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Presse écrite
La Lance

N° 148 — 20 octobre 1999


Abidjan — Interview avec l'artiste Ivoirien Tikken Dja Fakoly


“… Le peuple est fatigué. Il veut voir d'autres manières de gérer. On compte sur les opposants, mais ils se battent pour des places… Il faut qu'il y ait un artiste guinéen pour chanter: "Libérez Alpha Condé…" Si on le chasse, qu'il aille s'installer ailleurs et bombarder le pays de musique. Il aura apporté quelque chose à son pays.”

LA LANCE: Dis, quel nom bizarre tu portes là ?
Tikken Dja Fakoly: Je m'appelle Doumbouya Moussa à l'état civil, “Tikken Dja Fakoly”, nom d'artiste. Je suis né en 1968. “Dja” est le nom vénéré de tous les rastas par rapport à Haïlé Selassié et puis Tikken parce que mon père m'appelait “Kénin”. Un jeune anglophone qui était à l'époque avec moi entendait Tikken. Il m'a collé le sobriquet. C'est devenu Tikken Dja. Et puis Facoly, quand je suis allé en Guinée en 1989, je faisais un peu de commerce. J'allais à Gueckédou ou à Conakry pour acheter des marchandises à revendre à Odiénné, c'est là qu'on m'a parlé de mon ancêtre Fakoly Koumba Fakoly Daaba qui était le chef guerrier de Soundjata Keïta. C'est une histoire que tous les Guinéens connaissaient parce que la Guinée, c'est quand même une partie importante de l'empire du Mali.

Ton album “cours d'histoire” semble avoir marché.
C'est la cassette la plus écoutée aujourd'hui dans les maisons et dans les voitures en Côte d'Ivoire. Elle ne passe pas tellement à la radio nationale, encore moins dans les radios de proximité. Les dirigeants n'aiment pas beaucoup mon message. N'empêche! L'album a été beaucoup vendu. Aujourd'hui, on est à 85 mille cassettes vendues en 3 mois en Côte d'Ivoire. Ce qui est un record. Au niveau du Burkina, nous sommes à près de 20 mille cassettes vendues. Donc, je peux dire que “Mangécratie” c'est l'album qui m'a lancé, mais le “cours d'histoire” c'est l'album qui a vraiment marché.

A ton avis, pourquoi les autorités n'aiment pas ton album ?
Elles ne l'ont pas aimé parce qu'il est venu au moment opportun pour leur dire que ce qu'ils veulent entreprendre n'était pas bon. Ils avaient déjà préparé un coup et paf! Un jeune chanteur, un rasta avec des cheveux mélangés vient dire des choses par rapport à cela. C'est ce qu'ils n'ont pas aimé. L'album “Mangécratie” est sorti au moment où les gens se préparaient pour combattre Alassane Ouattara sur leur histoire banale de nationalité. L'album “Cours d'histoire” a commencé à parler de cela depuis juin. Ce qui a fait qu'ils n'ont pas aimé, mais c'est comme ça. Je ne dis pas que l'album détient la vérité, mais j'ai su que mon message est un message de paix et d'unité. Ceux qui ne sont pas sur la bonne voix croient souvent que je les dérange. Je ne chante pas pour eux, je ne chante pas leurs louanges comme les griots l'ont fait pour eux à l'époque du Dja Houphouët ou à des moments de joie. Pour eux, les artistes qui viennent aujourd'hui chanter librement pour leur dire ce qui ne va pas, c'est pas bien. Mais “ y a foy ! ”.

Le morceau “Woba-woba” fait du tabac, comment l'as-tu conçu ?
Le morceau “Woba-woba” m'a été inspiré par la lecture des journaux. Le président, avant d'arriver au pouvoir, avait dit dans son discours programme qu'il allait transformer la Côte d'Ivoire en éléphant d'Afrique. Transformer un pays en éléphant, c'est d'abord unir les habitants de ce pays. Ce qui, à mon avis a été un échec, parce que les détournements de fonds continuent. ceux qui sont au pouvoir continuent de se remplir les poches. Je me dis, l'éléphant est arrivé, mais avec une patte cassée. Un éléphant à trois pattes. Ils m'en veulent parce qu'un éléphant à 3 pattes ne peut pas bien marcher. J'ai même attaqué l'opposition, parce qu'aujourd'hui tous les peuples africains aspirent à un changement. Ceux qui étaient au pouvoir depuis 1960, veulent rester, mais le peuple est fatigué. Il veut voir de nouvelles têtes, il veut voir d'autres manières de gérer les choses. On compte donc sur les opposants. Mais ceux-ci aussi, se battent à cause de places à la veille des élections. Dans un même parti, on constate des querelles intestines, cela fait que le peuple est toujours trahi, cela fait que notre histoire n'atteint pas ce qu'on veut. C'est un peu ce que je chante dans “Woba-Woba”. Il y en a qui n'aiment pas parce que, cela ne les arrange pas. Sinon, le message est très clair.

