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Cheikh Yérim Seck
Guinée. Fin de règne

Jeune Afrique (mars 2006)


Un président gravement malade, hier politiquement absent, aujourd’hui physiquement éloigné des affaires ; un État à l’abandon ; une opposition qui s’organise et bat le rappel de la transition … le pays tourne la page de l’ère Conté. Et retient son souffle.
Vingt-deux ans jour pour jour après la disparition brutale de son premier président Ahmed Sékou Touré, le 26 mars 1984 à Cleveland, aux États-Unis, la Guinée entre dans une nouvelle étape de sa vie politique. Comme si l’histoire bégayait… Arrivé au pouvoir à la faveur d’un coup d’État, le 3 avril 1984, diminué par une maladie qui s’est déclarée en décembre 2002, le chef de l’État guinéen, Lansana Conté, a été évacué sur Genève, dans la nuit du 17 au 18 mars, à bord d’un avion médicalisé (voir pp. 46-47).
Tout le monde se rend à l’évidence : l’ère Conté est bel et bien finie, en dépit des derniers soubresauts d’un régime à bout de souffle. Une page de la vie du colonel au physique de garde du corps devenu « général-président » se referme. Et rien n’y fait. Ni le communiqué officiel du 18 mars estimant que « le chef de l’État est en Suisse en visite privée, dont il profitera pour faire un bilan médical ». Ni les bouts de phrase de l’illustre malade (« ça va », « dites à tout le monde que je vais bien »…) diffusés le 21 mars sur les ondes de la radio nationale. Les Guinéens sont passés à autre chose. En ces derniers jours de mars, tous attendent un changement imminent, du citoyen lambda du quartier populaire de Madina aux distingués locataires de la sélecte Cité ministérielle.
Pour ne pas se résoudre à cette fatalité, et sans nul doute pour sauver les apparences, Lansana Conté avait refusé de quitter son pays pour une troisième évacuation sanitaire, après celles vers le Maroc et vers Cuba. Mais il n’a pu résister aux nombreuses pressions de ses proches, au premier rang desquels ses épouses. Quand, le 13 mars, Conté s’est mis à cracher du sang alors qu’il s’entretenait avec son fils Ousmane, tous se sont mobilisés pour lui faire accepter l’évidence.
Guido Santullo, homme d’affaires italien et « ami » du chef de l’État, est chargé de trouver en urgence un avion médicalisé. Arrivé en milieu de journée, le 17 mars, à l’aéroport de Conakry-Gbessia, un Falcon 900 ultra-équipé en est reparti dans la nuit avec, à son bord, Conté, la première dame, Henriette, le ministre de la Santé, Amara Cissé, et Santullo. Pour régler la note de l’aéronef et prendre en charge les frais médicaux du chef de l’État en Suisse, la Banque centrale s’est mobilisée pour réunir sur le marché noir, en quarante heures, la rondelette somme de 1 million de dollars.
Hasard du calendrier ou signe prémonitoire : le jour où Conté s’envole pour Genève s’ouvre à Conakry une « Concertation des forces vives de Guinée », regroupant partis politiques, syndicats, associations de la société civile et étudiants. Appelé à débattre sur les moyens d’impulser un nouveau départ, le conclave a proposé le 20 mars une série de mesures pour encadrer le passage à l’après-Conté :

