Paris. Editions Git le Coeur. 1972. 270 p.
L'expérience guineenne, qui a suscité tant d'espoirs en Afrique et dans laquelle les patriotes africains croyaient voir la première tentative réelle de libération en Afrique française, sombre dans l'abîme néo-colonial au bout de trois années d'indépendance. Comment une telle évolution est-elle devenue possible ? Pouvait-il d'ailleurs en être autrement ?
Après l'indépendance, le gouvernement guinéen ne manifeste pas d'hostilité particulière à l'égard du capital privé étranger.
C'est un fait que la Guinée protège la propriété privée sans permettre que les travailleurs soient exploités. Le capital étranger est protégé par l'Etat et nous respectons strictement et loyalement nos conventions. Nous offrons notre protection à tous ceux qui ont la volonté sincère de collaborer avec nous, pour leur avantage et pour le nôtre 1.
L'ordonnance de mai 1960 sur les investissements privés n'a qu'une portée limitée et ne s'applique pas aux grands projets des trusts internationaux. Le 6 avril 1962, le gouvernement élabore un code des investissements dont le but est d'attirer les capitaux privés étrangers sans aucune sélection fondée sur l'intérêt national.
Les dispositions essentielles de ce code résumées par Cournanel 2 sont très favorables aux capitaux étrangers. Le gouvernement guinéen favorise aussi la création de sociétés mixtes en association avec les capitaux privés étrangers. Aussi n'est-il pas surprenant de voir les trusts renforcer leur présence et assurer leur mainmise. Commencée avec Fria, celle-ci s'accentue à partir de 1963, date à laquelle un contrat conclu entre l'A.I.D. et le gouvernement guinéen autorise une Société américaine, le C.E.C.C.E.I. à entreprendre des études en vue d'établir un climat favorable aux investissements privés. De son côté, le gouvernement américain encourage les investissements américains en offrant sa garantie. Désormais, les portes de la Guinée sont largement ouvertes aux trusts : octobre 1963, accord avec la société américaine Harvey Aluminium pour l'exploitation de la bauxite de Boké (Harvey cédera une partie de ses actions aux grands de l'alumine 3) ; accord avec Mack Truck en vue du montage de camions en Guinée. En février 1969, le gouvernement charge la Lamco (the Liberian American Swedesh Minerals Co.) des études géologiques pour l'exploitation du minerai de fer de la chaîne montagneuse Nimba-Gbahn. A la suite des résultats satisfaisants du premier forage, l'exploitation est confiée, en juin 1969, à un groupement international à dominante américaine 4. La Guinée n'a aucune participation. Mais, « on prévoit déjà que le Japon voudra s'associer au projet et que les pourcentages de participation seront changés » 5. D'autre part, bien que le minerai soit très riche et puisse être exploité à grande échelle, les exigences de la Lamco en limitent la production : « L'exploitation du minerai de fer guinéen, bien qu'offrant des grandes possibilités de développement sera soumise à une importante limitation 6, elle ne pourra pas porter préjudice à la production libérienne de la compagnie Lamco» 7. La Lamco se chargera de l'extraction et du transport. Ses installations au port de Buchanan ainsi que son usine de traitement seront agrandies pour faire face aux nouveaux besoins. L'écoulement du minerai sera assuré par une nouvelle compagnie en création.
Ces différents accords donnent au capital étranger un poids énorme dans l'économie guinéenne. Les investissements étrangers (à l'exclusion du projet de Boké) représentent près de 40 milliards de francs CFA (contre 10 milliards d'investissements de l'Etat guinéen dans le cadre du plan triennal et 6 milliards dans le cadre du plan septennal). Le capital étranger contrôle presque totalement les exportations. Les exportations minières (contrôlées par les trusts), représentent 70 % du total en 1966. Cette proportion ira en s'accentuant (cf. Projet de Boké). La majorité des exportations agricoles est contrôlée aussi par le capital étranger. « Indéniablement, le capital privé étranger joue un rôle crucial dans l'économie nationale, et les projets en passe d'être réalisés ne pourraient qu'accentuer cette emprise» 8.
A côté des trusts qui dominent le secteur minier, d'autres capitaux étrangers s'installent dans d'autres secteurs de l'économie guinéenne. Le nombre des entreprises contrôlées par ces capitaux s'accroît d'aanée en année. De 19 en 1964, il passe à 27 en 1966, soit 57 % du total des entreprises. Dans l'industrie, le capital privé étranger se présente principalement sous forme de sociétés mixtes dans lesquelles il est associé au gouvernement guinéen. De multiples sociétés mixtes sont ainsi créées. Trois d'entre elles (la SIGRAG (Société Industrielle des Granits de Guinée) associent le gouvernement guinéen à la COFICOMEX, au capital de 30 millions de FG qui exploite la carrière de granit de Manéah, ne fonctionnait qu'à 40 % de sa capacité en 1967 ; l'usine de carreaux qui fabrique des plaques d'agglomérés pour le bâtiment ; enfin la société mixte de l'Hôtel de Gbessia. Deux entreprises associent le gouvernementguinéen à des sociétés américaines : la SOMOVA (Société de Montage et de Distribution de Véhicules Automobiles) 9 et la SOGUIFAB (Société Guinéenne de Fabrication) créée par Harvey Aluminium en vue de se procurer des ressources en monnaie nationale pour ses dépenses courantes 10. Outre ces entreprises tnixtes, il existe des entreprises purement privées : la SIFRA 11 et la SOBRAGUI (Société des Brasseries de Guinée) qui fabriquent la bière (capacité de 4 à 8 millions de litres par an), des boissons gazeuses, etc.
Enfin, dans l'agriculture, en dépit du départ d'un grand nombre de planteurs européens, la production de la banane et des ananas reste encore dominée par le capital étranger. C'est ainsi qu'en 1967, sur une production bananière de 1200 000 millions de FG, quatre coopératives européennes employant 7 000 salariés ont fourni les 2/3.
Dans ce secteur donc, le capital colonial traditionnel persiste, les planteurs africains de bananaes n'ont pas encore réussi à supplanter complètement les européens et les libano-syriens. En ce qui concerne l'ananas' la domination du capital étranger s'est renforcée depuis l'indépendance avec l'entrée en lice de COFICOMEX. C'est le seul secteur donc où le capital colonial traditionnel, n'a pas été éliminé.
