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Guinée : dix-neuf ans après le “non” du 28 septembre 1958
le mythe et les réalités


O. Kamara
L'enfer de Kindia

Jeune Afrique. N° 875, 14 octobre 1977, pages 35-62


Après des mois d'hésitation — je suis toujours le fruit d'un dressage “révolutionnaire” — je me sens comme un devoir impérieux de porter ce témoignage sur le sinistre camp de Kindia. Mon silence serait une trahison à l'égard des dizaines de compagnons de misère.

J'entends encore les cris d'horreur de bêtes blessées à mort dans la cabine technique, les hurlements de démence, les gémissements étouffés, les rires sarcastiques et diaboliques des geôliers. Je revois dans les moindres détails, comme en surimpression dans ma mémoire, les squelettes décharnés, ridiculement décharnés et sanguinolents, de Alseny Sissoko le Malien, de Sidiki le Nigérien, de Angoura Nguessan l'Ivoirien, de Thiao et Diop, les Sénégalais, de W. Jones, le Libérien … L'OUA de la souffrance. Je les revois encore après treize jours de diète totale, poussant de faibles râles dan un coin de la cellule n° 6. Leur mort fut une délivrance. Le seizième jour, Sissoko fut le dernier à rendre l'âme. Il eut, avant de mourir, un ultime effort surhumain, la force de crier à l'adresse du bourreau Emile Cissé venu voir s'il était encore en vie : « Salauds ! le gouvernement du Mali saura … » , il s'écroula comme une masse de plomb, la gorge écrasée par un coup de godasse du gardien Barry. Sissoko mort en seigneur, sans rien « avouer » …
Arrêté le 8 janvier 1972 parce que surpris d'écouter une station de radio impérialiste (entendez Radio-Sénégal, Radio-Abidjan …) je suis resté isolé jusqu'au 14 février.
Pendant toute cette période, j'ai subi une multitude de mauvais traitements physiques et d'humiliations, sans que l'on me dise ce qu'on me reprochait réellement. Je porte encore très visibles les traces des sévices sauvages. Fouetté durant des heures qui m'ont paru une éternité, les tortionnaires m'ont contraint à lêcher le sang qui coulait de mes cuisses et de mes mains, en me disant : « Il ne faut pas perdre un seul gramme de vitamine. Nos vitamines ne sont pas pour les traîtres. » Au cours du treizième interrogatoire, ils me lancèrent à la figure un pot de « confiture de la réaction » , un mélange infect matière fécale et d'urine, me jetèrent à terre par un coup de matraque, m'empoignèrent par les cheveux ; puis un gardien que nous appelions le Gringalet par ironie — c'est une masse de plus de 120 kg — lança sur ma tête un gros volume des oeuvres du président.
Mais le supplice le plus démoniaque, ce n'est ni le « régime de bananes », ni le magnéto « gégène », mais le « bain de la mariée » : le prisonnier est recouvert de trois couvertures de laine pendant que sa tête est serrée entre les genoux du malabar « Gringalet », un gardien d'un sadisme de SS ; on le frappe de tous côtés, avec tous les moyens. Il s'ensuit une transpiration excessive, un état d'asphyxie et d'angoisse. A chaque coup, le supplicié doit crier distinctement : « Vive la Révolution, vive le président Ahmed Sékou Touré. » Cela doit ètre répété cent fois ! Au bout de quelques minutes de ce régime satanique, le malheureux ne peut plus ponctuer les coups que par des « vive … vive … vive … », ce qui prolonge le supplice. Dans la cabine technique du camp de Kindia, on est prêt à tout avouer. Un « contre-révolutionnaire » peul guinéen a accusé son frère, mort en 1945 en Allemagne ! Je fus libéré après 1415 jours de détention pour avoir écouté un reportage sportif.
Je sais que des esprits rétrogrades diront que ma déposition — que je suis prêt à refaire devant n'importe quelle commission internationale, avec force détails irréfutables — est le fruit d'une imagination maladive. C'est pourquoi je lance un défi aux responsables guinéens : qu'ils acceptent qu'une commission de l'ONU, de l'OUA, des Droits de l'Homme … visite les camps de Guinée. Il n'est pas nécessaire d'être un fin limier pour découvrir dans leur horreur les charniers de Kindia, en particulier le charnier « D » (diète), en face de la cellule n° 7, à l'ombre du manguier, où plus de trois cents prisonniers furent ensevelis dont certains étaient encore en vie.
Je lance ensuite un appel à la conscience de la jeunesse africaine. Pendant qu'ils s'usent en discussions stériles sur la valeur des systèmes politiques, qu'ils s'extasient devant de prétendues victoires socialistes clamées à la radio par le Responsable Suprême, des centaines et des centaines de leurs camarades croupissent et meurent sous la torture. Pourquoi ne cherchent-ils pas à visiter le « paradis » guinéen, en touristes, au lieu de se contenter de déclarations mensongères et se complaire dans l'attitude de l'autruche ? Je pense surtout aux jeunes du Mali, de Guinée-Bissau, de Haute-Volta [Burkina Faso].
Je lance enfin un appel à l'opinion internationale. Il est aisé de baver sur les régimes racistes de l'Afrique australe et de fermer les yeux sur le régime le plus abject du monde, au nom du principe de non-ingérence. Inconsciemment, le monde entier se fait le complice d'un génocide sans précédent dans l'histoire de l'Afrique. Je suis prêt à porter témoignage.

Sévices au Camp Boiro

Le document adressé au mois de juin 1977 par la Ligne internationale des Droits de l'Homme au Secrétaire général des Nations unies, rapporte le témoignage suivant de M. Martignole, un prisonnier français libéré en juillet 1975.

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Consulter le témoignage de Marx Adolf

J'ai vu un Sénégalais qui était devenu fou, ligoté chaque matin au pied d'un arbre, mains et pieds liés, et abandonné sans manger ni boire. D'autres étaient privés de nourriture jusqu'à ce que la mort survienne. Ils étaient enfermés dans les cellules et complètement oubliés. Ils étaient si fortement ligotés, qu'ils ne pouvaient pas s'approcher de la porte. Quand ils arrêtaient de gémir, on savait alors qu'ils étaient morts. Ceux qui étaient atteints de maladies graves, telles que la dysenterie ou le choléra, n'étaient pas soignés et mouraient rapidement. J'ai vu un Noir de mes propres yeux, qui n'était plus qu'une loque humaine couverte de plaies ; il était si faible qu' il ne pouvait même pas chasser les mouches qui venaient pondre sur ses plaies. Son agonie dura trois à quatre jours avant qu'il ne meure.

[…] Pour ce qui est des Noirs, même s'ils ne sont pas officiellement condamnés à mort, ils finissent par mourir de toutes les façons à cause du manque de vitamines, d'air et de lumière, car les portes de leurs cellules ne sont jamais ouvertes à l'exception du petit nombre de détenus privilégiés. Un bon nombre d'entre eux sont complètement aveugles ou paralysés.


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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Institution Research Associate.