarait, en 1939, au sujet des accords franco-syriens (qui ne sont jamais entrés en vigueur) : « II faut bien comprendre que le traité, c'est la formule nécessaire de l'évolution vers l'indépendance. Une tutelle, en effet, ne se liquide pas sans que se trouvent posées des questions complexes sur les relations futures entre le pupille émancipé et le tuteur : ce sont ces questions qui doivent être réglées par le traité. » 10
Lorsqu'en 1948, la qualité d'Etat associé fut reconnue aux trois Etats d'Indochine, un certain nombre de principes furent posés régissant les rapports de la France (ou de l'Union française) avec chacun des pays en question. L'accord de la Baie d'Along et les échanges de lettres annexes de 1948 furent explicités par les conventions de 1949. Ces textes apportèrent des limitations très nombreuses aux compétences des trois Etats, non seulement dans le domaine des affaires étrangères, mais aussi dans celui des affaires domestiques. On sait que cette construction s'est rapidement désagrégée. Rappelons que la France a reconnu, pendant la dernière guerre, l'indépendance des Etats du Levant. Cependant elle maintint des troupes sur leurs territoires et malgré leurs protestations, en attendant la conclusion d'accords avec eux. La majorité des membres du Conseil de Sécurité n'a pas admis cette thèse 11. En 1956, on a essayé également de négocier, avec la Tunisie et le Maroc, des accords d'interdépendance avant la proclamation de l'indépendance. Mais l'indépendance des deux protectorats a été proclamée par des communiqués communs qui annoncèrent simplement des négociations relatives aux modalités d'une interdépendance librement réalisée.
Quant aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne, ils ont d'une manière générale et plus ou moins longtemps à l'avance, fixé une date pour l'indépendance, établi les étapes qui seraient franchies pendant la période de transition, prévu en principe les mesures ou les accords qui seraient appliqués après la proclamation de l'indépendance.
Ainsi, tous les Etats métropolitains qui ont consenti à l'indépendance de certains de leurs territoires dépendants ont, avant d'accorder cette indépendance immédiatement ou à terme, conduit des négociations avec l'Etat à naître, en vue de ménager des transitions et d'obtenir des avantages. Mais aucun d'eux n'a hésité devant la reconnaissance de jure d'un Etat à qui il a accordé l'indépendance et aucun d'eux n'a posé comme condition d'une telle reconnaissance la conclusion d'accords portant sur des points déterminés.
Dans le cas de la Guinée, l'indépendance a été acquise sans aucune négociation, ni condition préalable. La France n'a posé des conditions qu'en échange de la reconnaissance de jure 12 . La différence entre la méthode suivie par la France dans le cas de la Guinée et celle appliquée par d'autres anciennes métropoles réside donc davantage dans la forme, la procédure, la chronologie. Elle n'en revêt pas moins une importance psychologique, politique et même juridique.
7° Quant au traitement du nouvel Etat par l'ancienne métropole, rappelons que la plupart des fonctionnaires français restèrent en place après l'accession à l'indépendance de la Tunisie et du Maroc et que ces deux pays continuèrent de bénéficier de l'aide financière de la France. Sur ce dernier point, la différence avec la Guinée est évidente. Cette différence s'explique par l'établissement de la Communauté, par les déclarations faites par le Général de Gaulle avant le référendum (« ceux qui prendront leur indépendance, le feront à leurs risques et périls ») par la volonté de ne pas offrir « une prime à la sécession ».
Les Etats-Unis ont apporté aux Philippines après l'accession de l'Archipel à l'indépendance, une assistance économique, technique et financière bien plus considérable que celle donnée pendant la période coloniale. En revanche,la Grande-Bretagne met fin, au moment où une colonie devient indépendante,à l'assistance et aux services fournis à celle-ci par la Colonial Development Corporation et par le Colonial Development and Welfare Fund.
8° Quoiqu'il en soit, les accords du 7 janvier équivalent à une reconnaissance de jure puisque le Préambule général emploie la formule suivante :
« Le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Guinée conscients de la nécessité d'établir des liens étroits de coopération et d'amitié entre les deux pays… ». D'ailleurs, le mot reconnaissance figure dans le communiqué publié à l'occasion de la signature des accords. Peu de temps après un échange de représentants diplomatiques a été effectué entre les deux pays.
