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Guinée : dix-neuf ans après le “non” du 28 septembre 1958
le mythe et les réalités


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La politique du complot

Jeune Afrique. N° 875, 14 octobre 1977, pages 35-62


Après la tentative de débarquement portugais de 1970, Sékou Touré a cru pouvoir devenir le principal leader de toute l'Afrique occidentale.

Chacun de nous se souvient que tout au long de l'année 1971 la Guinée a connu un drame. L'arrestation massive de plusieurs milliers de citoyens, de plusieurs centaines de cadres de tous niveaux (dont la majorité des ministres en fonction), plongea le pays dans la stupeur. Toute vie normale s'arrêta, remplacée par une impitoyable chasse à l'homme, avec, en fond sonore, les vociférations d'une radio haineuse. Il fallait, hurlait celle-ci, mettre hors d'état de nuire tous les membres d'une « cinquième colonne » qui aurait, lors de l'attaque portugaise du 22 novembre 1970, failli renverser le régime de Sékou Touré.

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Palais du Peuple, Conakry. Au procès public de janvier 1971, un principal procureur : le président de la République lui-même. [Sékou Touré, Lansana Bévogui, Mamouna Touré, Lansana Diané, en tenue vert-olive de l'armée cubaine. La silhouette d'Amilcar Cabral (en tunique blanche et lunettes) se profile à l'arrière-plan. — T.S. Bah]

Tout d'abord, il parut normal que les complices d'un coup d'Etat paient et que les vaincus subissent la dure répression de celui qu'ils avaient voulu abattre. Peu à peu, cependant, se dégageait un malaise. La culpabilité de certaines personnalités paraissait peu credible et, surtout, les délarations lues à la radio par les accusés ne rendaient pas un son de vérité. Il y avait une ressemblance de style entre elles. Cela finissait par sentir le préfabriqué. L'opération, s'amplifiant, prit l'allure d'une véritable « purge » à la Staline. Mais, cette « purge » englobant la grande majorité des cadres et faisant fuir le reste, devenait une catastrophe nationale dont le pays ne serait pas prêt de se relever. Tous les cerveaux dont la Guinée pouvait être fière disparaissaient. Il devenait incompréhensible qu'un chef d'Etat hypothèque ainsi l'avenir de son peuple. lncompréhensible qu'il englobe dans cette élirnination ses amis, ses points d'appuis, ceux dont il était sûr, qui le servaient fidèlement et lui avaient prouvé une inconditionnalité à toute épreuve. Alors ?

« Purge » certes, mais pas si simple ! Que se tramait-il derriêre cette affaire ? Pourquoi une telle ampleur dépassant tout ordre de grandeur guinéen. Quel enjeu valait un tel sacrifice ? Nous avons cherché, effectué beaucoup d'enquêtes, noté des milliers d'indices, analysé les fuites, les propos de ceux qui avaient échappé à l'implacable machine, notamment le livre d'Alata qui fournit un témoignage très important mais dont l'analyse politique reste faible.

Nous avons peu à peu dégagé les motivations de cette tragédie et les desseins de son auteur. Sékou Touré maître et exécuteur absolu de toute l'opération quoi qu'il en dise. En 1970, après douze années d' indépendance, la Guinée se trouvait complètement ruinée. Finances, économie, enseignement, santé, commerce, industrie, où que se pose le regard, ce n'était qu'un constat d'échec et, derrière une façade d'autosatisfaction permanente faite de slogans politiques, l'incapacité du chef de l'Etat était patente. Dans les grandes réunions du parti, des questions très gênantes conunençaient à être posées. Les vieux militants, conscients et forts de leur popularité ne se gênaient pas pour critiquer et réclamer des méthodes plus efficaces. Quelques congrès locaux furent houleux. Toutes les sociêtés nationales sans exception étaient virtuellement en faillite. Astreintes à des objecùfs délirants alors qu'elles ne disposaient que de moyens dérisoires, elles devenaient des objets de sarcasmes. La critique était devenue générale et parfois publique. Une grande lassitude engendrait le découragement et l'apathie.