Les éléments progressistes qui ont été éliminés en 1957 ont cru prendre une revanche éclatante avec le « non » guinéen de 1958. En effet la situation politique créée par l'indépendance semble leur être favorable : un certain nombre de mesures politiques, économiques et sociales favorables aux masses, prises entre 1958 et 1960, l'ont été sous leur influence. Il en est de même dans le domaine de la politique extérieure soutien aux mouvements de libération, en particulier au FLN, au PAICG, à l'UPC et aussi aux mouvements étudiants (FEANF) 12 développement des rapports avec les pays socialistes ; dénonciation des méfaits de l'impérialisme en général, et particulièrement de l'impérialisme français.
Ces mesures ont un immense retentissement en grande partie à cause de la publicité faite par la presse occidentale et principalement française. Celle-ci présente la Guinée comme un pays en voie de « communisation », sinon déjà communiste. Cette campagne orchestrée par les milieux ultracolonialistes et ultra-nationalistes, partisans de l'Algérie française, est reprise dans d'autres pays occidentaux, notamment aux Etats-Unis : « La Guinée… pourrait être le premier pays africain à passer du côté du rideau de fer. La situation politique en Guinée a été extrêmement grave. Les Russes y ont vu une occasion majeure d'obtenir une base importante en Afrique Occidentale. Nous savons qu'il y a maintenant de nombreux techniciens du bloc soviétique dans ce pays. Nous savons qu'ils construisent divers travaux ostentatoires qui auront une influence sur le public. Les techniciens du bloc sovétique contrôlent principalement la radio à l'heure actuelle » 13.
Plus tard, évoquant cette période, l'ambassadeur des Etats-Unis, Attwood, écrira : « J'ai trouvé à Washington une atmosphère de médisance présentant la Guinée, comme irrécupérable » 14. Les milieux coloniaux français, craignant que l'exemple guinéen ne fasse tâche d'huile, entreprennent des tentatives pour susciter des difficultés au gouvernement : tentatives pour soulever le Fouta 15, revendication des îles de Loos, etc.
Les déclarations des dirigeants guinéens contribuent aussi à renforcer l'image d'une Guinée progressiste. Du fameux « Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage » lancé à l'aube de l'indépendance à la « révolution culturelle » de 1968, les proclamations « révolutionnaires » jalonnent l'histoire de la jeune République.
Révolution intérieure intégrale et soutien total aux peuples en lutte sont les mots d'ordre favoris. Mais que reflète la situation réelle ?
D'une observation attentive des faits il ressort que parallèlement aux mesures favorables aux masses, le gouvernement de Sékou Touré en imposait d'autres incompatibles avec les intérêts de celles-ci :
Enfin et surtout, aucune mesure concrète assurant la libération effective des femmes, n'est prise ; rien n'est fait pour assurer leur indépendance économique, base fondamentale de leur libération.
Face à toutes ces constatations, nous sommes amenés à nous interroger sur la signification réelle de la politique suivie de 1958 à 1960-61. Il apparaît que la bourgeoisie guinéenne ne peut réaliser son accumulation primitive du capital, et, partant, renforcer ses bases économiques, qu'en s'emparant du secteur le plus rentable immédiatement, c'est-à-dire celui de la circulation. L'hostilité de l'Occident et principalement celle du gouvernement français l'amène non seulement à accélérer le processus de mainmise sur ce secteur, mais surtout à s'appuyer sur les masses populaires. En effet, face aux tentatives des milieux coloniaux de liquider son pouvoir, elle ne peut espérer conserver celui-ci qu'avec l'appui total des populations. Celles-ci doivent lui servir de rempart. Pour obtenir l'appui total des masses populaires, il faut leur donner quelques satisfactions. Mais, en aucun cas, ces satisfactions ne doivent mettre en cause fondamentalement les intérêts futurs de la bourgeoisie. Il s'agit seulement de franchir un cap, en attendant que le camp occidental lui tende la main. Déjà, les trusts font le nécessaire pour hâter ce moment. En effet, les mesures économiques qui semblent avoir été imposées par les progressistes ne gênent guère les trusts ; seul le capitalisme colonial traditionnel est menacé de liquidation et est effectivement éliminé. Les trusts au contraire voient s'ouvrir devant eux de larges perspectives ; perspectives que Fria préfigurait déjà. Malgré les pressions du gouvernement français, Péchiney continue les travaux pour l'exploitation de Fria :
En immolant les intérêts coloniaux traditionnels, la Guinée ne supprime pas l'exploitation colonialiste. Simplement, elle appuie dans le sens de la reconversion économique voulue par les trusts miniers. En multilatéralisant son commerce extérieur, elle va vers l'internationalisation des trusts, à propos de laquelle, dans le journal colonialiste Industries et Travaux d'Outre-Mer, de février 1961, on disait : « La taille de ces gisements impose la mobilisation de sommes très importantes, dépassant la centaine de milliards d'anciens francs. La réunion de tels moyens ne peut être effectuée dans le même pays occidental et impose, de ce fait, incontestablement, un terrain éminent favorable à cette solidarité internationale effective qui devient de plus en plus la condition indispensable de succès de tout programme de développement qui évitera les surenchères actuelles 16.
Le capitalisme financier se prépare à étendre son emprise sans rencontrer d'opposition, parce que les progressistes guinéens sont en retard sur le plan de la stratégie politico-économique par rapport aux trusts. En effet, au moment où les trusts posent les problèmes en termes des grandes mines, les progressistes ne se préoccupent que de réformes commerciales, par conséquent, ils ne réussissent à imposer que ces dernières. Dès lors, leur impuissance à poser correctement le problème des truts et à engager le processus de leur liquidation les condamne nécessairement à plus ou moins brève échéance. Ce sera alors l'écroulement des illusions.
Cette élimination est préparée de main de maître et de longue date. En effet, aussitôt après l'indépendance, la bourgeoisie guinéenne, par la voix de M. Sékou Touré, développe un certain nombre de théories dont l'essentiel porte sur l'inexistence de classes et de lutte de classes, l'identité entre le PDG et le peuple, l'identité entre l'Etat guinéen et la nation guinéenne, la « démocratie nationale »…
M. Sékou Touré nie l'existence objective de classes sociales en Afrique en général, et en Guinée en particulier :
Toutes les couches sociales africaines ont un intérêt commun indivisible au devenir de l'Afrique… Le PDG ne peut prôner aucune politique de classe, car la différenciation des couches sociales en Afrique Noire n'est pas fondamentalement caractérisée par une différenciation d'intérêts, voire une opposition d'intérêts.
