Jeune Afrique L'Intelligent
Le gouvernement est divisé en clans. Le chef de l'État, diminué par la maladie. Son entourage en profite et cherche à s’emparer du pouvoir.
Sous d’autres cieux, la Cour suprême aurait constaté son incapacité à gouverner
et l’aurait destitué selon une procédure clairement définie
par la Loi fondamentale. À défaut, l’armée l’aurait
débarqué pour enrayer la dangereuse dérive de son pays, qu’il
dirige rongé par la maladie, en proie à de fréquents comas
diabétiques et à des troubles répétés de la
mémoire. Mais Lansana Conté continue à régner sur la
Guinée, sans être dans les dispositions physiques de la gouverner. « Le
chef de l’État ne l’est plus que de nom, lâche un ministre
de son gouvernement. Coupé depuis plusieurs mois des dossiers, il oublie
presque tout. Pour revenir à une question abordée avec lui la veille,
il faut lui rafraîchir la mémoire. Vulnérable, Conté n’a
d’opinion sur les choses que celle que lui façonnent ceux qui l’entourent.
Ces derniers peuvent lui faire signer n’importe quel document et lui inspirer
toute forme de décision. Reclus dans son village de Wawa, il est cerné,
au cours de ses descentes à Conakry, par des proches qui réduisent
tout accès à lui. Des ministres nommés il y a deux ans peinent
ainsi jusqu’ici à lui faire signer les décrets nommant les
membres de leurs cabinets. »
Les rares fois où il lui arrive de prendre des décisions, elles sont
mal ou pas du tout appliquées. Les exemples foisonnent. Devenue ministre
de l’Information en février 2004, Aïssatou
Bella Diallo attendra
deux ans sans pouvoir faire nommer ses collaborateurs. Après de longs mois
de course-poursuite, elle parvient, début janvier 2006, à faire signer
par le chef de l’État le décret organisant son cabinet. Le
secrétaire général de la présidence de la République,
Fodé Bangoura, bloque la publication de l’acte. Motif ? Il est opposé à la
nomination à la direction de la Radiotélévision guinéenne
(RTG) du journaliste de carrière Alpha Kabinet Keïta, au détriment
de son candidat, Issa Condé. Lequel assurait l’intérim d’Aïssatou
Bella Diallo à la tête de la RTG depuis qu’elle a été promue
ministre. Une intervention du chef de l’État aura été nécessaire
pour que Bangoura se résolve à laisser s’appliquer un décret
pourtant dûment signé.
Lansana Conté ne conserve de sa puissance d’antan que les apparences.
L’ex-colonel, entré par effraction dans l’histoire de la Guinée à la
faveur d’un coup d’État un jour d’avril 1984, avant de
régner d’une main de fer sur le pays deux décennies durant,
n’est plus que l’ombre de lui-même. Sa capacité à faire
peur s’est émoussée, tout comme son impressionnant physique
de garde du corps d’il y a vingt ans a laissé place à la silhouette
fragile d’un homme âgé, amaigri et éprouvé par
la maladie.
Les collaborateurs de « Mangè » (surnom de Conté qui
signifie « le chef », en soussou) goûtent au fruit défendu
de la désobéissance. Comme dans la cour de Pétaud, ils se
disputent dans le désordre l’argent et des parcelles d’autorité.
Autrefois concentré entre les mains du seul chef de l’État,
le pouvoir est aujourd’hui éclaté. Parmi ceux qui se sont emparés
des plus gros morceaux, trois personnalités importantes de l’armée
: le chef d’état-major Kerfalla Camara, son adjoint Arafan Camara,
et le ministre de la Défense de fait, Kandet Touré, directeur de
cabinet de ce département directement dirigé par Conté depuis
la violente mutinerie militaire des 2 et 3 février 1996. Ces trois responsables
ont un accès illimité au chef de l’État, de jour comme
de nuit, au village comme à Conakry. Leurs desiderata passent comme lettre à la
poste. Ils en informent le chef de l’État plus qu’ils ne recueillent
son agrément. Le 4 novembre 2005, ils lui ont fait signer, les yeux fermés,
un décret mettant à la retraite 1 872 officiers, sous-officiers et
hommes du rang. Une façon pour eux de juguler le mécontentement des
jeunes et des soldats peu gradés, en faisant de la place pour les promouvoir.
