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Presse écrite
Lettre de Alpha Condé au Président de la Cour de Sûreté de l'Etat
La Lance. N° 153 — 24 novembre 1999
A Monsieur le Président de la Cour de Sûreté de l'Etat
Conakry
Monsieur le Président,
J'ai l'honneur d'attirer votre attention sur les faits suivants :
- En détention préventive depuis onze mois déjà, je suis inquiet du silence observé par les autorités judiciaires autour de mon affaire. En effet, Monsieur le Président, l'instruction étant close et le dossier de l'affaire remis à qui de droit depuis la première quinzaine du mois d'août 1999, j'estime qu'il est pour le moins anormal que ni mes avocats, ni à fortiori l'accusé que je suis, n'ayons eu accès au dossier de la procédure.
- Alors que les ministres de la Justice et de la Sécurité se répandent dans les journaux et les radios internationales pour donner leurs "versions" des faits, mes avocats, soumis à l'obligation de réserve, ne peuvent s'exprimer sur le sujet. Il y a donc là, à mon avis, une volonté réelle de conditionnement délibérément mensonger et une tentative de manipulation grossière de l'opinion nationale et internationale.
- En onze mois de détention préventive, je n'ai été interrogé que deux fois et la dernière date du mois d'avril 1999. A cette époque le procureur de la République et le juge d'instruction en charge du dossier, m'ont laissé entendre que sur exigence du Premier Ministre, l'instruction sera terminée avant fin avril courant, le Président de la République française étant attendu courant mai 1999. A la suite du report de la visite du Président français il m'a semblé que le dossier a été classé, car je ne voyais plus ni le juge d'instruction, ni le procureur de la République.
- Depuis onze mois, je suis au secret, privé de tout contact à l'exception de mes avocats guinéens. A mon avis cet isolement contre nature procède d'une volonté évidente de m'empêcher de donner ma version pour répondre aux manipulations des deux ministres précités. Le point culminant de cette manipulation aura été l'interview de Monsieur André Lewin dans Jeune Afrique n° 2022 du 12 au 18 octobre 1999. Monsieur le Président, vous avez la réputation d'être un juge intègre et indépendant. Ces qualités dont vous avez fait preuve jusque là, m'autorisent et m'encouragent à vous saisir de cette situation d'otage qui m'est imposée en espérant que par une lecture correcte du droit, vous trouverez une solution à cet état de fait.
- Les autorités politiques s'abritent derrière le fait que le dossier est entre les mains de la Justice. Tandis que du côté de la Justice, c'est l'immobilisme et l'indifférence.
- J'ai donc été amené à demander à mes avocats de vous présenter une demande de mise en liberté provisoire, car ma détention préventive prolongée, ne se justifie que par les pressions de l'exécutif, l'obstination du ministre de la Justice, Garde des Sceaux, et du ministre de la Sécurité.
Ils bénéficient dans cette manoeuvre de la complicité de certains de vos collègues qui s'offrent pour inventer des « preuves » en menaçant et torturant de pauvres innocents. Est-il besoin de préciser, Monsieur le Président que tout cela se fait sous le fallacieux prétexte que l'Etat ne doit pas perdre la face, ce qui correspond à cette opinion clairement exprimée par le ministre de la Justice, Garde des Sceaux, quand il dit: « Pour la crédibilité de l'Etat, il est indispensable que le professeur Alpha Condé soit jugé et condamné, quitte à trouver par la suite une solution politique. »
A ce stade, Monsieur le Président, je ne peux m'empêcher de m'interroger: le rôle du juge est-il de dire le droit, ou de tordre le cou au droit, pour sauver la face au pouvoir exécutif? La réponse, en ce qui vous concerne me semble ne pas faire l'ombre d'un doute. Et le contraire me surprendrait.
Veuillez recevoir, Monsieur le président de la Cour, l'expression de ma considération distinguée.
Alpha Condé