Il rejette par conséquent la lutte de classes :
Nous l'avons dit, nous rejettons formellement le principe de la lutte des classes, moins par conviction philosophique que par volonté de sauver, à tout prix, la solidarité africaine, seule capable de nous conduire à la virtualité de notre destin, seule susceptible aussi de préserver notre originalité et d'imposer au monde le respect dû à l'homme africain.
Il propose, à sa place, une réforme morale et affirme l'identité entre le PDG et le peuple de Guinée à un double niveau ! Identité parce que le PDG regroupe l'ensemble de la population, parce qu'il est « un mouvement national » groupant, sans distinction de sexe ou de race, « toutes les bonnes volontés » et tend à englober toute la population dès l'âge de sept ans ; identité parce que le PDG est l'expression des aspirations légitimes des masses populaires guinéennes, la « pensée du peuple » ; tous les Guinéens sont tenus, dans leur « comportement » ou leur « attitude collective et individuelle », d'agir et de se conduire selon les lois de la « pensée prééminente du Parti » qui constitue « la pensée collective du peuple », et cela à « son niveau le plus élevé et dans sa forme la plus complète». Le PDG est le guide, « c'est lui qui mobilisait les masses et les guidait vers l'avenir ». Il détient les destinées du peuple et représente à la fois « le peuple de Guinée, la nation et le destin de la Guinée». Sa force se trouve dans les masses car ce sont « les masses paysannes et ouvrières, les jeunes, les femmes… qui impulsent l'action du Parti Démocratique de Guinée, de ce fait, il ne peut se développer et survivre que dans la mesure où il maintiendra un contact serré et permanent, avec les masses ».
En Guinée, selon M. Sékou Touré, l'Etat n'est pas l'instrument de domination d'une classe puisqu'il n'y a pas de classes. L'Etat “demeure l'appareil d'organisation et d'administration de la Nation” 17.
Quel est le rôle de cet Etat ?
Le véritable rôle de l'Etat n'est autre, en réalité, que d'assurer les charges, les obligations et les services de l'ensemble social selon les intérêts, les besoins, les moyens et les aspirations de cet ensemble constitué par le peuple 18.
Enfin, M. Sékou Touré résume l'ensemble de ses conceptions théoriques dans la notion de « démocratie nationale » qui permet de concilier les intérêts de tous les Guinéens, en particulier de l'ouvrier et de son employeur.
Ces différentes théories mystificatrices ont pour but de justifier le rapprochement avec l'Occident et la liquidation des forces progressistes. La théorie du neutralisme positif joue le même rôle !
La logique de cette conception amène le gouvernement de Guinée à signer des accords avec les Etats-Unis le 30 septembre 1959 (le communiqué conjoint publié à l'issue de la visite de M. Sékou Touré aux Etats-Unis signale que : « Le gouvernement de Guinée et les Etats-Unis se sont mis d'accord pour reconnaître qu'il était souhaitable de négocier dans l'avenir immédiat un accord commercial ainsi qu'un accord garantissant des investissements en Guinée »). Le traité porte sur la fourniture à la Guinée de denrées alimentaires pour 1 million de dollars payables en devises locales et sur l'octroi de 150 bourses d'études. Avec la Grande-Bretagne, un accord est signé le 1er octobre 1959.
Justifications théoriques et rapprochement avec l'Occident servent de prémices à l'action contre les forces progressistes. Désormais, décidée à liquider les forces progressistes, la bourgeoisie guinéenne n'attend qu'une occasion propice ; elle la trouve dans le mémoire présenté le 3 novembre 1961 par le bureau du Syndicat National des Enseignants. Pourtant ce mémoire ne pose que des problèmes professionnels, comme la revalorisation des traitements et le maintien du logement gratuit. Ces revendications sont d'autant plus justes que les enseignants ont été, du fait de leur combativité, défavorisés par le colonisateur. Il est légitime qu'ils demandent au gouvernement guinéen de mettre fin a cette injustice. En outre, le degré d'analphabétisme impose une politique de promotion de l'enseignement qui ne peut être réalisée qu'en donnant aux enseignants les moyens matériels nécessaires pour faire face à leurs besoins. Ainsi, dégagés de tout souci matériel, ils peuvent se consacrer entièrement à leur tâche. Une telle politique encourageait d'autre part la vocation d'enseignant.
Sékou Touré accueille d'abord favorablement le mémoire des enselgnants et promet même de l'étudier rapidement afin de les satisfaire au plus tôt ; en fait, il se donne un répit pour mieux manoeuvrer. Il convoque Keïta Koumandian, secrétaire général du syndicat des enseignants, pour lui demander de se désolidariser des autres membres de son bureau, responsables (selon M. Sékou) de la rédaction du mémoire. Koumandian qui n'a effectivement pas participé matériellement à la rédaction, mais qui en approuve le contenu, refuse. Mieux, il affirme publiquement la responsabilité de son bureau tout entier, donc de lui en premier.
De la manoeuvre, on passe alors à l'intimidation. M. Sékou Touré porte le débat devant la CNTG 19, dirigée par son fidèle et servile exécutant, Kaba Mamadi. Une assemblée extraordinaire de la CNTG est convoquée dans le dessein évident de faire condamner les enseignants. Mais, à la surprise générale, cette assemblée tourne à la confusion des dirigeants PDG. En effet, pour la première fois depuis l'indépendance, une assemblée refuse de se lever pour saluer l'entrée du Président de la république. Ce geste symbolique crée une certaine panique chez Kaba Mamadi, qui s'en prend aussitôt, en termes violents, aux membres de l'assemblée. La deuxième grande surprise de cette réunion est le sort réservé au discours de M. Sékou Touré : silence total, aucun applaudissement. Enfin, le couronnement de la journée est l'accueil fait à Keïta Koumandian qui réfute point par point les arguments avancés par M. Sékou Touré. A la fin de son discours, la salle se lève pour l'applaudir. Crispé, blême de colère, M. Sékou Touré quitte précipitamment la salle. Une heure après, l'ensemble des membres du bureau des enseignants sont arrêtés. Le 19 novembre, ils sont traduits devant la Haute-Cour. Keïta Koumandian, secrétaire général et Traoré Mamadou dit Ray Autra sont condamnés à dix ans de prison ferme, et trois autres membres à cinq ans.
