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Presse écrite


Lansana Conté juge Sékou Touré !

Le Lynx. N° 396 - 1er novembre 1999


Le jeudi 5 juillet 1984, à 17 heures, Irving Shelton, l'envoyé spécial de L'Homme Nouveau, un journal catholique, a été reçu par le Colonel Lansana Conté, Chef de l'Etat et Président du CMRN, pour un entretien. Fory Coco en a profité pour passer les 26 ans du régime de Sékou Touré au peigne fin. Et il sait de quoi il parle. Ce qui a amené Marcel Clément, l'éditorialiste de la livraison du 5 Août 1984, à remercier le chef de l'Etat, pour la confiance qu'il a faite à l'envoyé spécial et qui leur a permis, ajoute-t-il, de “donner de la bouche même des autorités, les premières nouvelles d'un pays qui sort du silence ”. Il est vrai que depuis 15 ans déjà, beaucoup d'eau aura coulé sous nos ponts. Pour purifier, à ce qu'il semble, gaffes et crimes de l'autre. Et pourtant, son Parti-Etat avait la fièvre Geôle et le bilan du règne tout à fait NEGATIF.

Irving Shelton : M. Le Président, on a été informé dans le monde entier, d'une manière insuffisante, de ce qui s'est passé dans votre pays, sous l'administration précédente. Accepteriez-vous d'évoquer le Bilan de ces 26 années?
Colonel Lansana Conté : On ne peut établir ce bilan que par rapport à l'objectif qu'un gouvernement doit atteindre. De ce point de vue je dois vous dire que le bilan du gouvernement sous lequel nous avons vécu pendant 26 ans, a été NEGATIF. En quoi?

C'est l'origine de l'inflation ?
Exactement ! Dans tous ces domaines, au vu de ces réalités, je déclare avec l'approbation de toute la population, que POUR LES 26 ANNEES DU FONCTIONNEMENT DE L'ANCIEN REGIME, LE BILAN A ETE NEGATIF. Il n'a RIEN apporté au développement de notre PAYS et n'a eu AUCUN IMPACT SUR LE BONHEUR DU PEUPLE. Au contraire, le peuple, je pense, a été plus MALHEUREUX dans ces domaines que PENDANT LA COLONISATION.

Et quel a été le bilan humain de ces 26 années d'administration Sékou Touré? On a parlé d'un grand nombre de prisonniers politiques et aussi de morts…
Le bilan humain ? Il y a eu beaucoup d'arrestation, beaucoup de morts. Les gens fuyaient non seulement à cause de ce que je viens de dire, mais beaucoup surtout les intellectuels, par peur d'être du jour au lendemain arrêtés pour des motifs inconnus. Du point de vue humain, le bilan de ce gouvernement est aussi tout à fait NEGATIF.

C'est donc tout un pays que vous reprenez, que vous avez à construire?
Oui, nous reprenons! C'est pour cela qu'on parle de redressement. Et ce redressement, il pourra être très difficile.

Dans cette entreprise, quelles sont vos priorités? Sur quoi allez-vous faire porter d'abord votre effort?
Nous porterons notre effort sur quelques points essentiels au début. D'abord dans le domaine éducatif. Notre système éducatif a été, avec la réforme de l'enseignement, nettement en dessous de ce que le peuple espérait. Nous avons des écoles et des grandes écoles dit-on, qui pouvaient faire sortir des milliers et des milliers de cadres supérieurs, mais dont le niveau intellectuel ne répondait pas aux voeux du peuple. Donc, cette reforme est essentielle et urgente. Nous nous attelons donc, d'abord à la réforme du système éducatif. Puis il y a le domaine de la productivité. Nous avons décidé d'abolir le système des normes de production, et la fourniture obligatoire du bétail. Nous pensons que, grâce à ces décisions, la population paysanne qui avait quitté la Guinée pour aller chercher du bétail ailleurs, pourra revenir dans un pays qui a suffisamment de terres cultivables, et que les bergers qui avaient franchi la frontière avec leur bétail, reviendront. Nous espérons, de cette manière, provoquer beaucoup de changements. Nous pensons réussir parce que toute la population est avec nous. Les cadres, aujourd'hui, prennent conscience de cette nécessité du redressement. Dans les centres urbains, les travailleurs cherchent à être à leur poste le plutôt possible, et cela en dépit de nos difficultés dans le domaine des transports.

Est-ce qu'en plus de vous adresser aux grands organismes d'aide alimentaire vous ferez appel à l'entreprise privée?
Nous faisons appel aux grandes organisations internationales, aux gouvernements eux-mêmes, et aux entreprises privées. Nous voulons travailler avec tout le monde. Naturellement, cela se fera dans le respect de notre souveraineté. Les grands organismes sont prêts, j'en suis sûr, à venir aider la Guinée pour lui permettre de sortir du marasme économique. Donc, nous faisons appel à tous pour aider notre pays, pour que nos potentialités soient mises en valeur afin d'aboutir à l'objectif que nous nous sommes fixé; c'est-à-dire rendre notre population heureuse.

Dans cet effort de reconstruction nationale, quelle place ferez-vous aux communautés religieuses, et particulièrement à l'Eglise catholique?
Les communautés religieuses ne sont pas en marge du développement de l'Etat. Elles sont partie intégrante de la population guinéenne. Leur contribution sera très appréciée dans l'oeuvre de redressement que nous nous sommes fixé. Donc, nous les considérons comme nous-mêmes. En ce qui concerne l'Eglise catholique spécifiquement, nous estimons qu'elle a beaucoup d'expérience dans certains domaines tels que l'éducation morale et civique des populations. Nous demanderons à l'Eglise d'intervenir efficacement dans l'enseignement privé, parce qu'elle l'a fait depuis toujours. Ces derniers temps, cet enseignement a été bafoué, mais nous leur demanderons de reprendre les écoles, parce que l'Eglise catholique a plus d'expérience dans ce domaine que nos enseignants qui ont toujours travaillé dans l'administration.

Sur le plan strictement politique, quel mode de gouvernement allez-vous adopter?
Il serait un peu prématuré de vous le dire. Les événements se sont succédé très vite. Notre gouvernement est formé. Il sera restructuré selon notre option. Chaque département à l'heure qu'il est, est attelé à la réforme de son secteur, ce qui nous amènera, dans un bref délai, avec l'aide de nos cadres nationaux, et peut-être d'organisations internationales, à mettre sur pied une structure viable. Pour le moment nous poursuivons des études pour éviter de faire comme l'ancien régime : mettre la pagaille dans l'administration.

Est-ce que vous avez l'intention, quand le moment sera venu, d'informer la communauté internationale, en faisant peut-être un procès public aux anciens dirigeants?
Nous avons dit, dans l'un de nos communiqués, que nous voulons respecter la liberté individuelle et les droits de l'homme. C'est une chose qui ne doit pas être cachée à l'opinion nationale et internationale. Nous sommes en train d'étudier les dossiers des anciens dirigeants, cas par cas, pour éviter d'infliger une sanction à quelqu'un qui ne le mériterait pas (…) Nous voulons, quand le jugement sera rendu, que la population du monde entier apprécie notre façon de juger des éléments que nous avons considérés comme des fautes.

Donc vous inviterez la presse internationale?
Toute la presse sera-là si elle veut être-là. Personne ne sera renvoyé. Tout le monde doit être mis au courant.

Source : L'Homme Nouveau. 5 août 1984. 1, place Saint-Sulpice 75006. Paris, France


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