Sékou Touré se devait de reprendre les choses en main et de remuer le baton habituel : le complot politique. Le dossier du complot dit de Fodéba de mars 1969 n'avait jamais été refermé et permettait de tout entreprendre sur la base des noms qui avaient été cités à l'époque. La presse et la radio nationales commencèrent une mise en condition très inquiétante, amenant une situation de conspiration et répétant un peu plus chaque jour : « Il faut juguler le sabotage de l'économie » et surtout : « Il faut épurer le Parti et l'Etat … »

C'est dans cette atmosphère que se produisit le débarquement portugais du 22 novembre 1970 sur les détails duquel nous ne reviendrons pas. Nous rappelons simplement que l'armée guinéenne avait bien repris d'assaut les camps Samory et Boiro occupés par des « mercenaires » inexplicablement attentistes. Que la population restée dans l'expectative n'avait cependant ni aidé, ni renseigné les assaillants. Que la radio et le téléphone n'avatent pas été repérés et vaient fonctionné nonnalement durant toute l'attaque. De plus, les exécutants portugais devaient signaler par la suite que le coup de force avait échoué par manque de renseignements et manque de complicité intérieure.

Sékou Touré avait eu très peur. Le calme revenu, il exploita instantanément l'affaire en virtuose de la mystification. Réinstallé solidement sur son fauteuil, il recevait d'Afrique et du monde des flots de félicitations pour la réussite d'une résistance qui avait été facile, la malchance, la stupidité et l'isolement des adversaires ayant été les seules raisons de la victoire. Sa propagande multipliait tout par cent et allait faire de ce petit coup de main raté une véritable opération de débarquement du colonialisme mondial ayant mis en péril l'Afrique tout entière.
Le responsable suprême de la révolution guinéenne devenait un héros. Il prépara alors son épuration largement justifiée par ce prétexte de taille, et l'annonça : « Cette attaque nous a permis de démasquer l'existence d'une ‘cinquième colonne”. A quelque chose malheur est bon ! »

President Valery Giscard d'Estaing et une delegation des femmes des detenus
La délégation des femmes de prisonniers français rencontre Président Valéry Giscard d'Estaing à l'Elysée en 1974.

retrouvailles
En juillet 1975, le retour des Français libérés du Camp Boiro. [Ici, Pierre Drablier embrasse sa famille. — T.S. Bah]

Des félicitations bienvenues

Cest alors qu'intervint un élément nouveau qui allait décupler le plan initial Des monceaux de lettres arrivaient chaque jour de toute l'Afrique. Les partisans de la ligne révolutionnaire dure (surtout au sein de la jeunesse sénégalaise et ivoirienne) écrivaient leur admiration pour le chef suprême des armées de la révolution guinéenne et le félicitaient de l'immense victoire obtenue face au colonialisme « revanchard » occidental.
L'ampleur du phénomène était telle, que Sékou Touré jugea qu'il avait sous la main de quoi créer un mouvement de masse révolutionnaire dans toute l'Afrique occidentale, notamment au Sénégal et en Côte d'Ivoire où il méditait depuis longtemps de provoquer le renversement de Léopold Sédar Senghor et d'Houphouët-Boigny dont les réussites le mettaient dans des colères folles. Il imagina de démasquer une opposition intérieure gigantesque, la liant le plus étroitement possible avec des personnalités sénégalaises et ivoiriennes, et la compromettant avec les services français. On créera ainsi de toutes piéces une « cinquième cotonne » ramifiée dans toute l'Afrique occidentale.
On dénoncera l'appartenance au deuxième bureau français, à la CIA américaine et à un hypothétique réseau nazi africain, des plus hautes personnalités étroitement solidaires de Guinée, du Sénégal et de Côte d'Ivoire. Gorgés de prébendes en millions de dollars, traîtres aux peuples, ils étaient démasqués et emprisonnés à Conakry, il fallait les démasquer et les emprisonner à Dakar et à Abidjan. Les masses, la jeunesse sénégalaise et ivoirienne mises en conditions et excitées par tous les moyens : radio intensivement provocatrice, imprimés, journaux, infiltrations d'agitateurs, devraient être à même de renverser leurs régimes et de passer au socialisme à la mode guinéenne.

Sékou Touré deviendrait ainsi le principal leader de toute l'Afrique occidentale — son rêve.