La réaction des Guinéens face à cet « acte criminel » du gouvernement est prompte. Des télégrammes affluent de tous les pays où résident des étudiants guinéens. Tous « flétrissent » l'action du gouvernement et exigent « la libération immédiate des détenus ». A l'intérieur, la réaction est encore plus violente. Dans la plupart des villes, des troubles éclatent spontanément. Partout, à Conakry, Mamou, Kankan, Labé, les manifestations d'étudiants se multiplient. Au lycée de Donka des tracts appellent les lycéens à faire la grève et à manifester. Le 24 novembre, un immense cortège composé de jeunes filles du collège de Conakry marche sur le lycée de Donka ; les jeunes filles haranguent les lycéens et les invitent à marcher sur la présidence. Collégiennes et lycéens menacent d'abord la cité ministérielle, située à quelques centaines de mètres; ensuite, grossis par la grande majorité des élèves du primaire, ils marchent sur le palais présidentiel. Le gouvernement lance d'abord ses milices (formés d'éléments du lumpen-prolétariat) à l'assaut des élèves. Ces derniers, bien que désarmés, affrontent courageusement les miliciens armés. Craignant alors d'être totalement débordé, le gouvernement fait entrer son armée en action. Entre temps, le président M. Sékou Touré s'est hâté de quitter Conakry pour Kankan, laissant la direction de la répression au ministre de la Défense, Keïta Fodéba. Ce dernier fait cerner lycées et collèges. Les lycéens, les collégiens et les collégiennes, les enfants du primaire, tous sont embarqués et enfermés au camp Alpha Yaya. Les miliciens se répandent de nouveau dans la ville de Conakry, arrêtant tout jeune ressemblant de près ou de loin à un élève. Le bilan des trois premiers jours de la première insurrection contre le gouvernement est lourd : une vingtaine de morts et des centaines de blessés ; il s'allongea considérablement. Au camp Alpha Yaya, les élèves sont soumis aux pires sévices. Les tout jeunes sont gardés trois jours sans manger, buvant tout juste deux ou trois fois par jour. Leurs aînés sont privés de nourriture pendant une semaine et entassés les uns sur les autres dans de petites cellules, et tous les matins soumis à de dures épreuves. Plus de cent morts et disparus sont dénombrés. Les lycées et tous les établissements scolaires sont fermés et les élèves renvoyés dans leur famille. Le gouvernement procède, par la suite, à l'arrestation de quelques hauts fonctionnaires et invente un « complot communiste ». Il accuse M. Daniel Solod, ambassadeur d'U.R.S.S. à Conakry, l'ambassadeur de France à Moscou, et des « extrémistes » guinéens d'en être les auteurs. Il décide, mais seulement après avoir reçu l'appui des Etats-Unis, d'expulser M. Solod. En effet, l'ambassadeur de ce pays, M. William Attwood, lui promet l'appui direct de son pays :
— « Sékou Touré sourit pour la première fois (depuis le début de la conversation) et répondit :
— « Je ferai peut-être appel à vous 20 ».
L'U.R.S.S. est contrainte de rappeler son ambassadeur et d'envoyer A. Mikoyan en « mission spéciale ».
La bourgeoisie guinéenne, par ses actes brutaux de novembre-décembre, rompt le « front uni » instauré en 1958. Car, sûre désormais de l'appui de l'Occident (Etats-Unis, Allemagne de l'Ouest, Angleterre), elle n'a plus besoin de ménager les forces progressistes ; elle peut régner sans gêne ni partage.
Mais comment un gouvernement considéré jusque-là, à l'extérieur, comme communisant, a-t-il pu en arriver à inventer un prétendu « complot communiste » et frapper des patriotes ? C'est que le gouvernement guinéen a toujours été anti-communiste.
M. Sékou Touré n'a-t-il pas déclaré en 1959 à un journaliste que le PDG ne s'opposerait pas à la création d'un parti communiste en Guinée, mais qu'il le combattrait de toutes ses forces ! N'a-t-il pas répondu, le 2 mai 1961, à l'ambassadeur des Etats-Unis (qui avait déclaré que les Etats-Unis étaient disposés à aider la Guinée pour consolider son indépendance et pour demeurer un Etat non-aligné, mais à la condition qu'il ne s'agisse pour elle de troquer un colonialisme contre un autre 21, c'est-à-dire, le colonialisme français contre le colonialisme soviétique) :
« Une nation de ce genre (la Guinée) ne pourrait en aucun cas être communiste, car la révolution guinéenne rejetait l'athéisme, le matérialisme historique, la lutte des classes ainsi que l'idée d'un parti tout puissant » 22.
Sa réaction contre les progressistes guinéens n'est donc pas surprenante. Elle l'est d'autant moins, qu'il est bien connu que « l'épouvantail communiste est agité par tous les gouvernements réactionnaires lorsqu'ils veulent camoufler le sens réel de manifestations populaires de mécontentement dirigées contre les classes privilégiées qu'ils représentent à la tête de l'Etat » 23. Il n'y a pas eu de complot. La bourgeoisie voulait seulement être, désormais, sans conteste, seul maître à bord ; elle voulait collaborer avec l'Ouest sans rencontrer d'opposition interne. « En fait, il n'y a pas eu de complot, ni même de tentative de renversement du gouvernement guinéen. L'attaque est bel et bien venue du gouvernement lui-même, c'est-à-dire du parti, qui a tenté de liquider et de ruiner aux yeux de l'opinion, les fonctionnaires et les intellectuels ; et s'est pour cela saisi du premier prétexte venu.
« Par contre, s'il n'y a pas eu complot, il y a eu soulèvement. Spontanément les écoliers ont pris fait et cause pour les Guinéens qui venaient d'être condamnés et se sont levés contre le gouvernement.
« C'est-à-dire que, pour la première fois depuis l'indépendance, se trouvait contestée dans les faits l'hypothèse tacitement admise jusque-là que l'Etat guinéen s'identifiait à la nation » 24.
