Paris. Editions Git le Coeur. 1972. 270 p.
La colonisation ayant été une longue nuit, le peuple avait cru en sortir en 1958. Hélas ! à la nuit coloniale, faite de travaux forcés et d'impôts excessifs a succédé la nuit néo-coloniale, faite de misère, d'humilitation, d'oppression. Cette nuit néo-coloniale est la résultante de la misère des masses populaires, de la répression des appareils bureaucratiques et policiers, de la défection de ceux qui auraient dû diriger la lutte de libération des masses.
La baisse constante du niveau de vie et la défectuosité des services sociaux rendent la vie des masses guinéennes insupportable.
La situation des masses guinéennes se caractérise par l'accélération constante de la baisse du niveau de vie, conséquence de la faiblesse des revenus et de l'élévaton constante du coût de la vie. Ce sont les paysans, les ouvriers, les petits fonctionnaires qui sont les principales victimes. Le niveau de vie des paysans résulte du rapport entre les prix d'achat des produits agricoles et les prix de vente des produits manufacturés. Or, l'évolution de ce rapport depuis l'indépendance est caractérisée par la baisse ou la stagnation constante du prix d'achat et l'augmentation régulière du prix des produits fabriqués. A cette évolution défavorable, s'ajoute la baisse constante et catastrophique de la production. Ainsi, gagnant toujours moins, le paysan est contraint d'acheter toujours plus cher. L'indépendance au lieu d'améliorer sa condition, l'a au contraire empirée ; le gouvernement a été incapable de résoudre le problème paysan. Alors qu'il aurait fallu procéder à la transformation des structures rurales et à leur adaptation aux exigences nouvelles, le gouvernement a transformé les hauts fonctionnaires en propriétaires fonciers, en leur accordant de larges crédits pour faire des champs.
Si les salaires des petits fonctionnaires ont été relevés peu après l'indépendance, l'effet de ce relèvement a été rapidement annulé par l'nstauration d'un impôt de 5 % dit « de contribution au succès du plan triennal » (1960). Par la suite, les salaires sont restés bloqués sept ans durant, pendant que le coût de la vie montait en flèche. Il en a été de même pour les ouvriers du secteur public et privé. Par contre, les ouvriers du secteur industriel minier connaissent une situation relativement plus favorable, le salaire y est plus élevé et ils bénéficient de fournitures en nature.
L'accaparement du secteur commercial par la bourgeoisie bureaucratique et compradore a rendu intenable la position des petits dioulas qui, ne pouvant se ravitailler auprès des entreprises nationales, sont réduits au rôle de simples exécutants des grands commerçants.
Les artisans voient leurs activités péricliter lentement mais sûrement. En effet, la nouvelle bourgeoisie avide de produits étrangers, dédaigne les cEuvres des artisans locaux.
Les conditions de vie des masses sont encore aggravées par l'élévation constante du prix des produits. Au lendemain de l'indépendance, le gouvernement qui importait des pays socialistes à des prix très bas, avait procédé à une baisse générale du prix des produits de première nécessité 1. Mais, très tôt, la spéculation monétaire, le trafic et la pénurie firent déclencher un processus d'élévation constante de ces prix. En 1964, le prix des produits de première nécessité avait augmenté en moyenne de 250 50 2. Depuis, la situation s'est encore détériorée, d'autant plus qu'à la cherté des produits vient s'ajouter la pénurie. Le marché est constamment en rupture de stocks, la pénurie permanente touche l'ensemble des produits de première nécessité. C'est d'abord le riz, principal produit de consommation des masses guinéenne :
Malgré l'aptitude incontestable de la Guinée à la riziculture (maints projets coloniaux envisagèrent d'en faire le « grenier à riz » de l'Afrique Occidentale française) le pays était déficitaire : ce déficit s'est occentué rapidement de 1960 à 1966, se traduisant par une augmentation considérable des importations de riz : d'une dizaine de milliers de tonnes dans les années 1950-1960 à environ 60.000 tonnes par an en 1965 et 1966 3.
Le prix auquel le gouvernement achetait le riz aux paysans était si bas qu'il découragea très tôt ces derniers. Ce fut dès lors, la diminution constante de la production nationale ; la commercialisation de la production locale se rétracta ; le paysan qui n'y trouvait plus d'intérêt recourut de plus en plus à l'auto-consommation, rendant ainsi plus problématique le ravitaillement des villes. Il fallait recourir chaque jour davantage à l'importation pour subvenir tant bien que mal aux besoins des populations urbaines.