Ces accords sont au nombre de trois et concernent respectivement l'appartenance de la Guinée à la zone franc, la coopération technique et administrative et les échanges culturels entre les deux pays. Il apparaît donc que pour le Gouvernement français, le règlement de ces trois problèmes constituait la condition de la reconnaissance de jure et l'on constate ainsi un assouplissement de l'attitude antérieure. Des accords de ce genre peuvent-ils être considérés comme rentrant dans la catégorie visée par l'article 88 de la Constitution, ainsi conçu : « La République ou la Communauté peuvent conclure des accords avec des Etats qui désirent s'associer à elle pour développer leurs civilisations ». A notre avis, une réponse affirmative doit être donnée à cette question et les accords prévus à l'article 88 pourraient ne pas porter nécessairement sur des questions politiques et militaires. Cependant, l'intention manifeste des deux Parties aux accords franco-guinéens était de ne pas considérer ceux-ci comme des instruments rentrant dans la catégorie visée par l'article 88. Toujours est-il que les accords franco-guinéens portent la marque des relations spéciales existant entre les deux Parties, relations différentes de celles qui s'établiraient normalement entre l'une des Parties et n'importe quel Etat tiers. Ils font partie d'un réseau d'accords particuliers qui lient la France, en tant qu'ancienne métropole à la plupart des Etats nouveaux à qui elle a accordé l'indépendance.
9° Le premier accord concerne l'entrée de la Guinée dans la zone franc. On sait que cette zone qui ne comprend en dehors de la Guinée que deux pays indépendants, la Tunisie et le Maroc, constitue l'expression, sur le plan économique et financier, d'une solidarité particulière et d'une discipline librement consentie. L'appartenance à la zone implique le libre transfert des paiements à l'intérieur de la zone, une orientation analogue de la politique des changes de tous les membres, la mise en commun des ressources en devises étrangères et, surtout et avant tout, la coordination de la politique commerciale, économique, financière et de crédit. Les transformations juridiques et politiques subies par certains membres de la zone franc ont eu pour conséquence un assouplissement des règles et de la discipline ainsi qu'un accroissement du rôle des institutions, comme le Comité monétaire auquel participent les Membres 13.
L'accord avec la Guinée prévoit la création d'une monnaie guinéenne qui sera définie par rapport au franc français, la modification de parité entre les deux monnaies ne pouvant s'effectuer que d'accord entre les Parties.
Il ressort de ce texte, lorsqu'on le lit dans son ensemble, que la France est toujours libre de procéder, sans l'accord de l'autre Partie, à une modification du taux de change du franc, puisque la monnaie guinéenne étant définie par rapport au franc français, une telle modification n'affecte pas la parité. En fait, les services compétents français admettent la nécessité (non énoncée dans le texte) d'une consultation préalable avec la Guinée au cas où une telle modification serait décidée par la France.
Il sera créé un institut d'émission guinéen dont les avoirs en francs seront déposés à la Banque de France. En cas d'épuisement de ces avoirs, la France consentira des crédits dans des limites déterminées.
Les préférences et les franchises commerciales en vigueur entre les deux pays avant l'indépendance guinéenne, sont maintenues. Les recettes en devises de la Guinée sont versées au Fonds de stabilisation des changes de la zone franc. Les prêts obtenus par la Guinée en devises étrangères sont également versées au Fonds, mais peuvent lui être retournés selon des conditions déterminées dans chaque cas particulier. Les prévisions d'exportation et d'importation feront l'objet d'examens périodiques en commun. Des programmes généraux d'importation, arrêtés en commun, fixeront les plafonds globaux d'importation de marchandises effectuée par la Guinée en provenance de pays tiers. Ces plafonds seront établis par catégories de produits et par zones monétaires. Dans le cadre de ces programmes la Guinée peut conclure des accords commerciaux, tout en assumant l'obligation d'informer le gouvernement français de l'ouverture de toute négociation commerciale.
Le gouvernement français, quant à lui, n'est tenu d'informer le gouvernement guinéen que de l'ouverture des négociations commerciales pouvant intéresser la Guinée. Le gouvernement guinéen et son institut d'émission assureront en Guinée l'application des directives du Comité monétaire au sujet de la réglementation du crédit ainsi que l'application de la réglement ationdes changes et ceci dans les conditions fixées par le Comité monétaire.
Le gouvernement guinéen est représenté dans ce dernier organisme ainsi que dans les autres chargés de la coordination de la politique monétaire de la zone franc 14.