L'Etat guinéen apparaît sous son véritable jour, un Etat de classe, un instrument d'oppression des masses populaires par la bourgeoisie. Le mythe d'un Etat qui s'identifie à la nation est désormais bien enterré sous le poids d'une centaine de victimes.
Mais comment les forces progressistes se sont-elles si facilement laissées éliminer ? Les raisons de cette défaite sans gloire sont multiples, elles sont à la fois internes et externes.
Elles sont le résultat du déviationnisme dans le mouvement communiste international. Ce déviationnisme se présente sous la forme de trois thèses : « l'état de démocratie nationale », la théorie du « passage pacifique », la thèse du « Parti du peuple entier ».
Lors de la conférence des quatre-vingt-un partis communistes tenue en novembre 1960, une nouvelle appréciation de l'Etat dans les pays en voie de libération apparaît :
« Dans la conjoncture historique intérieures, à la formation dans de nombreux pays d'un Etat indépendant de démocratie nationale, c'est-à-dire un Etat qui défend, avec esprit de suite, son indépendance politique et economique, qui lutte contre l'impérialisme et ses blocs militaires, contre les bases militaires sur son territoire ; d'un Etat qui lutte contre les nouvelles formes du colonialisme et la pénétration du capital impérialiste ; d'un Etat où le peuple jouit de larges droits et de libertés démocratiques (liberté de parole, de presse, de réunion, de manifestation, liberté de créer partis politiques et organisations sociales) ainsi que la possibilité de réaliser la réforme agraire, de faire aboutir d'autres revendications dans le domaine des transformations démocratiques et sociales et de partciper à l'élaboration de la politique du pays. Les Etats qui s'engagent sur la voie de la démocratie nationale ont la possibilité de progresser rapidement dans le domaine social, de jouer un rôle actif dans la lutte des peuples pour la paix, contre la politique d'agression du camp impérialiste, pour la liquidation totale du joug colonialiste. »
L'Etat de démocratie nationale est un Etat qui concilie les intérêts de la « bourgeoisie nationale » et des masses populaires. Il est dirigé par un front placé sous la direction de la bourgeoisie nationale.
Cette théorie innove sur deux points : l'Etat, d'instrument de domination devient un instrument de collaboration entre bourgeoisie et classes populaires (ouvriers-paysans) ; le « Front uni » était jusque-là considéré, dans la théorie et dans la pratique des partis communistes, comme reposant sur trois principes fondamentaux : la direction du prolétariat assurée par son parti, l'indépendance sur le plan de l'idéologie, de l'organisation et de la propagande, la collaboration et la lutte avec la bourgeoisie.
« Parler uniquement de l'Union et nier l'indépendance, c'est abandonner le principe de la démocratie, ce que ni le parti communiste ni aucun autre parti ou groupement politique ne saurait admettre. Il est indéniable que l'indépendance au sein du Front uni ne peut être que relative, elle ne saurait être absolue ; la considérer comme absolue saperait la politique générale d'union contre l'ennemi. Mais, il ne faut pas nier cette indépendance relative, c'est-à-dire du droit à une liberté relative. Se laisser priver de ce droit, ou y renoncer de son propre gré, ce serait légalement porter atteinte à la politique générale d'union contre l'ennemi. C'est ce que doivent comprendre tous les communistes et tous les membres des partis amis » 25. Désormais, ce Front uni peut être dirigé par la « bourgeoisie nationale ». Cette nouvelle thèse est largement développée par le parti communiste indonésien (PKI), avec sa « théorie du double aspect du pouvoir d'Etat de la République d'Indonésie ». Cette « théorie » envisage l'Etat et le pouvoir d'Etat de la manière suivante :
« Le pouvoir d'Etat de la République d'Indonésie, envisagé comme une contradiction, est une contradiction entre deux aspects antagoniques. Le premier aspect est celui représentant les intérêts du peuple (qui se manifeste dans l'attitude et la politique progressistes du président Sukarno, soutenues par le PKI et d'autres couches populaires). Le second aspect est celui représentant les intérêts des ennemis du peuple (qui se manifeste dans l'attitude et la politique de la droite et des jusqu'au-boutistes). Le premier aspect est maintenant l'aspect principal qui joue le rôle dirigeant dans le pouvoir d'Etat de la Ré ubli ue d'Indonésie. » 26
Sont classés comme Etats de démocratie nationale, l'Indonésie, la République Arabe Unie [Egype, Syrie], le Ghana, la Guinée, puis plus tard, l'Algérie le Mali et Ceylan [actuel Sri-Lanka].
Cette nouvelle théorie s'oppose à la fois à la conception marxiste de l'État telle qu'elle était admise jusque-là, et à la thèse de « démocratie nouvelle » de Mao Tsé toung. Lénine, après Marx et Engels, affirmait que « l'Etat est un organisme de domination de classe, un organisme d'oppression d'une classe par une autre ; c'est la création d'un « ordre » qui légalise et affermit cette oppression. » Plus loin, il précisait sa pensée en recourant à la notion de « force », de force qui consistait « en des détachements spéciaux d'hommes armés, disposant de prison » et ajoutait « l'armée permanente et la police sont les principaux instruments de force du pouvoir de l'Etat ». Il ne pouvait en être autrement : « l'Etat… organisme de domination d'une classe déterminée… ne peut pas être concilié avec son antipode (avec la classe qui lui est opposée) ». Lénine ridiculisait la « théorie petite-bourgeoise et philistine » sur l'Etat, organe de « conciliation ». Dans cette conception, l'Etat ne peut être et ne pourra jamais qu'être un instrument de domination d'une classe. Le président Mao Tsé-toung avait complété cette théorie de l'Etat avec la thèse de la « démocratie nouvelle » : « Les nombreux régimes d'Etat qui existent dans le monde peuvent donc être ramenés à trois types fondamentaux, d'après le caractère de classe du pouvoir politique :
Le troisième type est la forme d'Etat transitoire que doivent adopter les révolutions dans les pays coloniaux ou semi-coloniaux. Elle auront nécessairement chacune leurs caractéristiques propres, mais ce seront de petites différences dans une grande ressemblance. Que la révolution s'accomplisse dans ces pays, la structure de l'Etat et du pouvoir politique y sera forcément la même dans ses grandes lignes, cest-à-dire qu'il s'agira d'Etats de démocratie nouvelle, sous la dictature conjointe de plusieurs classes anti-impérialistes.» 27 L'apport du président Mao consiste à introduire une phase transitoire entre l'Etat bourgeois et l'Etat prolétarien. Dans cette phase de la démocratie nouvelle, l'Etat est un instrument de dictature de plusieurs classes révolutionnaires, dictature dirigée par le prolétariat. Ce dernier point est essentiel : sans la direction du prolétariat, pas de démocratie nouvelle, le Front uni des classes révolutionnaires qui doit conduire à la démocratie nouvelle est un front dirigé par le prolétariat. La théorie de l'Etat de démocratie nationale, totalement différente de celle de la démocratie nouvelle, encourage au contraire, les progressistes, les communistes, à soutenir les pays qui sont désignés sous ce vocable.