L'augmentation incessante des importations de riz contribuait au déséquilibre de la balance à l'égard de l'étranger. Presque toute la consommation urbaine, celle même des salariés se trouvant en brousse( par exemple les équipes de travaux publics) était assurée par le riz importé. A partir de 1963, ces importotions (de même que celles de divers autres produits alimentaires : farine, lait en poudre) furent assurées essentiellement par les Etats-Unis. En 1966, sur 38.961 tonnes de riz importé, les Etats-Unis en avaient fourni 80 %, la Chine populaire 19,9 %. Les produits complémentaires du riz (fonio, maïs, manioc, patates douces, etc, taro) sont aussi touchés par la pénurie, ainsi que la viande dont la consommation est devenue un luxe. Ce fait qui paraît d'autant plus paradoxal que la Guinée disposait de plus de 1.500.000 têtes de bétail pour 4 millions d'habitants en 1958, s'explique pourtant aisément ; les éleveurs, surtout à partir de la création du franc guinéen (mars 1960) préféraient vendre en contrebande leur bétail en Sierra-Leone et Liberia pour se procurer des marchandises introuvables en Guinée. Les commerçants utilisaient la contrebande de bétail pour faire évader les capitaux bloqués en francs guinéens 4.
Le poisson qui aurait pu suppléer à la pénurie de viande, est aussi introuvable ; quant au pain, il était devenu un luxe. Aux masses qui se plaignaient de manquer de pain le président M. Sékou Touré eut l'audace de répondre :
Vous vous plaigniez qu'il n'y a plus de pain, mais vos grands-pères ne connaissaient pas le pain, ils buvaient du sadi 5, alors buvez vous aussi du sadi.
Même le sel, qui était auparavant un produit très répandu en Guinée, est devenu introuvable. Enfin la dilapidation des devises par la bourgeoisie empêche l'importation des produits de première nécessité.
Les transports, la santé publique et l'enseignement ont été eux aussi négligés par la bourgeoisie guinéenne. Citons tout simplement le ministre Magassouba Moriba :
A plus d'un niveau, on constate une négligence coupable dans l'accomplissement du devoir : l'enseignant qui se soucie peu de l'éducation des enfants qui lui sont confiés, le responsable d'entreprise qui néglige le problème du ravitaillement de l'entreprise en matières, entraînant ainsi des ruptures de stock ; le commis qui vient en retard fait acte de présence dans son bureau et remet toujours au lendemain ce qu'il peut faire en quelques minutes ; la secrétaire dactylographe qui passe son temps à se promener entre Sonatex, Confection et autres magasins de luxe, le médecin qu'on trouve rarement à son service même en cas d'urgence, le personnel infirmier qui abandonne son poste de garde pour aller au cinéma, la sage-femme inconsciente et arrogante à l'égard de ses parturiantes, qui préfère consacrer son temps à l'écoute des émissions radiophoniques ou à la lecture de photo-romans… Des immeubles ou édifices administratifs se délabrent à côté d'un service de gestion immobilière sans initiative, incapable et plein d'irresponsables. Des entreprises telles que Transmat, Batiport, Nafaya, Confection, Sabouya, Ematec dont les chiffres d'affaires se situent autour de milliards, manquent régulièrement de marchandises, alors qu'on trouve sur le marché ou avec des « bana-bana », mais à prix d'or, ces mêmes marchandises commandées par l'Etat et en devises. Des entreprises telles que Enimob ne font que du vol au niveau de l'Etat et du trafic au niveau des ambassades étrangères au cours de rachat de matériel aux frais de l'Etat. Des directeurs d'entreprises et chefs de service en pleine crise d'autorité ne cherchent qu'à s'accrocher à leur poste au détriment du bon fonctionnement de leurs services ou entreprises ! Le bien de l'Etat, donc du peuple, est mal géré, mal administré 6.
La situation des masses guinéennes est, ainsi, toujours plus misérable. Elle est intolérable et insupportable. Aussi faut-il toute la force d'oppression et de répression de la bourgeoisie proimpérialiste pour les maintenir provisoirement dans cette situation.
C'est l'unique parti en Guinée. Au départ, le système de parti unique n'a pas été entièrement imposé par la force ; l'enthousiasme et les grandes espérances du début de l'indépendance ont joué un rôle important dans la transformation du PDG en parti unique. Mais ce parti qui devait permettre aux masses guinéennes de s'exprimer et de réaliser leurs aspirations s'est vite mué en instrument de domination et de transmission des ordres de la bourgeoisie.