En dépit de la crise économique aiguë qui frappe le pays, une
source proche du ministère des Finances assure que l’armée
obtient, et sans délai, tout ce qu’elle réclame (riz, fournitures
diverses, augmentations de soldes, primes pour les fêtes religieuses…).
Principal appui d’un pouvoir de moins en moins légitime, Kerfalla
Camara prend de plus en plus du galon. Le 2 octobre 2005, devant l’indisponibilité du
chef de l’État terrassé par une de ses récurrentes rechutes,
c’est à lui qu’a échu l’honneur de déposer
la gerbe de fleurs sur la place des Martyrs, en ce jour marquant le quarante-septième
anniversaire de l’indépendance du pays. Ni le président
de l’Assemblée nationale, ni le premier
président de la Cour suprême ,
ni celui du Conseil économique
et social, encore moins le Premier
ministre,
n’ont eu ce privilège. Tant pis pour les normes de préséance
républicaine.
Aucune règle hiérarchique n’est aujourd’hui respectée
en Guinée. Le fonctionnement du gouvernement est symptomatique de l’anarchie
institutionnelle qui règne dans le pays. Sur fond de querelles de succession
et de conflits de leadership, les ministres s’affrontent les uns les autres,
aussi bien en conseil interministériel que par journaux interposés.
Nommé Premier ministre le 9 novembre 2004, mais privé jusqu’ici
de la possibilité de former « son » gouvernement, Cellou Dalein
Diallo ne parvient pas à asseoir la moindre autorité ni à prendre
la plus petite décision. Ne comptant dans l’équipe qu’une
poignée de fidèles (tels les ministres des Mines Cheikh Tidiane Souaré,
des Affaires étrangères Fatoumata Kaba, et de l’Information
Aïssatou Bella Diallo), il butte sur le tir de barrage des autres coachés
par Fodé Bangoura. Avec la bénédiction de ce dernier, Jean-Claude
Sultan, ministre des Postes et Télécommunications, a superbement
ignoré les instructions de Cellou Dalein Diallo sur l’attribution
de la quatrième licence de téléphonie cellulaire mise en vente
en 2005 par le pays. Le Premier ministre ayant ordonné de l’accorder à la
Société nationale des télécommunications (Sonatel)
du Sénégal, auteur de la meilleure offre, et d’annuler l’adjudication
au profit d’Investcom, Sultan a refusé d’obtempérer et
décidé de concéder la licence à titre définitif à ce
groupe libano-luxembourgeois. Même l’intervention du chef de l’État
n’y a rien fait. Le ministre est resté sourd à l’intercession
de Conté, qui, en présence de Cellou Dallein Diallo, lui a demandé de
reprendre la procédure d’appel d’offres.
Du fait de ses opinions changeantes, les ministres se réfèrent aujourd’hui
moins à Lansana Conté qu’à Fodé Bangoura. Proche
collaborateur du chef de l’État, porté à dire « le
président m’a dit » pour se faire obéir, Bangoura jouit
d’une influence bien singulière. À la fois différente
de celle que possédait le tout-puissant ministre des Finances, de 1997 à 2000,
Ibrahima
Kassory Fofana, qui pouvait dire « non » sans ambages à Conté,
et de celle de Sidya
Touré, Premier ministre de 1996 à 1999, qui
usait d’arguments économiques pour rallier le chef de l’État à ses
positions.
S’il n’affronte pas « Mangè », Bangoura sait s’y
prendre pour infléchir ses décisions. « Gardien du palais »,
il ne soumet à la signature du « patron » que les documents
qui l’agréent, n’introduit auprès de lui que les visiteurs
qui l’enchantent. Connaissant profondément le chef de l’État,
qu’il côtoie quotidiennement depuis une décennie, il sait faire
passer certaines décisions, enfoncer les adversaires, bien présenter
les amis… S’il n’y arrive pas seul, il active d’autres
leviers du réseau qui cerne le chef de l’État. Ainsi a-t-il
procédé à l’occasion de la fête de fin d’année.
Pour contrecarrer la décision de Conté de laisser son Premier
ministre prononcer le traditionnel discours du 31 décembre, Bangoura a mis à contribution
la personne qui exerce la plus forte influence sur le président : sa deuxième épouse,
l’ex-miss Guinée, Hadja Kadiatou
Seth Conté. Le chef de l’État
a fini par lire, laborieusement, un texte rédigé par Bangoura lui-même.
Hors de l’armée, du gouvernement, et du cercle de ses collaborateurs,
quelques personnes jadis écrasées par la forte personnalité du
chef de l’État commencent à prendre de l’étoffe.
