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Presse écrite
La Lance

N° 151 — 10 novembre 1999


Monseigneur Robert Sarah, archevêque de Conakry,
évoque les années terribles


Au cours de son séjour chez nous en 1984, trois mois seulement après le coup d'Etat, Irving Shelton l'envoyé spécial du journal Catholique: L'Homme nouveau a pu avoir une conversation enrichissante avec monseigneur Sarah, archevêque de Conakry. Lequel n'a pas manqué d'évoquer les années terribles du régime de Sékou Touré. Toute chose utile à ne pas oublier pour envisager un avenir serein…

Irving Shelton: est-ce que les Guinéens savaient ce qu'ils votaient en choisissant l'indépendance sans aucun lien avec la France ?
Mgr Sarah : Il est difficile de vous répondre. Dans l'ensemble, l'éducation politique du peuple était certainement très insuffisante et beaucoup n'étaient pas conscients des conséquences qu'entraîneraient le “oui” ou le “non”. Mais il n'est pas impossible que certains, un petit nombre, l'aient su. Pour la plupart, le mot “indépendance” signifiait des choses très concrètes telles que ne plus faire de corvées, etc. Ils pensaient à une amélioration de la vie quotidienne plutôt qu'à un grand projet politique.

Et qu'a été en fait cette indépendance ?
C'est simple: la France a abandonné la Guinée non seulement sur le plan humain mais aussi sur le plan matériel. Les Français ont démonté tout ce qu'ils avaient installé en Guinée, le matériel civil, militaire, tout. Absolument tout a été démonté.

Pourquoi la France a-t-elle agi ainsi ?
Cela résulte de l'option proposée par de Gaulle. Il avait dit: “vous voulez l'indépendance? Prenez-là ! Mais avec toutes les conséquences”. Et il avait ajouté, je crois: “De toute façon, dans quelques mois, vous reviendrez”. Il espérait sans doute que les Guinéens comprendraient qu'il valait mieux faire partie de l'Union française, sinon, ils n'auraient plus rien. C'est effectivement ce qui s'est produit. Au lendemain de l'indépendance, nous n'avions plus rien. C'est comme cela que nous nous sommes tournés vers les Soviétiques. Au début, nous y avons été contraints parce qu'il n'y avait plus personne pour nous aider.

Est-ce à dire ce moment-là que le régime de Sékou Touré s'est radicalisé ?
Un peu plus tard…. Cela semble avoir commencé en 1961. A cette date, il y a eu un premier complot. L'URSS y était plus ou moins impliquée. Les difficultés ont commencé dès ce moment-là avec les Soviétiques.

Ceux-ci auraient-ils voulu se débarrasser de Sékou Touré ?
Je ne sais pas. L'ambassade soviétique a été accusée d'avoir soutenu ce mouvement des enseignants et des élèves, mais il n'y a jamais eu de preuves. Ce qui est sûr, c'est que c'est à ce moment-là que les mesures arbitraires ont commencé. A partir de 1961, il y a déjà beaucoup de morts. On dénonce le complot. La répression se répand. Les arrestations se multiplient. Je me rappelle, de pauvres paysans. Ils ont été arrêtés sous l'accusation de complot. On n'a jamais su ce qu'ils étaient devenus. C'est aussi à ce moment-là qu'on a fermé toutes les écoles, dispersé les élèves, arrêté les professeurs.

La persécution religieuse s'est-elle déclenchée à la même époque ?
Elle a commencé précisément aussi en 1961. Cette année-là, Sékou Touré a décidé de nationaliser toutes les écoles catholiques et jusqu'au séminaire.

Mais cette persécution était distincte du complot attribué aux Soviétiques ! Quelle en était donc la raison… ou le prétexte ?
Avant tout, je crois que Sékou Touré a voulu rendre impossible non seulement toutes les oeuvres sociales de l'Eglise, mais encore toute influence quelle qu'elle soit. Les écoles, le séminaire, les dispensaires, toutes les oeuvres sociales ont été nationalisées.

Y a-t-il eu d'autres aspects de cette persécution ?
Oui! Six ans plus tard, en 1967, fut décidée une deuxième mesure radicale: l'expulsion de tous les missionnaires étrangers catholiques. A l'époque, nous avions peu de prêtres guinéens. Je crois me rappeler que nous n'étions que neuf, alors qu'il y avait une centaine de missionnaires assurant divers services dans tout le pays. Ce fut un désarroi terrible. Comment maintenir toutes ces paroisses? C'était au-dessus des forces des pauvres neuf prêtres guinéens. Peu à peu, des prêtres africains d'autres pays que la Guinée sont venus nous aider. Mais le gouvernement leur a refusé la permission de sortir de la ville. Ils sont donc restés groupés ici à Conakry. Finalement, beaucoup, de ce fait, ne pouvant pas rejoindre les ministères où ils auraient été utiles, sont repartis dans leur pays d'origine.