Depuis l'indépendance, le parti n'aide plus le peuple à formuler ses revendications, à mieux prendre conscience de ses besoins à mieux asseoir son pouvoir. Le parti d'aujourd'hui a pour mission de faire parvenir au peuple les instructions émanant du sommet 7.
Instrument de transmission, le parti devient en même temps instrument de surveillance des masses. Il :
double l'administration et la police et contrôle les masses pour s'assurer non de leur réelle participation aux affaires de la nation, mais pour leur rappeler constamment que le pouvoir attend d'elles obéissance et discipline… La transformation progressive du parti en un service de renseignement est l'indice que le pouvoir se tient de plus en plus sur la défensive 8.
Les masses ont perdu toute confiance dans ce parti gendarme. Si au début de l'indépendance, le peuple assistait avec enthousiasme aux meetings, les miliciens, cette garde prétorienne du régime, passent maintenant dans les différentes familles : gare à celui qui reste chez lui ; alors pour ne pas subir d'exactions chacun s'y rend. On applaudit, on fait semblant de manifester de l'enthousiasme. Tout le monde crie « vive Sily », mais chacun, dans son fort intérieur, maudit M. Sékou et sa clique :
En présence d'un membre du parti, le peuple se tait, se fait mouton et publie des éloges à l'adresse du gouvernement et du leader… Il faut entendre à l'écart du village, au café, cette déception amère du peuple, ce désespoir, mais aussi cette colère contenue… Les dirigeants du parti se comportent comme de vulgaires adjudants et rappellent constamment au peuple qu'il faut faire « silence dans les rangs » 9.
Le PDG qui s'affirmait
le “serviteur du peuple, qui prétendait travailler à l'épanouissement du peuple. Dès que le pouvoir colonial lui a remis le pays, s'est dépêché de « renvoyer le peuple dans sa caverne” 9.
Instrument de transmission, de surveillance policière et de répression, le PDG sert en même temps d'instrument de corruption et de réussite individuelle. Son action est doublée par celle de l'appareil d'Etat, second instrument de domination de la bourgeoisie au pouvoir.
En plus des moyens directs de répression (parti, appareil d'Etat), la bourgeoisie guinéenne utilisa Sékou Touré pour endormir la conscience des masses :
Comme elle ne partage pas ses bénéfices avec le peuple, et ne lui permet aucunement de profiter des prébendes que lui versent les grandes compagnies étrangères, elle va découvrir la nécessité d'un leader populaire auquel reviendra le rôle de stabiliser le régime et de perpétuer la domination de la bourgeoisie 10.
M. Sékou Touré a semblé représenter, à un moment de l'histoire de la Guinée, les aspirations des masses guinéennes. Que la confiance des masses en sa personne ait reposé sur un malentendu, peu importe, dans ce cas précis. Le fait objectif est qu'elles croient voir en lui leur libérateur, La bourgeosie l'encense et le laisse faire. Il devient ainsi le « président directeur général de la société de profiteurs impatients de jouir que constitue la bourgeoisie » 11 guinéenne. Par ses discours, M. Sékou Touré endort la vigilance des masses populaires « il vient au secours de la caste, cache au peuple ses manoeuvres » 12 il devient :
l'artisan le plus ardent du travail de mystification et d'engourdissement des masses et ne manque pas à chaque fois de rappeler au peuple, les victoires qu'en son nom, il a remportées, signifiant ainsi aux masses, qu'elles doivent continuer à lui faire confiance 12.
Dans les premières années de l'indépendance, M. Sékou Touré fut ainsi un élément essentiel de la domination de la bourgeoisie guinéenne. Mais à partir de 1963, les masses découvrent progressivement sa vraie nature, celle d'un agent mystificateur ; dès lors son rôle devient de plus en plus difficile à tenir.
Cependant, en dépit de l'appareil de répression et de mystification de la bourgeoisie, les masses guinéennes auraient pu résister avec plus de succès si elles n'avaient pas été trahies par ceux qui devaient être leurs porte-parole ; les intellectuels.