La société civile, qui a fait sien le document, en a donné copie à l’état-major de l’armée. Non sans l’inviter à se faire le garant de son application. Quant aux leaders de l’opposition, ils entendent en discuter avec le président en exercice de la Cedeao, pour écarter les risques qu’une transition non préparée ferait courir au pays. Première ébauche d’organisation de la période lourde d’incertitudes qui s’annonce, les résultats de la « Concertation des forces vives de la Guinée » sont reçus avec bienveillance par les bailleurs de fonds du pays et par les chancelleries occidentales en poste à Conakry. Même si leur mise en œuvre peut se heurter aux calculs du camp du chef de l’État, résolu à conserver le pouvoir.
Dans cette course-poursuite engagée pour occuper le fauteuil présidentiel, un homme tient à ne pas faire un mauvais départ. Appelé à assurer l’intérim en cas de vacance du pouvoir, selon l’article 34 de la Constitution, Aboubacar Somparé, ex-patron du Parti de l’unité et du progrès (PUP, la formation au pouvoir, dont la présidence est formellement confiée à Sékou Konaté) et président de l’Assemblée nationale, n’a pas perdu son temps.
Dès le lendemain du départ de Conté pour Genève, il a multiplié les consultations avec les autorités militaires et civiles. Au point de susciter des interrogations aussi bien dans la famille présidentielle que chez les « gardiens du palais ». Devant les mises en garde de ces derniers, le dauphin constitutionnel s’est livré à un exercice de démenti le 21 mars, déclarant ne se préoccuper que du « prompt rétablissement » du chef de l’État. Mais sans convaincre personne dans ce vaste marché de dupes qu’est devenue la Guinée depuis l’éloignement de son capitaine. Comme dans un jeu de poker menteur, tous crient leur loyauté à Conté et s’organisent en coulisses pour mettre toutes les chances de leur côté.
Après avoir placé toutes les troupes en état d’alerte maximale sur l’ensemble du territoire, le chef d’état-major de l’armée, Kerfalla Camara, et son adjoint, Arafan Camara, multiplient les « réunions de crise », renforcent la sécurité rapprochée des officiers supérieurs, se tiennent informés minute après minute de l’évolution de l’état de santé du chef de l’État. Craignent-ils un coup de force sitôt la vacance du pouvoir annoncée ? En tout cas, pour rester maître du jeu, Kerfalla Camara interdit jusqu’à nouvel ordre tout regroupement de militaires, à l’intérieur comme en dehors des casernes.
Ayant aujourd’hui la réalité du pouvoir entre les mains, le secrétaire général à la présidence, Fodé Bangoura, a réussi un coup de maître : délocaliser les réunions du « conseil de sécurité » de la primature qui les abritait, à la présidence, et en exclure de facto le Premier ministre, Cellou Dalein Diallo. Depuis le départ de Conté, Bangoura préside quotidiennement ces conclaves qui regroupent, dans son bureau, le chef d’état-major général de l’armée, ses adjoints, le ministre de la Sécurité et le directeur de la surveillance du territoire.
Parmi les décisions qui en sont sorties, celle de diffuser le communiqué du 18 mars parlant de la « visite privée » du chef de l’État. Mais également le filtrage strict de toutes les informations diffusées dans les médias publics, notamment à la télévision. Le petit écran est ainsi davantage devenu la voix officielle. Il diffuse à longueur de journée des clips de chanteurs (Johanna Barry, Fodé Kouyaté, Mory Djély Deen Kouyaté…) vantant les mérites du « général-président ». Et passe en boucle des éditoriaux retraçant son parcours et ses « réalisations ».
Comme pour se donner le maximum de temps, Fodé Bangoura a œuvré et réussi à obtenir que le chef de l’État s’exprime pour rassurer la population. En contact permanent avec Santullo et avec la première dame, il est passé par eux pour arracher au « patron » quelques mots largement relayés par les médias publics. L’insistance de Bangoura — qui a également organisé, par Santullo interposé, le passage du président sur Radio France internationale, le 22 mars — s’explique par une fiche que lui ont transmise les renseignements militaires, le 20 mars. La note faisait état de remous chez les jeunes officiers, qui exprimaient leur volonté de ne pas laisser le pays sans direction. Est-ce là l’explication de l’empressement de certains de ses proches à voir interrompre le séjour médical de Conté et orchestrer son retour qui devait avoir lieu le 24 mars ?
Un autre pilier du régime, l’homme d’affaires Elhadji Mamadou Sylla, proche parmi les proches du chef de l’État, est, lui aussi, pour le moins occupé. Réputé informé dans un contexte où tout est verrouillé, le patron des patrons n’a cessé de recevoir, dans son domicile de Dixinn-Bora, des visites ininterrompues de personnalités venues s’enquérir de l’état du « chef ». Le président de l’Assemblée nationale, des ministres, des compagnons de la première heure de Conté comme le colonel Facinet Touré s’y sont relayés, dans un défilé ininterrompu de grosses cylindrées.
Simple coïncidence ? Le 23 mars, l’Union pour le développement intégré de la Basse-Guinée (Udibag), le groupe de pression de Sylla réunissant les cadres issus du pays soussou, comme Conté, a tenu une assemblée générale pour se débarrasser de son étiquette régionale et devenir l’Union pour le développement de la Guinée (UDG) tout court. Pourquoi un tel revirement dans le contexte d’aujourd’hui ? Doit-on voir dans l’UDG autre chose que l’embryon d’un parti politique ? N’est-ce pas là la confirmation des ambitions que nombre d’observateurs prêtent à l’homme le plus riche du pays ?
Loin de ces tractations des « en hauts de en haut », les Guinéens vaquent à leurs occupations, aux prises avec un quotidien éprouvant, aggravé par une hausse brutale des devises liée aux lendemains incertains. Dès le lundi 20 mars, ceux qui avaient des économies dans les banques se sont empressés de les récupérer pour les convertir en devises. Cette ruée vers les monnaies étrangères a enflammé les cours. En l’espace de vingt-quatre heures, le coût de 1 dollar est passé de 4 800 à 5 100 francs guinéens. Dans un pays où presque tout ce qui est consommé est importé, cette hausse a renchéri un coût de la vie, depuis longtemps insupportable pour la majorité de la population. Mais dans les bureaux ou les marchés, dans toutes les conversations, tout le monde, fataliste et tranquille, s’accroche à ce « c’est bientôt fini » qu’on répète partout et qui sonne comme un espoir. L’après-Conté aurait-il déjà commencé ?


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