Cette nouvelle conception de l'Etat a son prolongement dans les théories sur la « voie menant au socialisme », et sur le « parti ».
Selon [cette théorie] il est possible de parvenir au socialisme sans révolution violente. Elle s'oppose à la thèse marxiste-léniniste du passage au socialisme dans laquelle la violence joue un rôle fondamental. La violence est « l'accoucheuse de toute société grosse d'une société nouvelle, l'instrument à l'aide duquel le mouvement social se fait place et brise les formes politiques mortes et figées ». Lénine affirmait de son côté que l'Etat prolétarien ne peut se substituer à l'Etat bourgeois « en règle générale, que par une révolution violente ». Cette révolution violente est « inéluctable ». En 1906, Lénine s'en prenait vivement à ceux qui avaient critiqué le recours à la violence lors de la révolution de 1905 : « Rien de plus myope que le point de vue de Plékhanov, repris par tous les opportunistes, et selon lequel… « Il ne » fallait pas prendre les armes ». Au contraire, il fallait prendre les armes d'une façon plus résolue, plus énergique et dans un esprit plus offensif ; il fallait expliquer aux masses l'impossibilité de se borner à une grève pacifique, et la nécessité d'une lutte armée, intrépide et implacable… Cacher aux masses la nécessité d'une guerre exterminatrice, sanglante et acharnée, comme objectif immédiat de l'action future, c'est se tromper soi-même et tromper le peuple» 28. Parlant de la nécessité de se grouper sur le problème de l'insurrection, il estimait que : « Quiconque s'y oppose, ou refuse de s'y préparer, doit être immédiatement chassé des rangs des partisans de la révolution, renvoyé dans le camp de ses adversaires, des traîtres ou des lâches, car le jour approche oà la force des événements et les circonstances de la lutte nous obligeront à distinguer, à ce signe, nos amis et nos ennemis ». Le président Mao résumait la nécessité de la violence par une phrase brève et concrète : « Le pouvoir est au bout du fusil. »
Une nouvelle conception du parti vient compléter les nouvelles théories.
Dans les Etats considérés comme Etats de « démocratie nationale » le parti de la « bourgeoisie nationale » doit être considéré comme parti de tout le peuple. Jusque-là, en termes marxistes-léninistes, le parti était un instrument de conquête du pouvoir par une classe, l'instrument de domination d'une classe. Désormais, il y a des partis qui sont ceux du « peuple entier » et il est du devoir des progressistes d'y adhérer.
Telles sont les raisons externes auxquelles s'ajoutent d'autres qui sont' elles, internes.
Ces raisons sont les faiblesses idéologiques des « marxistes » guinéens et leur pratique opportuniste.
C'est d'abord l'absence d'une véritable analyse de classe. « Quels sont nos ennemis, quels sont nos amis ? C'est là une question qui revêt, pour la révolution, une importance primordiale… Et pour distinguer nos vrais amis de nos vrais ennemis, nous devons analyser, dans ses traits généraux, la situation économique des classes qui constituent la société… et leur position par rapport à la révolution. » 29 Le parti africain de l'indépendance (PAI), créé en 1957, parti « marxiste-léniniste » avait une section guinéenne. Celle-ci, qui avait prôné la nécessité de lutter pour l'indépendance et la révolution sociale, avait oublié cette vérité fondamentale annoncée par Mao, et avant lui par Lénine et Staline : Un parti ne peut lutter sans connaître la situation exacte des classes sociales, de leur attitude face à la révolution. La première tâche des révolutionnaires est donc de procéder à cette apprédation ; il faut nécessairement mener des enquêtes approfondies. « Sans cette connaissance véritablement concrète de la situation réelle des différentes classes » de la société, il ne saurait y avoir de « direction vraiment bonne ». Et la « seule méthode qui permette de connaître une situation, c'est d'enquêter sur la société, sur la réalité vivante des classes sociales. » Cette connaissance de la situation de classe manque aux « marxistes-léninistes » guinéens.
A cette ignorance, s'ajoute leur conception abstraite du marxisme. La théorie marxiste ne doit pas être « considérée comme un dogme, mais comme un guide pour l'action. Il ne faut pas se contenter d'apprendre les termes et les expressions marxistes-léninistes, mais étudier le marxisme en tant que science de la révolution… Le marxisme ne sera utile que s'il s'allie aux traits caractéristiques de la nation et prend une forme nationale déterminée ; on ne peut nullement l'appliquer d'une manière subjective et formaliste. » 30 Les « marxistes » guinéens semblent ignorer ces vérités. Leurs analysent consistent le plus souvent à reprendre celles du Parti communiste français. La liaison de la théorie et de la pratique leur est quasi inconnue. La seule pratique valable est celle vécue au sein des masses ouvrières et paysannes et non de la petite-bourgeoisie des villes (Conakry, Kindia, Labé). Seule cette liaison peut permettre d'appliquer concrètement le marxisme. « Le grand mérite du camarade Mao Tsé-toung réside dans le fait qu'il a allié la vérité universelle du marxisme-léninisme à la pratique concrète de la révolution chinoise, et qu'il a généralisé et synthétisé au maximum les acquis de la longue lutte révolutionnaire du peuple chinois, enrichissant et développant ainsi le marxisme-léninisme. » Cette évidence échappe aux « marxistes » guinéens qui, du fait de leur conception abstraite, sont incapables d'appliquer les vérités universelles du marxisme à leur situation concrète. Sinon, comment n'auraient-ils pas compris la nécessité d'organiser d'une façon totalement indépendante du PDG, les masses ouvrières et paysannes guinéennes ? Comment n'auraient-ils pas su prévoir l'inéluctabilité de l'affrontement violent avec la direction bourgeoise du PDG ? L'absence d'une analyse concrète de la réalité concrète guinéenne leur a caché, la véritable nature du PDG.