Et à jouir d’une influence sur la marche de ce qui reste de l’État.
Elles se recrutent dans la famille, le monde des affaires, les milieux maraboutiques,
mais également parmi les éléments de la garde présidentielle,
ainsi qu’au sein du petit personnel des maisons et des champs du président…
Hormis Hadja Kadiatou Seth, revenue au premier plan après s’être
retirée plusieurs mois au Maroc avec ses huit enfants, une autre femme est
vivement courtisée par ceux qui cherchent postes ou autres grâces
présidentielles. Il s’agit de Zainab Kandeh, une intime de Conté qui
fut mariée à Julius Madabio, éphémère chef d’État
putschiste en Sierra Leone.
Arrivée en Guinée à la fin des années 1990 pour lancer
la revue Guinéoscope, la Française Chantal
Colle, devenue la « madame
communication » du président, fait aujourd’hui partie de ceux
qui façonnent son opinion. Cette femme au regard perçant est en permanence
aux côtés de Conté.
Mais l’un des hommes les plus proches du chef de l’État est
sans nul doute le businessman Elhadji
Mamadou Sylla, président du patronat,
première fortune du pays, patron du tentaculaire groupe Futurelec. Ce Diakhanké de
46 ans très introduit au palais, surnommé « le vice-président
de la Guinée » du fait de l’énorme influence qu’on
lui prête, est l’une des rares personnes qui reçoivent des visites
fréquentes de Conté à son domicile ou à ses bureaux.
Craint, lié à des personnalités à tous les niveaux
de l’État, Sylla s’est invité le 26 décembre à un
conseil interministériel au cours duquel il a pris à partie le Premier
ministre, en présence du chef de l’État. Il est vrai que, non
instruit par l’exemple de son prédécesseur François
Lonsény Fall (qui a démissionné pour avoir été désavoué par
le chef de l’État quand il a voulu s’attaquer aux monopoles
détenus par Sylla), Cellou
Dalein Diallo a ouvert les hostilités
en commanditant en 2005 un audit sur Futurelec. Président de l’Union
pour le développement intégré de la Basse-Guinée (Udibag,
un groupe de pression réunissant tous les cadres issus du pays soussou comme
Conté), il est soupçonné d’être derrière
nombre de décisions du chef de l’État et de ses proches collaborateurs,
comme Fodé Bangoura.
Un autre homme d’affaires revient dans le giron présidentiel après
des années de disgrâce : le Malien Elhadji Chérif Aïdara. Autrefois titulaire de la place aujourd’hui occupée par Elhadji Mamadou
Sylla, il était si proche du chef de l’État que ce dernier
a fait de lui le parrain de l’un de ses enfants, qui porte d’ailleurs
son prénom. Il revient peu à peu en grâce, et se fait de plus
en plus fréquent aux côtés de son « ami ».
Superstitieux, porté à recourir aux philtres magiques et autres sacrifices
et offrandes, Lansana Conté s’est toujours entouré de guérisseurs
et de prédicateurs. Avant de prendre une décision, de nommer à certains
postes, et d’opérer des choix personnels, il n’est pas rare
qu’il consulte des marabouts. Qui ne se privent pas de bien monnayer cette
position privilégiée. Le « marabout du président » aujourd’hui
le plus en vue est une ancienne relation revenue en force après des années
de froid. Issu de l’ethnie diakhanké, comme le patron des patrons,
Elhadji Ibrahima Diaby aurait été réintroduit par Sylla.
La liste des « visiteurs du soir », capables de susciter ou d’infléchir
une décision du président après une conversation autour d’un
plat de borokhé (« riz à la sauce feuille »,
un des mets les plus prisés du pays), ne s’arrête pas là.
D’autres
personnes ont l’oreille du président. Ainsi du directeur général
adjoint de la douane, Bruno Bangoura, un ancien international de football
devenu proche à force de régler les problèmes d’argent
et de logistique du président. Ainsi également du Libano-Guinéen
Adnan Abou Kalil et de son épouse Mado Thiam, directrice générale du Trésor.
Au coeur d’énormes enjeux, Lansana
Conté subit les choses
plus qu’il ne les contrôle. Tous les jours qui passent, il perd un
peu plus le contrôle sur les leviers de commande de l’État.
Au point d’être devenu un simple faire-valoir au service des intérêts
et des calculs de son entourage ?
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