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Presse écrite
La Lance

N° 141 — 1er septembre 1999


Le désespoir

Assistons-nous à un changement de mentalité sans en prendre suffisamment conscience? Tout, ou presque, aura été dit à propos de Tounkara et Yaguine, morts dans un avion de la Sabena en partance pour l'autre rive, celle de l'espoir. Comme l'a dit un confrère belge, “si les petits n'étaient pas morts, ils seraient aujourd'hui dans une cellule de prison ou dans un commissariat de police pour la dernière opération de vérification d'identité avant l'expulsion. Aucune explication, aucun argument contenus dans leur testament qu'ils ont laissé à l'Europe n'auraient été pris en compte”.
Mais, les petits ont pris soin d'écrire. Ils ont transmis à l'Europe les sentiments qui les habitent, les conditions de vie qu'ils mènent en Afrique, cette Afrique-là. A présent, Yaguine et Tounkara ont été enterrés. Certainement que les jeunes désespérés qui se trouvaient dans les divers commissariats européens pendant ces heures douloureuses ont vu leurs conditions s'améliorer un moment. Ils ont dû voir leur délai d'expulsion prolongé de quelque temps. Ils ont eu un ouf de soulagement dont ils n'ont pas mesuré le prix. Yaguine et Tounkara ont réussi, par cadavres interposés, à émouvoir le monde entier. Parce qu'ils ont ému l'Europe.
Tout près de nous, à Sangoyah, dans la sordide banlieue de Conakry, la capitale du désespoir, David Camara n'aura pas eu la même chance.
David Camara? C'est ce jeune élève de 18 ans, candidat malheureux au BEPC qui a préféré la mort à la honte. Il a appris et diffusé trop tôt sa réussite aux épreuves du BEPC, session 1999. Il s'est avéré que c'était son homonyme qui avait été l'heureux élu. Depuis, c'est la honte pour David. Il n'a pas pu survivre à son échec au BEPC. Il a préféré la mort à la honte.
Assistons nous à un changement de mentalité qui se déroulerait sous nos yeux, à notre insu?
Sommes-nous face à une nouvelle génération qui se sacrifie pour d'autres, afin de soigner les maux qui nous rongent et qui ont pour nom la misère ou la honte? Sommes-nous face à une jeunesse qui se donne la mort pour attirer l'attention des autres? Notre génération à nous, c'est celle qui dit à haute voix: “Si je fais cela, que je crève” . Si c'est moi, que la foudre m'écrase”… Nous sommes cette génération qui refuse la mort par égoïsme. Nous sommes la génération qui sacrifie les autres. Faisons nous soudain face à une autre génération qui se sacrifie pour d'autres? Nous sommes la génération qui a envoyé le voisin, le cousin, la tante, l'autre, au poteau pour sauver notre tête à tout prix. Nous sommes la génération du 5 juillet 1971, la génération qui a déposé devant la commission d'enquête du Camp Boiro. Nous sommes la génération, de “Kaba Laye m'a dit”. Nous avons sauvé nos têtes pour faire couper celles des autres. Tous azimuts. Pourvu que la nôtre reste. A tout prix. Nous sommes la génération du conformisme et de la compromission. Aujourd'hui, nous occupons la Fonction Publique, les ministères, les fauteuils ministériels, pour ne penser qu'à nous-mêmes. Nous sommes préoccupés au plus haut point par nos poches, au détriment de celles du voisin. Tant pis pour le reste. Tant pis pour la sécurité sociale. Tant pis pour la marmaille qui traîne derrière le voisin. Nous prenons le budget de l'Etat pour sauver nos poches. Le voisin et ses gosses iront où ils le voudront. C'est leur affaire. Ils protesteront quand ils voudront. C'est l'affaire de la nouvelle démocratie. Ils sont libres, non? Ils peuvent sortir quand ils veulent, non? Alors, qu'ils sortent! Comme Fodé. Comme Yaguine…
Face à la honte et au désespoir, Camara David s'est donné la mort. Les lecteurs de La Lance ne verront même pas sa photo. Nous n'avons même pas pu l'obtenir. La famille a peur. La police est là. On ne sait jamais. Parce qu'en définitive, l'Etat a honte. Mais, malheureusement, on ne peut pas soigner nos maux par la honte. Il faudrait aller au delà, pour instaurer, pour restaurer la justice et l'équité qui mènent à l'espoir. Sinon, c'est le prolongement, la manifestation quotidienne du drame, des drames, çà et là dans la République. Fodé, Yaguine et David, c'est la jeunesse qui se sacrifie pour ne pas voir se perpétuer aux commandes, cette vieille génération, “ce triomphe de l'Université guinéenne” qui sacrifie tout à son profit exclusif. Quand les jeunes se suicident, l'Etat devrait ouvrir un oeil, non pas sur la honte, la cachotterie et la rétention de l'information, mais sur les réalités cruelles, criminelles, qui mènent au suicide. On ne saurait ignorer indéfiniment les conséquences du désespoir.

Diallo Souleymane