Enfin, le Gouvernement guinéen ayant manifesté de l'intérêt pour la Communauté économique européenne, il est prévu qu'un accord fixera les modalités d'intervention de la France en faveur de l'association de la République de Guinée au bénéfice des dispositions du traité de Rome. La Guinée devenue indépendante échappe au régime d'association prévu par la quatrième partie du Traité de Rome s'appliquant aux pays et territoires d'outre-mer. Elle pourrait rentrer dans la catégorie des Etats auxquels, en vertu du Traité, les Six se sont déclarés prêts à proposer des négociations en vue de la conclusion de convention d'association économique à la C.E.E. Signalons que la disposition figurant dans l'accord franco-guinéen n'empêche nullement la Guinée de négocier directement avec la C.E.E. les modalités de son association au bénéfice du Traité.
10° Les accords relatifs à la coopération technique et administrative et aux échanges culturels sont des accords de principe et comportent donc moins de détails que les accords franco-tunisiens et franco-marocains 15 .
On remarquera aussi à la différence des accords avec la Tunisie, le Maroc, le Laos et le Cambodge, il n'y a pas d'accord avec la Guinée sur la coopération judiciaire.
Le Gouvernement français s'engage à mettre à la disposition de la Guinée le personnel administratif et technique que le gouvernement guinéen lui demandera. L'Institut des Fruits et Agrumes coloniaux pourra continuer à offrir ses services à la Guinée, dans le cadre d'une convention conclue directement entre cet Institut et la Guinée. La mission (française) d'aménagement régional de la Guinée continuera ses études au profit du Gouvernement guinéen sous réserve d'une Convention déterminant le financement de cet organisme qui a été dans le passé partiellement financé par le F.I.D.E.S. Le Gouvernement français facilitera l'accès aux établissements français d'enseignement et de formation des candidats guinéens et contribuera ainsi à la formation du personnel administratif et technique guinéen.
De son côté « le Gouvernement guinéen s'engage à établir un programme définissant ses besoins en personnel et à ne faire appel à des techniciens de pays tiers que dans la mesure où le Gouvernement français n'aurait pu satisfaire ses demandes ». Cette clause qui se retrouve textuellement dans l'accord sur les échanges culturels et qui vise dans cet accord le personnel de l'enseignement, reflète la nature spéciale des relations entre les deux pays.
Une telle disposition ne figure d'ailleurs pas dans les accords franco-tunisiens et franco-marocains de coopération technique et de coopération culturelle.
Elle figurait dans les accords franco-vietnamiens, franco-cambodgiens et franco-laotiens de 1949 et on la retrouve encore dans la Convention générale franco-laotienne du 22 octobre 1953 et dans les Conventions judiciaires franco-cambodgienne et franco-laotienne de 1953, franco -marocaine et francotunisienne de 1957.
On peut se demander la manière dont doit être interprétée la disposition figurant dans l'accord franco-guinéen. La Guinée est-elle tenue d'honorer son engagement si un Etat tiers fournit du personnel à des conditions plus avantageuses que la France ? Il semble bien que cet engagement s'entend toutes choses étant égales.
11° L'accord sur les échanges culturels prévoit comme nous venons de le voir que la France mettra à la disposition de la Guinée du personnel de l'enseignement primaire, secondaire et technique nécessaire au fonctionnement des établissements publics d'enseignement guinéens. Des facilités seront données aux étudiants guinéens et aux candidats guinéens à l'enseignement, pour bénéficier des cours et de la formation donnés par les institutions universitaires françaises. Les établissements d'enseignement privé fonctionnant en Guinée conservent le bénéfice des autorisations délivrées, sauf modification éventuelle de la législation guinéenne. Cette disposition vise avant tout à empêcher l'adoption éventuelle de mesures administratives arbitraires.