Il est courant de dire que les « intellectuels africains sont révolutionnaires au bord de la Seine, et bourgeois en Afrique ». Très souvent ces propos sont tenus par des politiciens réactionnaires et arrivistes. Aussi, les progressistes africains les considèrent-ils avec mépris. En effet, si on cite abondamment les noms de ceux qui ont trahi, on feint d'ignorer ceux qui ont lutté courageusement et parfois jusqu'au sacrifice suprême. Il est juste que les intellectuels progressistes considèrent de tels propos, tenus par des hommes « vendus à l'impérialisme », avec mépris. Mais ils doivent cependant se pencher avec courage et lucidité sur le comportement peu glorieux de beaucoup de leurs collègues. En effet, lorsqu'on analyse objectivement le comportement de beaucoup d'intellectuels africains, on constate quatre attitudes fondamentales : trahison, opportunisme, défaitisme, attentisme.
Si nous considérons les anciennes colonies françaises, un phénomène curieux retient notre attention. L'écrasante majorité des intellectuels africains qui étaient des patriotes dans les années précédant les indépendances, ont soit rejoint les rangs de ceux qu'ils combattaient hier, soit se sont enfoncés dans le défaitisme ou l'attentisme les plus vils. Ainsi, la trahison au niveau des intellectuels arrivés à maturité avant les indépendances, est frappante. A quelques exceptions près, ils se sont tous intégrés aux bourgeoisies anti-nationales, actuellement au pouvoir. La génération suivante, celle arrivée à maturité juste après les indépendances a aussi, mais dans une moindre mesure, suivi leur trace. Les exemple ne manquent pas de ces intellectuels qui, il y a à peine six ou huit ans, militaient encore, parfois très activement au sein de la FEANF ou de l'UGEAO et qui ont aujourd'hui rejoint les rangs des gouvernants. Plusieurs parmi ceux qui ont été des militants ou même des responsables de ces organisations, occupent aujourd'hui de hautes fonctions politiques dans les régimes anti-populaires africains.
En Guinée, la trahison des intellectuels est une des raisons principales des malheurs actuels des masses guinéennes. Ces intellectuels guinéens, qui ont trahi leur peuple et se sont mis du côté de leurs exploiteurs, se classent en deux groupes selon le camp qu'ils ont choisi de servir.
Le premier groupe rassemble les « chiens de garde » du régime fascisant de M. Sékou Touré. Ils ont pour chef de file, M. Béhanzin, M. Keïta Mamadi, M. Kaba Sékou dit Alvarez, M. Diallo Taran, M. Barry Mamadou dit Meano, M. Nenekaly Camara. Ces intellectuels, fermant les yeux sur les réalités guinéennes, se font les chantres d'une prétendue Guinée révolutionnaire et anti-impérialiste. Leur tâche principale est de mystifier la jeunesse par leur phraséologie gauchisante et leur démagogie.
Le second groupe se compose de quelques intellectuels opportunistes, corrompus et aigris qui, sous le prétexte fallacieux de lutter contre M. Sékou Touré, se sont précipités corps et âme dans le « front de libération nationale de Guinée » créé par l'impérialisme français. Ces quelques fantoches se sont spécialisés dans la défense des intérêts des pires colonialistes français. (Le FLNG discrédité se transforme en « Regroupement des Guinéene en France ».)
Ainsi, chaque impérialiste et chaque fraction bourgeoise a ses plumitifs. La « clique » au pouvoir a ses perroquets qui embouchent la trompette mystificatrice du régime pour mieux masquer la soumission de ce dernier aux trusts internationaux. L'opposition bourgeoise et réactionnaire, confinée dans l'exil en Côte d'Ivoire et au Sénégal a ses « troubadours » qui chantent les louanges de l'OCAM. Ces derniers qui ont atteint le fond de l'abîme de la trahison et de la dépersonnalisation, n'hésitent pas à recourir au régionalisme, aux mensonges et aux calomnies. Ils tentent de créer artificiellement des oppositions ethniques au sein des guinéens. Démasqués et discrédités politiquement, il ne leur reste plus que cette « carte ethnique ». Ainsi, au moment où les ouvriers et les paysans guinéens de Yomou aux îles de Loos, en passant par la Haute et Moyenne Guinée, resserre leurs rangs pour faire face au régime réactionnaire, ces intellectuels, par ambition et goût de l'argent, s'acharnent à précipiter le pays dans la nuit des oppositions ethniques. Certains, restés profondément féodaux, cachent mal leur mépris pour les masses. Même lorsqu'ils couvrent leurs aspirations féodales du manteau de la lutte pour la liberté, ils n'arrivent pas à donner le change.
