Jacques Vignes
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Une chose est certaine : la Guinée, telle qu'elle a été façonnée par Sékou Touré, fait problème. D'une manière ou d'une autre, elle dérange, que ce soit qu'elle fascine, trouble, inquiète ou scandalise. Il n'est que de voir la diversité des réactions de ceux qui la visitent.
L'un ne vous parlera que de l'ampleur de la mobilisation populaire, du prestige du Président, de l'apparence relativement prospère — au niveau des besoins essentiels bien sûr — de l'ensemble de la population, d'un développement culturel qui se fait en rupture avec tout apport extérieur à l'Afrique.
L'autre, par contre, n'aura vu que villes mornes et délabrées, paysannerie repliée sur elle-même, monnaie à la dérive, marché noir florissant, absence de toute information véritable, martellement idéologique décourageant.
Il existe, il a toujours existé deux lectures de ce pays, et si radicalement différentes que le dialogue entre les divers témoins en devient presque impossible. Monde neuf en gestation ou échec dont on refuse à tirer les conséquences, l'approfondissant ainsi sans cesse ? Telle est la question. Elle n'est pas nouvelle : chaque révolution, chaque mutation rapide d'un ensemble économique et social ont permis de la poser en des termes analogues.
Mais, dix-neuf ans, n'est-ce pas assez long pour juger, pour tenter de rapprocher les deux lectures, de les fondre en une seule, qui serait la vraie ? Telle est l'autre question, fort controversée il est vrai pour tous ceux qui, à l'extérieur comme à l'intérieur, ont considéré à moment ou à un autre, au cours de ces dix-neuf années, que la cause était entendue et qu'il ne restait qu'à tirer l'échelle.
Ils furent, durant tout ce temps, très nombreux à rompre avec le régime et à prendre souvent le chemin de l'exil. Un mouvement qui se poursuit : l'exode des cerveaux en particulier est une des plaies dont souffre le pays.
Non qu'il faille pour autant assimiler aux opposants la totalité des Guinéens de l'extérieur. De tout temps, il a existé d'importantes colonies guinéennes dans les pays africains voisins, en Europe occidentale et jusqu'aux Etats-Unis, mais cette tendance à l'expatriement s'est beaucoup accentuée depuis 1958 et les raisons économiques ou l'envie de voir du
pays n'ont pas constitué les seules motivation des départs.
Interrogé sur ce sujet, Sékou Touré ne nie pas le fait. Il l'explique par le mouvement même de la révolution. « Certains, dit-il, ne voulaient aller que jusqu 'à une certaine étape. Ils sont descendus du train lorsqu'ils ont compris que nous voulions poursuivre la route. Cest normal. La révolution élimine au fur et à mesure les tièdes et les hésitants. » Et il ajoute : « De toute manière, les générations formées à l'époque coloniale n'étaient pas, dans leur ensemble, mûres pour aller jusqu 'au terme de
notre marche. Elles ne pouvaient faire qu'un bout de chemin avec nous. Ce sont les jeunes qui nous pennettront d'atteindre notre but. »
Qu'en pensent ces jeunes ? Officiellement, c'est l'enthousiasme. Mais s'il faut en croire ceux qui ont quitté récemment le pays, cet enthousiasme ne serait que de commande.
Il est vrai qu'en Guinée, où chaque citoyen est obligatoirement membre du Parti unique et ne peut survivre qu'à travers ce parti, il n'est pas facile d'afficher un désaccord avec la ligne politique officielle.
— En réalité, les jeunes s'ennuient, dit un étudiant fraîchement exilé ; en particulier les jeunes « nantis », ceux qui sont à l'Université ou travaillent dans l'administration. Ils sont las de l'austérité. Ils louchent vers les facilités dont disposent leurs homologues des pays voisins. Le fait de ne pas pouvoir circuler librement, aller par exemple voir la famille à Dakar ou à Abidjan, pèse sur les mentalités.
