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Rivières du Sud


Antoine Demougeot

Administrateur des Colonies

Histoire du Nunez

Bulletin du Comité d'Etudes Historiques et Scientifiques de l'A.O.F.
Volume 21. No. 2 (avril-juin) 1938. pp. 177-289


Chapitre II
Décadence et fin de la colonisation portugaise


C'est en 1541 qu'apparurent devant les îles du Cap Vert les premiers pirates français ; ils pillèrent un grand nombre de navires et commirent quelques violences ; sur la côte de Guinée, ils s'emparèrent d'un bateau qui faisait la traite ; après avoir mis à sac la cargaison ils enfermèrent les esclaves et l'équipage dans l'entrepont et coulèrent le navire ; ils disparurent ensuite en déclarant qu'ils reviendraient l'année suivante.
En 1591 les pirates français et anglais ravagent toute la côte ; le capitaine-supérieur (capitão mor) des îles du Cap Vert demande au roi d'Espagne de lui envoyer quelques galiottes armées pour assurer la sécurité dans les parages des îles et sur la côte de Guinée où les traitants subissent continuellement des pillages et des violences 1, mais Philippe Ier a des soucis autrement graves en Europe et tout ce qu'il petit faire est d'interdire l'accès des conquêtes à tout navire étranger n'ayant pas de licence ; avec une solide artillerie à bord, les négriers se moquaient bien des licences du roi d'Espagne ! Ils allaient directement trafiquer sur la côte de Guinée sans jamais passer à S. Thiago où ils auraient eu à payer le droit de 25 % exigé par la charte de 1466 ; aussi, privée de son revenu, la colonie portugaise était-elle devenue si pauvre que les fonctionnaires ne recevant plus leur solde se voyaient obligés de faire eux-mêmes du commerce avec, il est vrai, toutes les chances de succès qu'ils tenaient de leurs fonctions.
Le capitaine-gouverneur des îles du Cap Vert, D. Francisco de Moura, adresse en 1622 au roi d'Espagne Philippe Ier 2 un long rapport où il expose que les rivières et le commerce en Guinée sont entre les mains de gens de toutes nations qui se disent aussi maîtres de la côte que les Portugais, et qui ne font aucun cas des autorités portugaises. Ces étrangers trafiquent surtout avec les Juifs portugais passés de Flandre en Guinée où ils affichent leur judaïsme au grand scandale de la chrétienté 3. Les pirates français pillent les navires portugais sur les routes du Brésil, d'Angola et des Canaries et ils vendent les marchandises volées aux nouveaux chrétiens qui font la traite.
Dans les dernières années du XVe siècle la reine Elisabeth donne au sieur Thomas Gregory une patente de quinze années pour faire le commerce entre le rio Nunez et Sierra-Leone, où les Anglais fondent un établissement ; à partir de ce moment toute cette région échappe définitivement au contrôle des Portugais sans toutefois qu'aucune autre nation cherche à s'y installer, à l'exclusion des autres (exception faite pour Sierra-Leone). Au Nunez, au Pongo, et jusque dans la Mellacorée, des négriers de toutes les nations viennent chercher leur cargaison humaine et à la condition qu'ils soient les plus forts, nul ne conteste leur droit.
En 1634, le cardinal de Richelieu accorde à certains marchands de Rouen la permission de trafiquer au Sénégal, cap Vert et Gambie, privativement à tous autres puis en 1635, le privilège est étendu au territoire allant de la Gambie à Sierra-Leone. Depuis 1617, les Hollandais occupent Gorée et ont des comptoirs tout le long de la côte entre l'île et la Gambie. Les Portugais, enserrés de toutes parts, ne maintiennent leurs avantages que dans la région comprise entre la Casamance et le Compony. Le Nunez ne fait plus partie de leur empire colonial ; trois nations: l'Angleterre, le Portugal et la France peuvent y invoquer des chartes de privilèges, « à l'exclusion de tous autres » et cette superposition de droits qui se contredisent montre à elle seule qu'en fait la région ne relève d'aucune puissance européenne.
Lorsque la nation portugaise, délivrée de la tutelle espagnole, retrouve son indépendance en 1640, elle est épuisée et en pleine décadence ; toute sa politique coloniale sera désormais de sauver les restes de son empire et elle ne parviendra à maintenir son pavillon sur la côte d'Afrique que grâce aux rivalités qui dresseront les uns contre les autres, Français, Anglais, Hollandais. Pour le moment, les Français s'installent au Sénégal et les Anglais en Gambie ; les Hollandais occupent Gorée et fondent des comptoirs en Gambie ; c'est dans cette partie de la côte que s'engage la lutte ; au sud du Compony, ce qui formera plus tard la colonie des rivières du Sud reste zone neutre où, sous tous les pavillons, s'exerce la traite des nègres.
Sur la côte, la propagande religieuse des Portugais demeure assez active; de Cacheu où ils avaient leur principal établissement, les capucins partaient à la conquête des âmes et renversaient les fétiches avec toute l'intrépidité que donne la foi. Un certain capucin, André de Faro, entreprit en 1663 la conversion des Bagnons ; en 1664 il se rendit au Nunez où vivait le roi D. Vincente qui était déjà converti au christianisme. Il y avait là une église et un assez grand nombre de Portugais, faisant la traite de l'ivoire et des nègres ; des maisons de commerce anglaises s'y étaient installées.
André de Faro voyageait en compagnie d'un religieux espagnol, qu'il avait rencontré en venant de Cacheu; au Nunez ils furent hébergés par un noir chez qui se trouvaient des idoles en bois ; ils s'empressèrent de les briser et d'en brûler les morceaux. Furieux, les indigènes furent sur le point de leur faire payer de leur vie cette imprudence, ce qui fit comprendre au frère André que le Nunez n'était pas encore dominé par la croix si son roi l'était déjà 4.