Désormais, les fenêtres du bureau présidentiel restèrent allumées toute la nuit. Sékou Touré élaborait son scénario et allongeait la liste des acteurs. Des centaines de familles, qui vivaient tranquillement dans Conakry ne s'inquiétaient nullement de cette lumière tardive scintillante au bout de la longue avenue, et pourtant… là était en train de se sceller leur destin. Après un mois de mise au point, l'opération « cinquième colonne » se déclencha. Par la tactique bien connue de la dénonciation orientée, furent systématiquement liquidés groupe par groupe :

Toute individualité marquante est liquidée. Le parti est purgé de ses éléments les plus honnêtes et les plus valables. Les derniers syndicalistes sont épurés. Les commerces, les entreprises, les plantations sont confisquées, les propriétaires éliminés. La responsabilité de l'échec global guinéen est rejetée sur les exécutants qui n'en pouvaient rien mais qui sont déclarés « saboteurs » de « l'économie guinéenne pilote de Sékou Touré». L'armée est décapitée, ainsi s'éloigne le spectre du coup d'état militaire. Auxiliaire inséparable du pouvoir absolu, une terreur sans nom s'abat sur tout le pays. La place est nette, Sékou Touré n'a plus devant lui que des moutons dociles. La méthode employée détruit l'homme totalement jusqu'à son souvenir. On l'oblige, sous la torture, à se souiller d'aveux ignobles, à se déclarer traître à sa propre vie, à tout ce qui faisait sa fierté, on confiSque ses biens, on disperse sa famille en faisant supporter à ses enfants la lourde hérédité d'une trahison. Combien sont-ils ceux dont les familles ignoreront toujours le sort et la sépulture ? Les conséquences sociales d'un tel traumatisme sont incalculables. Or, nous le savons, le débarquement portugais avait échoué le 22 novembre 1970 parce que les assaillants n'avaient aucun complice dans la place et ne possédaient aucun renseignement précis. L'examen des faits et le raisonnement logique mènent à la même conclusion : « Si une telle cinquième colonne avait existé le débarquement portugais n'aurait même pas été nécessaire ! Cela tombe sous le sens. » Donc, tous ces milliers d'hommes qui ont été pris, torturés, affamés, exécutés ou reel us jusqu'à ce que mort s'ensuive sont innocents. Voilà l'atroce vérité : TOUS INNOCENTS. Et le but principal a été manqué ! Car les masses africaines ont parfaitement compris qu'il s'agissait d'une mystification, et ne s'y sont pas laissées prendre. Mais nous avons entendu des milliers de fois cette question : « c'est monté de toutes piéces, c'est faux, d'accord, mais pourquoi ? »

Nous venons par toute cette étude de répondre à la question : Sékou Touré a joué un énorme coup de poker.

Mais il a perdu, et son rêve d'orgueil démentiel, s'est envolé en fumée. En réalité, l'affaire de « la cinquième colonne guinéenne » de 1971 a été le suicide politique de Sékou Touré.

Depuis ce massacre criminel son prestige n'a cessé de décliner. Il nous a paru opportun de révéler ce qu'a réellement été l'affaire de la cinquième colonne de 1971 en Guinée, au moment où Sékou Touré lance sa dernière mystification « d'amnistie de tous les exilés guinéens. »
Qui peut revenir sans crainte dans les frontières du pouvoir absolu d'un homme qui a toujours trahi ses promesses et fait preuve si souvent de tant de froide cruauté. Les Guinéens, expatriés ou non, savent à quoi s'en tenir. L'Afrique et le monde sont las des « coups de théâtre » au sens propre et figuré de l'expression. Sékou Touré appartient déjà au passé.