Outre ces faiblesses idéologiques, les « révolutionnaires » guinéens ont eu une pratique opportuniste.
Aussitôt après le vote négatif de la Guinée, la direction du PAI forma un front uni avec le PDG et délégua un membre de son comité central, Niang Seyni, pour la représenter auprès de ce dernier. Par la suite, elle demanda à sa section guinéenne de se dissoudre dans le PDG. A leur arrivée en Guinée, en 1959, la plupart des cadres guinéens du PAI eurent des entretiens avec les dirigeants du PDG auxquels ils ne cachèrent pas leur appartenance au PAI et se déclarèrent prêts à travailler au sein du PDG. Leur pratique opportuniste allait aussitôt se manifester principalement sur quatre points :
Influencés par les théories sur l'Etat de démocratie nationale, sur le passage pacifique, le parti du peuple entier et de l'Etat du peuple entier, les « marxistes » guinéens groupés au sein du PAI conduisent le mouvement progressiste guinéen à la défaite de novembre 1961. Ils ne font rien pour organiser les masses en dehors du PDG, afin de les préparer à l'affrontement avec la bourgeoisie guinéenne. Loin de préparer la création et le renforcement d'un véritable parti révolutionnaire, ils créent un club petit-bourgeois où on se retrouve entre « anciens de France et de Dakar », entre « anciens camarades » de l'école primaire, entre gens du même village, de la même région. Aussi, lorsque la bourgeoisie guinéenne passe à l'offensive, elle trouve les forces progressistes isolés. Les élèves se battent courageusement, mais ils n'ont pas le soutien des masses, M. Sékou Touré et son groupre réussissent au contraire à tromper celles-ci, en criant au complot téléguidé de l'étranger.
Après 1961, tout le mouvement progressiste est liquidé à l'intérieur de la Guinée. Les élèves et profresseurs qui formaient une certaine opposition de gauche sont « matés ». La carcan de la JRDA se resserre sur les écoles. La petite-bourgeoisie qui défendait des idées progressites vole en éclat. Effrayés par la répression, les petits-bourgeois ne veulent plus entendre parler de révolution et préfèrent désormais se taire et suivre. Seules les masses ouvrières et paysannes organisées auraient pu résister et sauvegarder le mouvement.
En même temps qu'elle écrase les forces progressistes, la bourgeoisie guinéenne renforce ses propres assises économiques.
Les deux principales fractions de la bourgeoisie guinéenne, compradore et bureaucratique, utilisent des techniques multiples pour s'enrichir.
Elle était déjà une réalité dans la Guinée de 1958 ; le premier gouvernement de la loi-cadre de 1957 lui avait permis de concurrencer victorieusement les libano-syriens dans le secteur du demi-gros. Déjà, elle tournait, sans beaucoup d'espoirs, ses regards vers le secteur du gros, l'import-export. Avec l'indépendance, ce qui paraissait un rêve irréalisable, en raison de la puissance du capital colonial français, devient une possibilité. Désormais, les commerçants entendent contrôler entièrement le secteur de la circulation (commerce, transport). Les mesures d'étatisation du commerce constituent un frein à la réalisation de leurs ambitions. Aussi, vont-ils s'organiser pour liquider le commerce d'Etat et la monnaie guinéenne. En confiant la gestion du commerce d'Etat à des cadres venus du commerce privé et à des commerçants, le gouvernement leur facilite la tâche. Leur principale préoccupation est de discréditer le commerce d'Etat, de liquider les comptoirs. Aussi pratiquent-ils la spéculation commerciale et monétaire à une grande échelle. Celle-ci est facilitée par l'encerclement monétaire de la Guinée, la pénurie relative de certains biens, liée à la réorientation du commerce extérieur, les prix de certains produits en Guinée et dans les pays limitrophes.
Les mesures favorables aux populations qui consistent à vendre à bas prix les produits importés des pays socialistes, servent admirablement les commerçants qui s'emparent de ces produits pour les vendre frauduleusement dans les territoires voisins à un prix beaucoup plus élevé. Avec le produit de leur vente, ils achètent les marchandises les plus sollicitées sur le marché guinéen et qui y sont introuvables. A cette réexploitation frauduleuse des marchandises importées, les commerçants ajoutent l'exportation des produits locaux (produits agricoles et produits des industries locales).
La spéculation effrénée, la rupture artificielle de stocks, le sabotage du ravitaillement et le pillage des comptoirs contraignent le gouvernement à renoncer à l'étatisation du commerce et à le libéraliser. Cette libéralisation du commerce ouvre encore plus largement les portes de la spéculation aux commerçants. Ceux-ci en profitent pour parfaire leurs méthodes 31 dans le but de s'enrichir au maximum en un minimum de temps. La bourgeoisie compradore s'enrichit considérablement au bout de trois ans (1961-1964). Ses membres se sont enrichis d'abord, en tant qu'agents du capital commercial, par les profits et surprofits ; ensuite par le vol de l'Etat (le déficit du CGCI atteignait 10 milliards de FG en 1963).
La bourgeoisie bureaucratique ne reste pas, elle non plus, inactive.
A partir de l'indépendance, le processus de sa mutation, commencé bien avant, fait un saut qualitatif ; la petite-bourgeoisie bureaucratique se mue en bourgeoisie bureaucratique. L'Etat constitue sa principale source d'accumulation primitive de capital. D'autres sources secondaires comme la pratique du commerce déguisé, les pots-de-vin et autres commssions clandestines' apporteront le complément.
Les nécessités du commerce avec les pays socialistes ont entraîné la création d'organismes étatiques. Assez rapidement, la bourgeoisie bureaucratique découvre l'importance de cette mesure comme source de profit. Elle accapare dès lors le secteur commercial au détriment de son ancien allié, la bourgeoisie compradore. Les comptoirs deviennent une source immense d'enrichissement, autant pour les commerçants que pour les bureaucrates.