Baie de Nunez
Baie de Nunez, circa 1660

Pendant tout le cours du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, le Nunez est une région où les navires de tout pavillon peuvent venir faire la traite; les portugais n'y sont plus représentés que par des métis qui travaillent maintenant pour les maisons de commerce anglaises et françaises. Selon le sieur Durand, un ancien directeur de la compagnie du Sénégal, qui écrivait en 1785: on peut traiter au Nougne 300 quintaux de morfil, des esclaves et du riz à très bon compte; la canne à sucre et l'indigo y viennent naturellement et sont d'un bon rapport ; on y achète aussi un sel blanc ayant un léger goût d'alun qui est regardé comme contrepoison et des colles qui ont la propriété de faire trouver une grande saveur à l'eau. On remarquera que l'auteur ne fait pas mention du café parmi les produits que l'on peut se procurer au Nunez, ce qui laisse supposer que les régions de l'intérieur où se trouvent les peuplements naturels de caféiers n'avaient pas encore été explorées.
Vers la fin du XVIIIe siècle, tout le cours navigable du Nunez est exploré. La carte du Sénégal mise à jour par Adanson en l756 indique l'existence d'une case portugaise à l'endroit où se trouve aujourd'hui Taïdi (en baga: Talibondje, dont les cartographes du début du XIXe siècle ont fait le petit Talibouche), sur la rive gauche un village Talagros (en baga : Tolgautch, le Petit Talibouche) n'est autre que Taïbé 5. Sur la rive droite, en face de la pointe de Tébé, le village de Tésakon correspond à l'île Kesken; sur la rive gauche Condaméni est l'actuel Catiméné ; enfin, non loin du point où l'on marque la source du fleuve, au centre d'un groupe de collines, se trouve le village de Riodenun, en pays landeman. La carte de d'Andville, gravée en 1775, est un peu plus complète; elle indique sur la rive gauche deux villages de la rivière de Nun, dont l'un situé en aval porte le nom de Kakandé, que les Anglais appellent Kakondy. Pour les indigènes le Kakandé n'est pas un village, mais une région habitée par un groupe de Tiapys : les Landoumans ; l'endroit où se sont arrêtés les landoumans, lorsqu'ils se sont fixés dans le pays, est considéré comme la capitale. C'est là que demeurent les descendants du chef qui a conduit les tiapys au Kakandé, là également se trouve le bois sacré. Vers 1830, un traitant anglais Walker viendra s'établir en ce lieu qui prendra son nom « Walkéria » (chez Walker, déformé en Wakrya 6.
A cinq kilomètres en amont de Kakondé-village, se trouve un hameau de culture, fondé autrefois par une famille qui s'est détachée du groupe mère et occupé par ses descendants : c'est ce hameau qui a été appelé successivement Robugga (Peddie), Rébéca (René Caillié), Debucca (tombes Mary Fraber et Michael Procter), puis Déboqué (traité du 5 avril 1849) enfin Boqué et Boké.
A l'aube du XIXe siècle plusieurs traitants sont installés dans le Kakandé soit à Boké, soit à Wakrya, la plupart anglais, un au moins français, qui vivent, semble-t-il, en bonne intelligence.

Notes
1. Barcellos, Subsidios para a historia de Cabo Verde e Guiné. Lisboa. 1899. T. 1, p. 171.
2. Le Portugal a été uni à l'Espagne de 1580 à 1640, ce qui a eu pour effet de l'entraîner dans toutes les guerres européennes d'où il est sorti ruiné.
3. Barcellos, T. 1. p. 222.
4. Barcellos. T. 2. p. 77. La relation de ce voyage se trouve à la bibliothèque d'Evora — manuscrit CXVI, 1-2 sous le titre « Relaçao do que obrardo os religiosos capuchos... ». Cette relation qui comporte 180 pages n'a pas été publiée.
5. Taïbé, en soussou le grand village. Taïdi, le petit village.
6. La factorerie Walker a disparu vers 1845.


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