Le Lynx. N° 387 - 23 août 1999
Après poussière de cabane qui n'est pas encore clos, le doyen Sambry Sako nous renvoie à ses souvenirs avec ses amis qui ont péri dans les camps de la mort du Parti Des Geôles. A vous d'apprécier!
C'est vrai! On ne peut oublier des hommes de leur trempe! Et puis, est-ce qu'une amitié de cette teneur s'oublie? Une amitié profonde peut-elle s'en aller comme ça, tout bonnement comme pollen au vent? Comme un gaz dans la nature?
Trente années sont passées! Ils sont aussi présents en moi que si c'était hier. Oui! l'orage a éclaté. Ils sont partis et le long voyage vers le cauchemar, vers l'enfer a commencé pour vous, chères soeurs, chères veuves. L'orage a éclaté! Depuis, vous n'avez plus vécu que dans la narcose bleutée et acide du Passé, dans son mirage à la fois flou et vivace, délicieux et abominable. Un passé refuse de s'en aller. Un passé tourmentateur devenu vertige qui tourne, tourne sans cesse comme les lueurs ensanglantées d'un gyrophare emballé.
Ils sont partis! Et moi impertinent, j'ose polluer votre vie tronquée, votre moignon de vie! J'ose troubler en vous le sommeil agité des fantômes aimés, adulés. J'ose déranger dans notre repos angoissé et fiévreux, taquiner des tabous, profaner des dieux désabusés, attiser les feux ardents qui vous consument depuis déjà une éternité. Maladroit, je mets à vif des nerfs sensibles, des douleurs trop brûlantes, et puis, ô sacrilège! j'ose crier dans ce monde du silence, du recueillement qui est désormais le vôtre, ce sanctuaire facial de prières muettes, de méditations éternelles et sacrées, indélicat me voilà pleurant, gémissant, soupirant dans le cimetière, la grotte aux souvenirs endeuillés et lourds, lourds comme le Mont Gangan!
Je vous demande bien pardon, très honorables veuves inconsolées! Je ne suis pas sadique, moi je ne fais que répondre simplement aux appels que me lancent mes amis, mes frères par delà mes murs de la vie, de l'ethnocentrisme, de la haine et de l'intolérance. Oui! Je ne fais que répondre à ces appels d'amis, venus des profondeurs du royaume des dieux! Ces amis habitants du paradis! Ah! Si je n'avais peur de torturer affreusement Vaugelas et si Polymnie et Pégace ne m'avaient méchamment rejeté, je leur aurais fait des oraisons funèbres dans des vers incandescents, dans des poèmes lumineux, dont, doux-comme le miel de chez moi, j'aurais écrit des romances fraîches et parfumées comme la rose qui pousse au sommet du Mont Loura! Je leur aurais composé des berceuses tendres et immortelles pour les dodo éternel.
Et tous les soirs, assis sur le rebord du monde, j'aurais lu et confié ces suprêmes adieux aux Zéphyrs, aux alysées qui soufflent du continent vers les continents pour qu'ils les portent jusqu'aux extrêmes bornes du monde, qu'ils les répandent, qu'ils les sèment, qu'ils en saupoudrent monts et vaux afin que l'humanité s'en abreuve et qu'avec moi, elle les pleure silencieusement, pieusement. Oui! C'étaient mes amis, mes frères, ils s'appelaient:
Thierno Ibrahima Bah ex-gouverneur de Kindia, puis de Dubréka. Docteur Barry Alpha Oumar ex-secrétaire fédéral de Kindia et ex-gouverneur de Télimélé.
C'étaient mes amis, mes frères et c'étaient aussi mes compagnons de route, de cette route chaotique venue des profondeurs du temps et de l'espace et rampant, sinueuse et âpre vers les profondeurs du temps et de l'espace! C'étaient mes amis, mes frères! Ils m'ont tenu la main jusqu'aux suprêmes rivages de la mort, puis s'en sont allés, me laissant le coeur en charpie, en guenilles.
Ah! La vie! Un seul être cher vous manque et la vie n'est plus la même! Seigneur! Dis-moi je te supplie, où s'arrête le pouvoir en Afrique et où commence la folie? Car bien souvent les deux caracolent joyeusement ensemble et leurs amours sont toujours porteuses d'apocalypse. Nous les avons vécus, les ravages de leur infernal idylle. Nous les avons soufferts dans la chair et dans le coeur.
Hier, c'était le temps de l'hystérie et des larmes, dont l'éclat magnésique aveugle le ciel du continent un instant, puis s'éteignit soudainement, nous laissant pour héritage une fierté nationale hautement requinquée certes, mais aussi des meurtrissures, des plaies inguérissables et les glandes lacrymales crevées sec.
Aujourd'hui, c'est un hiver sibérien hallucinant, sans soleil, sans lumière, sans espoir. Et le blizzard souffle, souffle, et nous apporte le virus de l'indigence absolue!