Les conventions culturelles franco-marocaine et franco-tunisienne prévoient que la France garde certains établissements d'enseignement et peut en créer d'autres. Le personnel enseignant de ces établissements relève des autorités françaises. Par ailleurs dans ces pays, l'assistance culturelle en personnel d'enseignement s'effectue au bénéfice des écoles marocaines et tunisiennes dont le programme est librement établi par les Gouvernements des nouveaux Etats. Une solution différente est adoptée par l'article 7 des accords culturels franco-guinéens, solution qui va bien plus loin que celle des accords franco-tunisiens ou franco-marocains et qui reflète une fois de plus le caractère tout à fait particulier des relations établies entre les deux Parties. Voici le texte de l'article 7 :
« Le Gouvernement guinéen s'engage à suivre dans ses établissements d'enseignement les programmes français sous réserve de certaines adaptations, notamment en ce qui concerne l'histoire, la géographie et les sciences naturelles. Ces adaptations seront définies d'un commun accord. Les études conformes à ces programmes seront sanctionnées par des diplômes délivrés par les autorités guinéennes à la suite d'examens passés devant des jurys constitués conformément à la réglementation française. Le Gouvernement français s'engage à reconnaître aux diplômes ainsi délivrés la même valeur qu'aux diplômes français correspondants. On peut se demander si une telle disposition est tout à fait compatible avec les besoins d'un Etat nouveau qui est en même temps un pays très retardé et dont les méthodes de formation de cadres ne peuvent pas être les mêmes que celles employées par un pays comme la France.
Dans le système français d'assistance technique et en particulier dans celui qui est appliqué dans les relations avec le Laos, le Cambodge, le Vietnam, la Tunisie et le Maroc, la France couvre quelquefois la totalité, plus souvent une partie de la rémunération versée aux assistants techniques français.
Nous avons montré que de telles méthodes s'avéraient indispensables, pour diverses raisons, dans des pays insuffisamment développés 16. Les arrangements relatifs à la contribution de la France ne figurent pas toujours dans le texte même des accords mais sont publiés au moyen de communiqués du Gouvernement. Rien n'a encore été dit au sujet de ce problème tel qu'il se posera en Guinée. Il est cependant clair que l'ampleur de l'assistance technique et culturelle dépendra de la solution qui sera donnée à ce problème financier.
Notes
1. Doc. Fr., N.E.D., n° 2503, 29 janvier 1959.
2. Voici la teneur de ce message :
« Le Gouvernement a pris connaissance de votre nouveau télégramme du 9 octobre et vous donne acte à la fois de votre demande tendant à obtenir la reconnaissance de l'actuel Gouvernement de la Guinée et votre désir de conclure éventuellement un accord d'associatio entre la Guinée et la République Française. Pour que le Gouvernement puisse entrer dans la voie que vous souhaitez, vous comprendrez certainement que diverses conditions doivent être remplies au préalable. Il s'agit en premier lieu pour le Gouvernement de connaître vos intentions notamment en ce qui concerne les demandes que vous croiriez devoir formuler quant à ce que pourrait être un accord d'association. Il s'agit pour lui de recueillir les preuves que l'actuel Gouvernement de la Guinée pourrait donner quant à ses possibilités d'assurer effectivement les charges et les obligations de l'indépendance et de la souveraineté.
Il s'agit pour lui, enfin, de consulter les organes de la Communauté quand ils seront en place, sur le sujet des rapports à établir avec l'actuel Gouvernement de la Guinée. » (Sekou Touré, L'Action politique du Parti démocratique de Guinée pour l'Emancipation Africaine, tome 2, Conakry, 1958, p. 161.)
3. En voici la teneur :
« Le Gouvernement de la République Française a confirmé, au lendemain du référendumdu 28 septembre, qu'il ne faisait pas obstacle à la rupture des liens existant entre la France et la Guinée. Il a manifesté cette reconnaissance « de facto » par l'envoi auprès du Conseil de Gouvernement de Guinée d'un chargé de mission pour régler les principales questions posées dans l'immédiat par la situation ainsi survenue.
« En même temps, le Gouvernement de la République française a précisé que l'établissement définitif de ses rapports avec la Guinée dépendait de la conclusion des accords qui seraient éventuellement passés et de l'acquiescement de la Communauté aux conventions ainsi établies.
« Le Gouvernement français n'ignore pas que ces conditions ne pourront être satisfaites sur le champ. Aussi est-il disposé, si la Guinée en exprime le désir, à laisser en place pour le moment les organismes de la zone franc et les services de sécurité aérienne et maritime.
« Le maintien en place de ces organismes est toutefois conditionné par le rétablissement des modalités régulières d'existence de la zone franc et par le respect, de la part de la Guinée, des règles fondamentales du statu quo.