La musique nourrit-elle son homme en Côte d'Ivoire ?
Moi personnellement, je dis Dieu merci. Vous savez, il ne faut pas être ingrat dans la vie. Il ne faut pas toujours rester en train de pleurer. Je dis que quand tu sors aujourd'hui en Côte d'Ivoire et que l'album marche, tu peux t'en sortir. Je pense que tu peux t'en sortir parce que moi aujourd'hui, l'album “cours d'histoire” m'a rapporté près de 35 millions de FCFA en 3 mois.

La Côte d'Ivoire est un pays de stars: Alpha Blondy, Serge Kassy, Aïcha Koné… Mais comment as-tu réussi à créer ton style ?
Mon secret, c'est que j'ai vite compris les choses, j'ai beaucoup écouté des artistes comme Bob Marley, comme Burning Spear, comme U-Roy. Je me suis dit que chacun de ceux-ci a son style. Parce ce que les uns n'ont pas cherché à imiter les autres. Cependant il y a dans le paquet des musiciens reggae en Côte d'Ivoire qui imitent Alpha Blondy. Quand tu les vois sur scène, ils font tout, ils se tordent comme Blondy… ils ne peuvent pas percer avec cela. Alpha Blondy a atteint un niveau, alors si tu veux faire comme lui, tu ne fera que continuer à faire sa promotion. Dès le début, quand j'ai formé mon groupe en 89 à Odiénné, j'ai dit à Alpha Blondy: “c'est la plus grande star de mon pays, sinon l'une des plus grandes stars de l'Afrique”. Donc pour travailler la voix, je suis obligé d'interpréter des chansons de tous les chanteurs, sauf lui. C'est ainsi que j'ai réussi à me démarquer un peu. Quand je chante, c'est pas comme Blondy, certains disent, c'est comme la voix d'un Jamaïcain. Mais, personne ne dira que je chante comme Alpha. Dès le départ, j'ai compris que si je dois me faire une place, je dois éviter le chemin que Alpha a pris et prendre un autre chemin. Il va à gauche, moi je vais à droite. C'est ce que j'ai fait. Je pense que c'est bien parce qu'aujourd'hui dans la musique seuls ceux qui se sont démarqués ont réussi à percer.

Considères-tu Alpha Blondy comme concurrent ?
Alpha Blondy, c'est mon grand frère d'âge, mon grand frère en musique, c'est mon aîné, il est plus connu que moi. Il est plus riche que moi. Donc, je ne le considère pas comme un concurrent. Mais, cela ne veut pas dire que je dois m'agenouiller devant lui tous les matins. C'est pourquoi, à ce niveau, il y a un petit problème. Il m'en veut souvent, parce que j'ai dit qu'il a organisé un festival qui s'est mal déroulé. Le lendemain du festival, les journaux ont écrit partout que tout était bien. Ce n'était pas vrai, ils auraient pu déconner sur Alpha Blondy. J'ai été le seul à dire “Grand frère, ce que tu as fait, ce n'est pas bien”. Moi, j'ai été déplacé de Paris à Abidjan pour ce concert, mais je n'ai pas joué. Pendant que, de 2h à 6h du matin, le public attendait Alpha Blondy, 150 mille personnes ont attendu plus de 4h parce qu'Alpha a dit qu'à partir de 2h du matin aucun artiste ne devait plus monter sur scène sauf lui qui n'a pu jouer qu'à 6h. Alors qu'il y avait Tikken Dja, Serge Kassy et autres. On a dit non! Le public ne réclame que Alpha. A 6h, il a été lapidé sur scène. Mais comme il est malin, il a pu arranger les choses. Leur problème, c'était de faire croire qu'il n'y a qu'Alpha Blondy en Côte d'Ivoire. Cela dit, je suis fier de lui. C'est mon grand frère.

Es-tu un chanteur engagé ?
Si chanter l'unité, la justice, défendre le peuple quand il le faut, c'est être engagé, alors je le suis. Je sais que tôt ou tard, je vais finir comme les Norbert Zongo, les Diallo Telli. Mais, il ne peut pas y avoir de changement sans sacrifice. Dieu a envoyé des gens pour se sacrifier afin que les autres respirent bien. Moi, je n'ai pas peur. Je suis là pour cela. Si un jour vous apprenez que Tikken est mort et que des enquêtes démontrent que ce n'est pas un acte naturel, rassurez-vous que demain, il y aura mille Tikken Dja.