Quinze camps bien connus

La Guinée est riche en camps de détenus politiques.
Quinze sont particulièrement connus des citoyens. Les Camps Mamadou Boiro, Alpha Yaya Diallo, Samory Touré et de la Gendarmerie sont situés dans l'agglomération de Conakry. Les autres se trouvent à l'intérieur :

De tous, Kindia semble le plus dur. Plusieurs centaines de cadres et d'officiers y sont morts de la torture et de la faim. Le plus grand, le plus célèbre, demeure sans conteste le Camp Boiro (voir le croquis de M. Kalil Koïta, Malien qui y séjourna quatre ans). Construit dans le quartier de Camayenne, à Conakry II, c'est un ensemble de blocs qu'entoure une haute muraille surmontée de barbelés. Il est dirigé par le capitaine Siaka Touré, neveu du président, un officier d'une quarantaine d'années, formé en URSS. Son équipe se compose des lieutenants Oularé et Fofana et des adjudants Traoré et Bembeya avec les adjudants Fodé Kakilambé (spécialiste de la corde à pendaison) et Cissé, préposé au maniement de la cabine technique, surnommé « ministre de la vérité » par les membres de la commission d'interrogatoire.
Cette commission se compose de :

Les interrogatoires ont en général lieu la nuit, dans une salle qu'un téléphone direct relie au chef de l'Etat qui s'entretient de temps à autre avec les suppliciés — soit pour les conjurer d'« avouer » leurs « crimes », soit pour les féliciter de leur comportement « patriotique » et « révolutionnaire », — et dont il corrige parfois les « aveux », qui sont rtdigés d'avance.
Les cadavres sont transportés de nuit par camions entiers et enterrés dans les fosses communes, soit au pied du mont Kakoulima, soit dans la zone de Kaporo, quand ils ne sont pas jetés en haute mer.

A la morgue les réactionnaires

MM. Jean Lacouture, journaliste et écrivain français bien connu pour ses idées de gauche, Hervé Hamon et Patrick Rothman co-auteurs du livre intitulé l'Affaire Alata, n'en reviennent pas. Ils ont reçu conjointement une lettre de 66 pages manuscrites, datée du 16 août dernier et émanant de la Mission permanente de la République de Guinée auprès des Nations unies. Document d'une rare violence, écrit sans doute à Conakry, mais transcrit à la main par un obscur conseiller du nom de Ben Saliah Kouyaté.

« Nous estimons, pour notre part, dit cette lettre, que depuis la grande Révolution socialiste d'octobre 1917, jusqu'à l'ouverture de la plus grande et fatale brèche du système colonial en Afrique par la naissance de la République de Guinée d'Ahmed Sékou Touré, le monde n'a cessé de changer … Nous croyons comprendre par vos grossièretés. à l'endroit de tout un peuple, le Peuple de Guinée, et à l'endroit du Messie Ahmed Sékou Touré dont la venue annoncée au soir de l'autre siècle par l'Emir du Wassoulou, était fiévreusement attendue par tout un continent, l'Afrique, que c'est cette indifférence, ce silence et ce mépris auxquels vous êtes maintenant en face en France et dans le monde, conséquence normale de votre état d'âme qui sont la cause de votre désarroi. »

L'auteur du document traite MM. Jean Lacouture, Hervé Hamon et Patrick Rothman, « d'humanistes entêtés », « d'agents des classes féodalo-capitalistes », « d'héritiers des monstres en voie de disparition » ; « d'imitateurs du fasciste Goebbels », avant d'affirmer qu'en « Guinée, nous avons décidé en congrès national de notre parti libérateur, le Parti démocratique de Guinée, de ne plus épargner tous ceux de votre espèce qui voudraient faire agenouiller plus tard le fier peuple du 28 septembre 1958 ».
Et de conclure :

« Si en dépit de ces informations précieuses et exactes que nous vous offrons ainsi dans ces documents de notre Parti-Etat, vous ne guérissez pas de votre curieuse et originale maladie, alors nous n'hésiterons guère à vous envoyer à la morgue parce que vous n'avez jamais compris que votre ignoble attitude de réactionnaires anti-guinéens vous fait prendre la voie qui conduit plus sûrement aux enfers que sur l'Olympe. »

L'envoi est fait « avec les compliments de la Mission permanente de la République de Guinée auprès des Nations unies ».

Extraite d'une médiocre vidéo, cette photo montre de g. à dr., Ben Saliah Kouyaté, Colonel Diarra Traoré et un autre officier ; les trois hommes furent déshabillés, ligotés et torturés avant d'être fusillés en juillet 1985 à Conakry par le CMRN dirigé par Col. Lansana Conté. — T.S. Bah saliah-kouyate-diarra-traore-2e-officier

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