« Dans cette perspective, et en attendant les propositions précises de négociations que la Guinée voudra présenter, la mission du Gouverneur Risterucci sera réduite, à compter du 1er décembre, les problèmes concernant les conséquences administratives de la situation nouvelle étant pratiquement réglés. Un organisme de liaison pourra, toutefois, continuer à assurer les contacts de fait et centraliser certaines questions litigieuses concernant la Communauté en Guinée.
« Cette situation provisoire prendrait fin lors de l'aboutissement éventuel de la négociation qui pourrait s'engager. C'est sur la base des accords conclus que la question de la reconnaissance « de jure » de la République de Guinée pourrait alors être résolue. » Ibid., p. 172.
4. Le représentant de la France au Conseil de Sécurité a insisté sur les délais nécessaires pour que s'effectue sans heurts le transfert des pouvoirs et sur les liens qui devaient s'établir entre le nouvel Etat et l'ancienne métropole. Et il a poursuivi dans ces termes : « Est-ce à dire que tous les problèmes corrélatifs à l'accession de la Guinée à l'indépendance soient maintenant résolus ? Je suis tenu de répondre par la négative. Nul pays, surtout nouveau venu dans la Communauté internationale, ne pourrait demeurer isolé et son statut par rapport aux autres membres de cette Communauté et plus spécialement par rapport à ceux qui l'entourent, doit être nettement déterminé ». V. S/PV. 842, 9 décembre 1958. Notons qu'à cette époque le Gouvernement français semblait avoir réduit le nombre des points sur lesquels des accords devaient intervenir.
5. Chen, The International law of Recognition, London, 1951, p. 80.
6. Le représentant de la France au Conseil de Sécurité a admis que la France assumait une telle responsabilité. S/PV. 842.
7. A.F.D.I., 1957, pp. 92 s.
8. Cf. Charpentier, La reconnaissance internationale et l'évolution du droit des gens, Paris, 1956,. p. 162.
9. Rousseau, Droit International Public, p. 298.
10. Centre d'Etudes de Politique Etrangère, Les relations de la France et de la Syrie, Paris, 1939, p. 15.
11. Conseil de Sécurité, 19e à 23e séances (1946). Finalement des accords économiques et financiers n'ayant aucun caractère spécial furent conclus le 24-1-1948 avec le Liban et le 7-2-1949 avec la Syrie.
12. Sans doute, le préambule et l'article 1er de la Constitution énonçaient-ils un droit, dont on croyait qu'il ne serait pas exercé.
13. La Zone franc en 1957, 5e Rapport Annuel du Comité Monétaire de la Zone franc, Paris, 1958, pp. 7, 13, 14, 15-16; de Saïnt-Legier, A.F.D.I., 1956, p. 260. L'assouplissement des règles ressort de la pratique tunisienne adoptée depuis la dévaluation du franc du 27 décembre 1958 et aussi d'une comparaison des trois textes suivants : Conventions économiques et financières franco-tunisiennes du 3 juin 1955 (Doc Fr., N.E.D., n° 2034, 18 juin 1955), Convention franco-togolaise du 24 février 1958 (La Zone franc en 1957, p. 362) et le Protocole franco-guinéen du 7 janvier.
14. Dans une note verbale remise au gouvernement guinéen fin octobre, le gouvernement français faisait connaître que l'appartenance à la zone franc comportait notamment l'obligation suivante : « La coordination du commerce extérieur et la passation de tous les accords commerciaux avec les pays étrangers dépendent exclusivement des autorités monétaires de la zone franc. Cette mission entraîne l'exercice, par ces mêmes autorités, d'un contrôle des changes dans tous les pays de la zone ». voir ouvrage cité, supra, note 2, p. 164.
L'accord du 7 janvier ne va pas aussi loin, pas plus d'ailleurs que la pratique suivie par la Tunisie et le Maroc.
15. Voir notre article A.F.D.I., 1957, pp. 92 s. D'après les accords franco-guinéens, les contrats-types offerts aux assistants techniques français seront établis par un accord particulier entre le gouvernement français et le gouvernement guinéen. C'est bien la même procédure qui a été suivie ave la Tunisie et le Maroc. Mais dans ces cas, les fonctionnaires français restés sur place et leurs syndicats ont activement collaboré à l'élaboration des contrats types. En Guinée, comme nous l'avons vu, l'écrasante majorité des fonctionnaires français a été retirée après l'accession à l'indépendance.
16. Voir A.F.D.I., 1957, p. 103.