Il est devenu depuis les indépendances, une épidémie dévastatrice au sein des intellectuels africains. Cet opportunisme se situe à deux niveaux.
A leur niveau, l'opportunisme se couvre de plusieurs variétés de masques dont le carriérisme, et la priorité à la technicité principalement. Le carriérisme consiste à cacher la nature de classe des régimes en place pour se préoccuper uniquement de carrière. L'essentiel ici, c'est l'avancement. La priorité de la technicité accorde la primauté aux questions techniques, par rapport aux problèmes politiques : l'Afrique a besoin de cadres techniques, ses problèmes sont des problèmes techniques et économiques ; en un mot, le problème fondamental de l'Afrique c'est le développement économique, la construction nationale. Il faut dès lors, laisser les problèmes politiques de côté et s'atteler à la formation des cadres techniques et à la résoluttion de ces problèmes économiques.
En réalité, poser les problèmes africains en ces termes, c'est faire le jeu des classes exploiteuses, car le problème fondamentale de l'Afrique est essentiellement politique, c'est celui de sa libération politique effective. Aucun problème, ni économique, ni social ne sera fondamentalement résolu qu'après le renversement des régimes réactonnaires actuels et l'installation de régimes populaires effectivement contrôlés par les masses populaires et uniquement préoccupés de la défense de leurs intérêts légitimes.
Pour apprécier l'opportunisme au niveau des organisations, nous partirons de l'expérience du Parti Africain de l'Indépendance (PAI).
Le PAI fut créé en septembre 1957 par des intellectuels africains. Son idéologie officielle était le marxisme-léninisme. En 1957 et 1958, le PAI joua un certain rôle dans la prise de conscience des masses pour l'indépendance. De tous les partis existants à l'époque, seul il tenta de faire une éducation anti-impérialiste des masses. Il permit aux intellectuels africains de faire dans une certaine mesure, un pas qualitatif dans le processus de leur formation révolutionnaire. Mais la faiblesse fondamentale du PAI, faiblesse qui allait être la source d'erreurs graves, fut le manque de clarté de sa ligne et son absence de laison avec les masses. Créé par des intellectuels africains formés à l'école du Parti Communiste Français (PCF), sa ligne politique sera fortement influencée par ce dernier. Cependant l'opportunisme au sein du PAI venait de trois sources principales : la faiblesse des liens avec les masses ouvrières et paysannes, les illusions petites-bourgeoises, l'impact de l'orientation du mouvement communiste international après le XXe congrès du Parti Communiste de l'Union Soviétique (PCUS).
Une des grandes faiblesses du PAI fut donc son incapacité de s'intégrer réellement aux masses populaires. Fondamentalement il restera cantonné dans le milieu petit-bourgeois (instituteurs, fonctionnaires, étudiants, professions libérales). Outre cette incapacité, les illusions sur la « voie pacifique » l'empêcheront de poser correctement le problème fondamental, celui de la prise du pouvoir par des voies révolutionnaires. Il ne préparera ni idéologiquement, ni politiquement, ni organisationnellement et encore moins militairement les masses populaires à affronter l'impérialisme et leurs valets locaux. La pratique du PAI sera le reflet exact de cette ligne théorique confuse et fondamentalement opportuniste. En 1958, après l'indépendance de la Guinée, la direction du PAI fit un front avec le PDG. Il le fit sans procéder à aucune analyse concrète de la nature du PDG, de sa compositon de classe. En outre, oubliant les principes fondamentaux d'un front uni (indépendance sur le plan de l'organisation, de l'idéologie, de la propagande) il demanda à sa section guineenne de se dissoudre au sein du PDG. Cette ligne opportuniste aboutit logiquement à l'élimination brutale des forces progressistes. On pouvait penser qu après une telle expérience, le PAI allait tirer toutes les leçons de cet échec, car « le mouvement révolutionnaire avance plus par ses échecs que par ses succès » 13. Les échecs obligent les révolutionnaires à se pencher sur toutes les erreurs pour les rectifier et faire progresser le mouvement révolutionnaire.