Comment perçois-tu l'affaire Ouattara ?
C'est l'histoire la plus banale que j'ai entendue de ma vie. Aujourd'hui, l'Afrique ne doit pas parler de nationalité. On a plutôt besoin des hommes qu'il faut à la place qu'il faut pour nous sortir de là où nous sommes. On est dans un trou, on a besoin de gens pour nous sortir de là, c'est tout. Le problème d'Allassane Ouattara, c'est des conneries que les gens racontent, c'est du n'importe quoi. Ce monsieur a sorti la Côte d'Ivoire du trou. Quand Houphouët avait des problèmes, en 1989 - 1990, la Côte d'Ivoire a failli prendre feu parce que les gens étaient fatigués, où étaient ses détracteurs? Ils étaient là. Alassane Ouattara est arrivé, il a commencé à faire des calculs, le pays a commencé à prendre le chemin. Aujourd'hui, on veut nous faire croire qu'il n'est pas Ivoirien. On dit non! C'est un comprimé qui a été fabriqué, qu'on refuse d'avaler.

Sais-tu qu'Alpha Condé leader du RPG est toujours en prison en Guinée ?
C'est une situation que je déplore parce que honnêtement, je trouve que ce n'est pas un gouvernement démocratique qui est en Guinée. C'est plutôt des dictateurs qui sont là-bas. Quand j'étais en Guinée, j'ai vu comment le président de la République circule avec des gardes de corps devant et derrière. Quelqu'un qui fait cela, c'est qu'il a peur, c'est qu'il se reproche quelque chose. Sinon quand tu es aimé par le peuple, tu n'a pas besoin de 50 gardes pour circuler. Il faut que le pouvoir libère Alpha Condé, il faut qu'il sache que la Guinée est un pays, que ce n'est pas une famille avec un chef de famille qui doit décider de tout. Je souhaite que le chef de l'Etat revienne à de meilleurs sentiments et qu'il libère Alpha Condé pour que la démocratie puisse avancer en Guinée. Moi, j'ai été là-bas, j'ai vu qu'en Guinée c'est très grave. On dit que c'est grave chez nous, mais en Guinée c'est un scandale, parce que nous, nous avons un niveau que la Guinée ne peut pas atteindre dans 10 ans si cela continue comme ça. Le Burkina est démocratiquement en avance sur la Côte d'Ivoire. Mais, la Côte d'Ivoire est aussi en avance sur la Guinée. Il faut qu'il y ait des artistes guinéens pour chanter: “libérez Alpha Condé !”. Cet artiste sera une star. Si on le chasse, il peut venir s'installer à Ouaga ou à Abidjan et bombarder le pays de musique. Il aura apporter quelque chose à son pays.

Sais-tu que tu es une star en Guinée ?
Je le reconnais, je sais que les Guinéens m'aiment beaucoup. La dernière fois que je suis allé là-bas, c'était super. Je circulais comme à Abidjan, les policiers s'intéressaient plus à moi qu'aux pièces de la voiture. C'est pour dire que tout le monde m'aime. Il y a d'ailleurs des journaux qui ont titré à Abidjan, les policiers s'intéressaient plus à moi qu'aux pièces de la voiture. Moi j'adore aussi les Guinéens. J'adore la Guinée comme elle m'adore. C'est vraiment réciproque !

Que penses-tu de la musique africaine ?
La musique africaine a atteint un niveau super. De nos jours les Koffi Olomidé, Salifou Keïta, Alpha Blondy, Lucky Dube, Angélique Kidjo tournent un peu partout dans le monde. Je pense que c'est super, on a eu de grands chanteurs avant, mais qui n'ont pas atteint ce niveau. On est en train d'arriver, d'occuper une bonne place. J'ai fait des concerts en France, j'ai joué avec Baaba Maal en Espagne c'était super. Les gens se sont rendus compte que les Africains sont très forts en musique. Pour ton pays, je souhaite qu'après Mory Kanté, qu'il y ait d'autres stars. Daddy Cool était monté un moment. Il faut, quand un artiste perce comme Daddy cool, qu'il y ait une structure autour de lui, il faut qu'il organise des concerts dans les stades. Quand les gens verront que c'est quelqu'un qui rassemble des milliers de personnes dans les stades, ils vont s'intéresser à lui. C'est comme cela que j'ai réussi à signer dans une maison de disque en France.

Propos recueillis par Abou Bak, Envoyé spécial