— L'ennui ? Je ne connais pas, dit par contre une jeune étudiante rencontrée à Conakry. Je suis heureuse d'avoir vingt ans en ce moment :
— Je suis née l'année de l'indépendance. Je pense que jamais les jeunes dans ce pays n'ont eu une vie comparable à celle dont nous bénéficions. Même dans les campagnes : les jeunes se réunissent dans le cadre du Parti, garçons et filles mêlés. Ils dansent, s'amusent, organisent des spectacles.
— Mais l'austérité ?
— Oh vous savez, de toute manière, c'est beaucoup moins gênant pour les jeunes que pour les adultes. Les jeunes n'ont pas besoin de grand chose pour être bien. Et puis l'austérité, il ne faut pas l'exagérer. Chacun arrive à se débrouiller très bien, à l'africaine.
— Même dans les campagnes ?
— Surtout dans les campagnes. Mais nous avons tous de la famille à la campagne. Nous sommes presque tous des fils de paysans.
Mentait-elle ? En tout cas elle le faisait bien.
Il est pourtant un domaine dans lequel il est possible de dresser un bilan, c'est l'économie. Or, sur ce plan, aucun doute possible : après dix-neuf ans, c'est un constat d'échec qui s'impose.
Le développement du pays a été imperceptible.
Dans de nombreux secteurs, on constate même une nette régression.
Echec d'abord dans l'agriculture. Ce peuple de cultivateurs et d'éleveurs, bénéficiant d'un des environnements les plus favorables de l'Afrique occidentale, n'a pas réussi, et de loin, à retrouver l'autosuffisance alimentaire dont il bénéficiait jadis. Bien qu'il y aurait beaucoup à dire sur les réalités qui se cachent sous les déficits officiels : si les campagnes ne parviennent pas à nourrir les villes, ce n'est pas forcément à cause d'une production insuffisante. Mais il n'en reste pas moins que l'agriculture n'a pas réussi non pl us à fournir à une jeune industrie pourtant embryonnaire les matières premières végétales ou animales dont elle a besoin.
Quant à l'agriculture d'exportation (bananes, café) elle a sombré dans l'indifférence ou s'est dévoyée dans la contrebande. Seul l'ananas a connu une petite extension grâce à l'existence de fermes pilotes dépendant d'usines de conserves et de jus de fruits.
Echec aussi sur le plan des réseaux de distribution. Le démantèlement du commerce privé, accusé de ne pas jouer le jeu et de se livrer à des trafics clandestins, a créé un vide que le Parti a été chargé de combler. Mais il s'acquitte forcément très mal d'une tâche pour laquelle il ne dispose ni des structures ni du savoir-faire indispensables. La récente suppression des marchés traditionnels n'a fait qu'aggraver le malaise.
Il est vrai que, là aussi, les systèmes parallèles se sont multipliés, mais au prix d'une intensification de ces trafics que l'on voulait réduire.
Quant au commerce extérieur, nationalisé, il participe à la lourdeur générale de l'administration et ne parvient pas de ce fait à remplir correctement son office, d'où de perpétuelles ruptures de stocks dans tous les domaines avec les gaspillages qui en résultent.
Il est vrai que la dépréciation continue de la monnaie, le déficit du commerce extérieur, la faiblesse des réserves de change et le poids de la dette laisse peu de souplesse de trésorerie.
L' importante augmentation des exportations de bauxite, en cours depuis trois ans, devrait cependant permettre d'assainir peu à peu cette situation … à la condition de ne pas trop lâcher la bride aux investissements et donc de contrôler sévèrement le développement. La bauxite : voici en fin de compte le seul secteur qui ait vraiment progressé depuis vingt ans. Et encore, nous venons de le voir, cette progression est-elle de fraîche date. Mais la mise en exploitation des énormes réserves dont dispose le pays dans ce domaine tend, d'une part, à faire de la Guinée une enclave minière vendant de la matière prerrùère avec une faible valeur ajoutée, d'autre part, de la rendre étroitement dépendante dans un secteur dominant de la technologie et des capitaux étrangers. La mise en exploitation des gisements de fer du mont Nimba, prévue à l'horizon de 1980, devrait encore accentuer cette tendance.