Or, le PAI n'en fit rien. Car, moins d'un an après l'expérience guinéenne, il refit les mêmes erreurs au Mali en adoptant une politique collaborationiste avec l'U.S.-R.D.A. Voyons ce qu'était celle-ci. La petite-bourgeoisie qui dirigeait l'Union soudanaise RDA avait vu s'accélérer son processus de mutation en bourgeoisie bureaucratique dès 1957. En 1960, elle fut humiliée et traumatisée par les événements qui suivirent l'éclatement de la fédération du Mali. L'humiliation était si forte qu'elle fut ressentie même par les masses maliennes. Elle le fut d'autant plus que le Mali était un pays où la superstructure féodale restait dominante.
L'orgueil blessé, l'humiliation subie, la rancoeur contre le gouvernement français, instigateur de l'éclatement de la fédération, mais surtout les intérêts de la bourgeoisie bureaucratique embryonnaire entraînèrent les dirigeants maliens à proclamer que le Mali s'engageait dans la vois du socialisme. Ce choix lors du congrès de 1962 de l'US-RDA avait été rendu possible par deux séries de facteurs.
D'abord, les facteurs que nous venons d'énumérer (intérêts de classe, ressentissement, rancoeur de la petite-bourgeoisie dirigeante) ensuite l'utilisation de ces facteurs par des éléments progressistes maliens pour imposer la nouvelle orientation. L'option affirmée au congrès n'avait pas de répondant dans la situation objective du pays. L'Union soudanaise RDA était un front entre la petite-bourgeoisie bureaucratique embryonnaire (Modibo Keïta), la bourgeoisie compradore (Dossolo Traoré) et la féodalité (Mahamane Alassane).
L'aile progressiste de la petite-bourgeoisie des années 1950, opposée à l'aile réactionnaire organisée dans le PPA de Fily Dabo Cissoko, avait commencé sa mutation en bourgeoisie bureaucratique surtout après la loi-cadre de 1957.
Ce processus était assez avancé en 1962. La féodalité se répartissait entre les deux partis et il en était de même des compradores. En 1962, au moment où l'US-RDA « optait » pour le socialisme, aucune des classes sociales qui la contrôlaient n'avait intérêt au socialisme, bien au contraire. Une analyse de classes sérieuse aurait permis, à l'époque, de se rendre compte que l'option de l'US-RDA était une mystification qui trouvait sa source principale dans les illusions petites-bourgeoises. Sans tirer aucune leçon de son expérience guinéenne, la direction fédérale du PAI se fit l'allié de l'US-RDA. La même ligne erronée entraîna les mêmes fautes. La direction demanda à sa section malienne de se fondre avec l'US-RDA (ce que fit celle-ci). Elle installa le siège du parti à Bamako et apporta son appui total à la direction de l'US-RDA. D'ailleurs, elle s'engagea beaucoup plus aux côtés de celle-ci. C'est ainsi qu'elle n'hésita pas à demander à la section malienne de la FEANF, de se soumettre au diktat de l'US-RDA : quitter la FEANF pour devenir une section de la JUS-RDA 14 (La fameuse théorie de l'« intégration » du mouvement étudiant dans le parti « révolutionnaire » au pouvoir.) Les étudiants maliens qui avaient suivi l'expérience de « l'intégration » des étudiants guinéens refusèrent de s'engager dans la voie qu'on leur conseillait. Ils luttèrent pour la double appartenance de leur mouvement à la fois à la FEANF et à la JUS-RDA. Le manque de justesse de la politique du PAI ne tarda pas à se révéler. Moins de trois ans après, l'US-RDA, sur la demande du gouvernement sénégalais, priait la direction du PAI de quitter le territoire malien.