Outre la confiscation d'une bonne partie du produit du commerce, la bourgeoisie bureaucratique développe un vaste système de détournement de fonds : pillage du budget, pillage des entreprises d'Etat. Différents rapports de M. Sékou Touré, notamment celui de mai 1963 dénoncent hypocritement ces vols organisés. La bourgeoisie bureaucratique n'hésite pas à recourir aux spéculations monétaires : la planche à billets fonctionne sans arrêt. Les principaux dirigeants de la BCRG utilisent souvent à leur profit personnel les billets qui ne sont pas mis en circulation. Le développement d'un vaste processus inflationniste appauvrit les masses au profit de la bourgeoisie 32. La réforme monétaire, le 10 mars 1963, loin de freiner ce processus inflationniste, l'amplifie au contraire. L'échange des billets sert une fois de plus de moyen de dépouiller les masses. Traitant de cette réforme dans son rapport de mai 1963, M. Sékou Touré avoue « les conditions frauduleuses » dans lesquelles s'est fait le changement des signes monétaires ; il révèle que le secret n'a pas été gardé. Ceux contre qui la mesure est dirigée ont ramené leurs fonds et effectué le changement.
Des vols caractérisés ont lieu à Gaoual, région administrée alors par Yansané Sékou Yalani. Le délai imparti est trop court (3 jours) et les victimes sont les paysans auquels les bons sont remis (bons qui restent en vain dans leurs mains). Donc la mesure s'est traduite, socialement, par un vol pur et simple des paysans.
Enfin, la bourgeoisie bureaucratique s'adonne au trafic et à la pratique déguisée du commerce. Les régions frontalières de Guinée servent de véritables plaques tournantes pour le trafic des cadres de l'Etat. Les gouverneurs de ces régions exportent frauduleusement la production locale et encaissent les devises. Le prototype de ces gouverneurs, Sangaré Toumani, s'est ainsi considérablement enrichi lors de son long « règne » à Gueckédou. L'exportation clandestine est aussi importante que l'exportation officielle. Des responsables politiques font le commerce par personnes interposées. Des directeurs d'entreprises d'Etat détournent la production de leurs entreprises pour l'écouler en Sierra-Léone ou au Libéria.
Quelques années seulement après l'indépendance, la bourgeoisie guinéenne impose sa domination et se donne une assise économique. Pour atteindre ce résultat, elle n'a pas hésité à livrer le pays à l'impérialisme américain.
Notes
1. Interview accordée par Sékou Touré au journal Der Spiegel en février 1959.
2.A. Cournanel. op. cit., p. 517.
3. Finalement l'exploitation est assurée par la Compagnie des Bauxites de Guinée, dans laquelle le gouvernement guinéen est associé à un groupe de trusts, groupés au sein de la Société Halco ; celle-ci comprend : Alcan Aluminium Limited ; Aluminium Company of America ; Harvey; Pechiney-Ugine; Vorweke; Montecatini.
4. Les actions se répartissent ainsi : Etats-Unis : 50 %, Italie: 25 %, Yougoslavie : 12,5 %, Roumanie: 12,5 %.
5. Afrique Nouvelle. n°1142 du 26 juin 1969.
6 . Souligné par l'auteur.
7. Afrique nouvelle. n° 1142
8. Cournanel : op. cit., p. 553.
9. Cette société a été créée par la société américaine de véhicules Marck Truck Wordwode Litd. avec un capital de 306.000 dollars. Elle reçut en 1966, un prêt de 3 millions de dollars de l'A.I.D. pour l'achat des pièces détachées. L'usine qui s'occupe du montage des camions Mack a une capacité de production de 700 camions avec possibilité de l'accroître de 1.500 à 2.000 véhicules supplémentaires par an. Elle emploie 177 salariés.
10. Elle fabrique des ustensiles d'aluminium. Purement privée jusqu'à son amortissement complet, elle deviendra ensuite mixte avec parts égales pour Harvey et le gouvernement. Les investissements se sont élevés à 700.ooo dollars (fournis par Harvey) ; le chiffre d'affaire mensuel est d'environ 70 millions de FG. Elle emploie en moyenne une trentaine de salariés.
11. COFICOMEX a racheté l'usine de jus et conserves d'ananas de la COPROA, et l'a transformée en SIFRA (Société Industrielle des Fruits Africains). Cette société a été autorisée à exploiter les plantations de la COPROA et de la SOBOA en plus de sa propre plantation, soit en tout 1.300 ha environ.
12. FLN: Front de Libération Nationale (Algérie). PAICG : Parti Africain pour l'Indépendance du Cap Vert et de GuinéeBissau. UPC : Union des Populations du Cameroun.
13. James Grant, directeur adjoint au Département d'Etat.
14. W. Attwood. The Reds and the Blacks. Harper and Row, publishers New York, p. 22
15. B. Ameillon, op. cit., p. 83.
16. Id., op. cit., p. 121-122.
17. Sékou Touré. Tome VI, p. 437.
18. Id. p. 438.
19. CNTG : Confédération Nationale des Travailleurs de Guinée.
20. Attwood, op. cit., p. 63
21. Id., op. cit., p. 34.
22. Id. p. 35.
23. Ameillon, op. cit., p. 181.
24. Id., ibid.
25. Mao Tse-toung. Oeuvres choisies.
26. La Tribune d'Indonésie, janvier 1967.
27. Mao. Oeuvres choisies.
28. Lénine. Oeuvres, T. XI.
29. Mao. Oeuvres choisies.
30. Mao, op. cit.
31. Utilisation de factures différentes Pour une même marchandise. Le service des douanes fixe les taxes en fonction des factures que lui présentent les commerçants ; il en est de même du contrôle des prix pour la fixation des prix de vente. Les commerçants guinéens prennent alors l'habitude de se faire établir par leurs fournisseurs européens des factures de complaisance ; celle minorant le prix de la marchandise, est présentée à la douane, l'autre majorant ce même prix est présenté au service des prix.
32. 32. Selon A. Cournanel, entre 1960 et 1963, la masse monétaire avait augmenté de 158 %, soit un taux moyen annuel de 34 %. De 1960 à 1965, la monnaie scripturale avait plus que quintuplée, ainsi d'ailleurs que la monnaie fiduciaire. Alors que la croissance du produit intérieur n'avait jamais atteint 10 %.