Non! ne vous méprenez pas! Moi je ne suis ni Janus, ni Argus! Je n'ai rien vu, rien entendu. Moi je n'écris pas l'histoire. Je ne juge pas, je ne condamne pas, je n'acquitte personne! Moi je ne fais pas la méchante nécrologie de ce qui n'est plus pour l'apologie de ce qui est, car le pire des deux n'est certainement pas celui que l'on pense!
Dès lors pourquoi changer? Pourquoi se prostituer historiquement. Ma chère Guinée est la partrie de la constance, de la continuité. "Le jour qui commence vaut le jour qui finit" a-t-il dit le poète et c'est ça dans mon drôle de pays.
Le reste n'est qu'une question de maquillage, de mimétisme et d'art dans l'hypocrisie, de stratégie dans la duplicité, de rhétorique dans la malhonnêteté intellectuelle. Pourquoi donc se salir d'avantage, frères de galère? Pourquoi? quel valet dépenaillé; quel ilote-déjanté, quel déglingué.
Ils sont partis! Et moi, j'ai pleuré comme une fontaine car je les aimais éperdument, mes amis, mes frères! Ce sont eux qui m'apprirent à te connaître et à t'aimer profondément ô Foutah! Ce sont eux qui m'enseignèrent que la différence chez toi n'est pas une menace mais une richesse. Ils s'en sont allés me laissant toute la tristesse, toute la détresse, tout le désarroi muet du boeuf de labour qui perd brutalement son compagnon d'attelage. Le pauvre animal, alors refuse de s'alimenter et meurt dans une étrange mélancolie. Il n'a pas pu supporter la subite disparition de son frère de galère. Il s'est suicidé!
Moi, je ne partirai pas comme noble animal. Moi je ne m'en irai pas sans venger mes amis, mes frères. Je traînerai le pied rien que pour accabler d'opprobre, de pamphlets caustiques, d'épigrammes vitriolés, de satyres plus urticantes que celles de Boileau et d'Horace, les assassins de mes amis, mes frères. Je les agonirai de toutes les insanités que véhiculent le Poular et le N'Ko. Je marquerai le pas juste pour imprimer vos illustres noms dans la mémoire du temps et des hommes ô mes frères mes amis! Après, après seulement, je vous rejoindrai dans la translucidité de l'histoire.
Oui! Planète terre! Cette nuit, je t'abandonne? Je me glisse furtivement dans, le flou nébuleux du cosmos pour les rencontrer, mes amis, mes frères. Ensemble, dans une orgie de lumière lactescente, nous allons, en pèlerins enrubannés de brume blanches, planer au dessus du Foutah pour revivre nos souvenirs.
Oui! Ressusciter, exhumer des morceaux de la vie d'antan et vivre des instants extasiques. Eux, pour s'en revivre rien qu'un tout petit moment moi, pour en mourir de douleurs pour toujours! Nos souvenirs rutilants de tristesse, ruisselants de nostalgie de larmes écrasées, de rires homériques, de soupirs de désespoir, d'angoisse, de clin d'oeil canailles, d'amour brisé cassé, perdu. Nos souvenirs desséchés, effilochés écharpés, éparpillés, déchiquetés, disloqués! Des lambeaux, des pièces, des bouts, des débris, des pans, des miettes de souvenirs accrochés pêle-mêle aux ronces, aux arbres, aux épineux, aux cimes des cases aux crêtes des montagnes, ces géants colosses figés dans leur jaillissement vers le ciel comme s'ils avaient été surpris et statufiés par le regard maléfique d'une Gorgone!
Oui! Ils sont partis! La nature ayant horreur du vide, l'enfer a pris leurs places! Ce soir Foutah, je viens avec tes enfants martyrs qui osèrent prêcher dans un désert hostile ton code social, ta devise sacrée de tolérance et qui périrent, frappés par l'inique fatwa de l'intolérance au pays de la Haine.
Foutah! Nous venons nous délecter, un bref instant, des pleurs et des soupirs alanguis du "Kérona", nous abreuver des chants envoûtants de tes éblouissantes nymphettes, ces jeunes houris, quand dans les nuits qu'illumine leur ardente beauté, elles tendent leurs cous graciles et lancent vers la lune jalouse, leurs messages d'amour et d'espoir!
Foutah! Ils sont partis dans la tourmente, emportant ton image dans leurs yeux éteints. Te les rappelles-tu? C'étaient tes fils et c'étaient aussi mes amis, mes frères et mes compagnons de route, cette route sinueuse et chaotique qui ne mène nulle part!
Ô danse! danse! laisse gronder, verser ta joie de vivre, village! Oui! laisse éclater ton bonheur dans la rage du tam-tam de Fadouba! Moi je ne serai pas de la fête, ce soir! Je reviendrai, village! Mais pas ce soir!
Sambry Sako de Bokoro
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