Mais pourquoi les intellectuels africains ont-ils de tels comportements ? Les raisons en sont multiples. Trois sont cependant essentielles : le manque de liaison avec les masses, l'absence de structures d'accueil, les sollicitation multiples. Un intellectuel ne peut être révolutionnaire que s'il est lié aux masses. Or, il est frappant de constater à quel point ces intellectuels sont coupés des masses. Ceux qui ont étudié en France se sont trouvés, indépendamment de leur volonté, coupés géographiquement de leur peuple. Si cette coupure géographique a eu incontestablement des influences sur leur comportement général, elle était loin d'être déterminante. La coupure dont nous parlons ici, est d'ordre sociologique et politique. Tous ces intellectuels ont été et restent totalement coupés tant sociologiquement que politiquement des masses. Ils ignorent tout de leurs conditions de vie, de leurs préoccupations, de leurs idées, de leurs aspirations. Ils sont incapables de comprendre leur langage. En un mot, ils vivent dans un monde différent. Ignorant tout d'elles, ils les méprisent tout comme les colons auparavant. Les masses ne sont que des troupeaux qui ont besoin d'être conduits. Cette absence de liaison avec les masses est fondamentale. En effet, comme le notait le XIXe congrès de la FEANF :
Etudiants ou intellectuels, nous sommes des petits bourgeois et, face à la bourgeoisie politico-bureaucratique d'un côté, et le peuple travailleur de l'autre, nous sommes enclins à nous allier aux valets de l'impérialisme pour participer avec eux à l'oppression et à l'exploitation du peuple travailleur. L'éducation que nous recevons, la pression de la propagande quotidienne que nous subissons, etc., nous préparent insensiblement à choisir les ennemis du peuple plutôt que le peuple. La maladie qui nous guette s'appelle l'opportunisme, se traduit par le carriérisme politique et la course effrénée aux postes de direction sous prétexte de compétence technique. Pour échapper à l'opportunisme, il ne faut pas rester à côté du peuple, ni au-dessus de lui, pour sortir des proclamations olympiennes. Pour échapper à l'opportunisme, il faut s'intégrer au peuple travailleur et s'éduquer auprès de lui !
L'effet du manque de liaison avec les masses, aurait pu être surmonté assez aisément s'il existait en Afrique des organisations d'avant-garde menant une lutte anti- impérialiste conséquente pour une véritable révolution nationale, démocratique et populaire. Ces organisations auraient pu accueillir et intégrer en leur sein les étudiants sortant de l'université et leur aurait évité de tomber dans les filets des forces réactionnaires ou de se croiser les bras. Cette absence de structures d'accueil révolutionnaires laisse l'étudiant rentrant dans son pays, livré à lui-même, désorienté et réceptif à toutes sortes de sollicitations. D'autant plus que celles-ci sont multiples. En effet, depuis les « indépendances » et surtout depuis la faillite des régimes installés dans les années « 60 », il y a une véritable chasse aux intellectuels. Les grands trusts ont cru et croient encore que la solution qui peut leur permettre de sauvegarder leur domination est l'association de jeunes technocrates à la direction des affaires de l'Etat. Ces trusts espèrent tirer de cette association un double avantage. D'abord mystifier les masses par un pseudo-changement favorable à leurs intérêts. Pourquoi ?
Parce qu'il est indéniable que par leur opposition courageuse et systématique à l'impérialisme tant sous sa forme ancienne que nouvelle et à ses valets, les mouvements étudiants ont gagné dans une certaine mesure la confiance des masses africaines et accumulé une certain capital de prestige. Il s'agit donc de mettre ce capital et cette confiance au service des trusts 15.
Il s'agit ensuite d'assurer une meilleure gestion de l'économie. A cause de leur formation ces jeunes technocrates sont jugés plus aptes à gérer sainement l'économie, au profit bien sûr des trusts, tout en assurant, dans une certaine mesure, un meilleur ravitaillement des populations. Les intellectuels sont donc très sollicités. Face à cette sollicitation, il y a un nombre infime d'intellectuels. La demande est largement supérieure à l'offre, les intellectuels ont donc de larges possibilités de se vendre au plus offrant. A ces trois causes profondes que nous venons de voir, s'en ajoutent d'autres, liées aux individus, comme l'ambition et l'absence de conscience politique.
Notes
1. C'est ainsi que le riz importé ne coûtait que 30 F CFA le kg en 1959, contre 50 F CFA dans les pays voisins.
2. Le poulet qui coûtait 200 F CFA en 1958 valait alors 1.000 FG (1 F CFA = 1 FG) l'or passait de 225 F en 1958 à 750 F. Quant au loyer, il avait augmenté de plus de 400 %.
3. Suret-Canale. Thèse, République de Guinée, p. 273.
4. Id., ibid., p 114.
5. sadi : bouillie de céréales (riz, fonio ou maïs).
6 . Frantz Fanon, op. cit., p. 121.
7. Horoya du 24 août 1967.
8. Frantz Fanon, op. cit., p. 122.
9. Id., ibid.
10. Id., op. cit., p. 108.
11. Id., op. cit., p. 109.
12. Id., op. cit., p. 110.
13. Rosa Luxembourg. “L'ordre règne à Berlin”, article paru dans le n° 14 de la Rore Fahne.
14. Jeunesse de l'Union soudanaise R.D.A.
15. Discours d'ouverture du président de la FEANF au XIXe congrès.