Si je comprends bien, il y a eu deux étapes dans la persécution. En 1961, par le biais des nationalisations. En 1967, par l'expulsion des missionnaires et l'interdiction aux prêtres africains des autres pays, de sortir de Conakry.
Il y a eu une troisième étape. Ce fut l'arrestation de l'archevêque de Conakry, Mgr Tchidimbo. Elle eut lieu trois ans plus tard, en 1970, la veille de Noël. Ce fut le sommet du calvaire. Les évêques européens avaient été expulsés en même temps que les missionnaires. La Guinée n'avait plus d'évêque. Mgr Tchidimbo est resté huit ans et huit mois en prison.

Sous quel prétexte Sékou Touré a-t-il arrêté Mgr Tchidimbo ?
Selon la version officielle, on découvrit en novembre 1970 un complot inspiré par les Portugais et visant à renverser le gouvernement. Selon Sékou Touré , Mgr Tchidimbo aurait participé à cette organisation et l'aurait même soutenue financièrement. Ce fut, bien entendu, un prétexte. Le motif véritable venait de la volonté de Sékou Touré de nous couper de Rome pour nous constituer en Eglise nationale. Cela, bien entendu, Mgr Tchidimbo ne l'a pas accepté.
Il faut dire qu'il avait déjà été arrêté une fois en 1969. A son retour du premier symposium de Kampala avec le pape Paul VI, dès son arrivée à Conakry, on l'avait arrêté. On l'accusait de conspiration et l'on a cherché des documents dans ses bagages. N'ayant rien trouvé, les policiers après vingt-quatre heures de détention, ont dû le relâcher. En fait, on lui en voulait déjà de sa fidélité à Rome. Pendant toute cette période, on a accusé la religion catholique d'être une religion étrangère. En 1974, ce fut la quatrième étape. Sékou Touré a nationalisé tous les biens de l'Eglise. Il s'agissait entre autres, de tous les immeubles qui nous entourent et de celui où nous sommes aujourd'hui. L'Eglise, à ce moment-là est réduite à une misère absolue. Il restait une menuiserie. Tout près d'elle, il y avait une scierie. Les machines avaient coûté très cher. On a longtemps redouté que ces deux petites entreprises soient nationalisées. Sékou Touré ne l'a pas fait: c'était la seule scierie qui marchait correctement. Les autres étaient en faillite. Mais ils ont utilisé une méthode approchante. Notre scierie coupait et sciait le bois, mais n'avait pas le droit de le vendre. C'est l'Etat qui s'était arrogé le privilège de disposer du bois et de le vendre.

Il vous revenait néanmoins quelque chose ?
Absolument rien! Même la sciure, nous n'avions pas le droit d'y toucher. L'Etat fixait le prix, prenait le bois, la sciure, payait le prix, c'était tout. Non loin de la porte de la scierie, il revendait notre production au triple du prix payé. Tout a été fait pour empêcher l'Eglise de vivre, de travailler.

Comment Mgr Tchidimbo a-t-il été traité en prison ?
Nous n'avons eu aucun contact avec lui pendant toute sa captivité: on nous a interdit de lui envoyer quoi que ce soit et cela pendant presque six ans. Tout contact avec lui a été interdit même à sa famille. Le dimanche, il n'avait pas l'autorisation de dire la messe. Tout ce que nous savons, c'est qu'il a été très courageux et qu'il a contribué à maintenir le moral des autres prisonniers.

Il était prisonnier de droit commun ?
Il était plutôt prisonnier politique. Mais on ne distinguait pas tellement. C'était le même traitement pour tous. Il a été torturé et à sa libération, ses membres portaient encore les traces des tortures.

Quand est-il sorti de prison ?
En août 1979. Quelques jours après, nous avons été nommés, Mgr Philippe et moi-même. J'ai succédé à Mgr Tchidimbo comme archevêque de Conakry, Mgr Philippe a été nommé évêque de N'Zérékoré.

Vous avez donc été sacré évêque ici, à Conakry ?
Oui, le 8 décembre 1979. Mgr Philippe, lui, a été sacré chez lui. Il y a eu des difficultés diverses ici et là-bas. Mais finalement, cela ne s'est pas trop mal passé.

Et dans les dernières années, entre l'Eglise et l'Etat, la situation s'est-elle stabilisée ?
On s'est senti peut-être un peu plus respectés en tant que personnes. Mais sur les autres plans, rien n'a changé vraiment. Les biens nationalisés le sont restés. De nouveaux presbytères ont été nationalisés. Rien n'est venu améliorer notre travail et faciliter notre vie.