Un tel retournement de la conjoncture ne gêne pourtant pas outre mesure les dirigeants guinéens.
De même, l'échec économique global, tel qu'on peut l'enregistrer aujourd'hui, n'entraîne pas selon eux, une rerrùse en cause des choix politiques.
Cette attitude ne doit pas surprendre. Elle procède tout naturellement de cette « stratégie de la rupture » à laquelle le leader guinéen s'est toujours montré étonnamment fidèle.
Rupture déjà, avant l'indépendance, sous le régime de la loi cadre, que la décision de liquider politiquement la chefferie traditionnelle.
Rupture, le « non» au référendum constitutionnel de 1958. Et ce non va très loin. Il ne rompt pas seulement les liens avec l'ancienne métropole mais aussi avec l'environnement régional, qui fait un autre choix, avec le Rassemblement démocratique africain dont le Parti démocratique de Guinée était jusque-là une section. Il porte en germe le refus d'un mode de vie « à l'occidentale » considéré comme incompatible avec le fonds culturel africain et les possibilités économiques existantes. Il implique le choix d'un autre type de société que l'on pourrait presque qualifier d'anti-économique, du moins dans une première phase.
D'où l' indifférence relative face à la non-croissance, et même à la récession. D'où le mépris pour les activités commerciales, considérées comme polluantes. D'où la nécessaire concession, parce que le simple sens de la survie l'impose, à l'investissement étranger dans le domaine minier. Mais attention : un domaine très limité, installé comme en hérisson à travers le pays, coupé des réalités profondes. Par la suite, il est prévu bien sûr d'intégrer peu à peu ce domaine, de créer une industrie guinéenne qui transformera les produits miniers. Mais souhaite-t-on vraiment aborder cette étape, même si on en avait les moyens, avant que la démarche politique soit parvenue à son terme ?
Ce n'est pas certain.
« Adopter un mode de développement basé sur une ouverture tous azimuts aux investissements étrangers et une connaissance non contrôlée de la consommation, explique en substance Sékou Touré, aurait été en contradiction absolue avec nos options politiques. Nous ne voulions ni de la dépendance vis-à-vis de l'extérieur, ni de l'apparition d 'une mince couche sociale privilégiée.
Ce que nous devions, c'est accepter notre pauvreté, et former des hommes. Dans un premier temps, tout le reste était secondaire …
Le pari du développement en a-t-il été négligé pour autant ? Certes non, et la succession des plans, quoiqu'irrégulière, l'atteste. Mais ceci apparaissent davantage comme plaqués sur le réel qu'intégrés à lui. Ils relévent d'une perspective idéaliste plutôt que d'une stratégie économique cohérente.
En 1959, déjà, un économiste français, Charles Betheleim, pourtant sympathisant avoué de la vote guinéenne, précisait l'échec du premier plan triennal, à peine lancé : « Il y a, disait-il
contradiction entre les ambitions et les moyens. » On ne tarda pas à voir qu'il avait raison.
Que cette première erreur ait été excusable, c'est l'évidence. Mais, née de la grande illusion des débuts de l'ère postcoloniale, elle aurait du se dissiper au fil des ans. Il n'en fut rien. Si les fameux chasse-neige livrés alors par l'Union soviétique étaient en fait des bulldozers destinés à creuser les marigots des rizières, ils étaient tout aussi inutiles pour une destination que pour l'autre. A l'époque, l'incapacité technique et sociale du pays de créer de grandes unités mécanisées de production agricole était tout aussi évidente que son incapacité à recevoir des chutes de neige. Or pareil irréalisme a continué de sous-tendre l'ensemble des projets et des tentatives de réalisation. Ce n'est pas un hasard. La contradiction entre les capacités et les moyens, nous allons la retrouver sans cesse. Cest là-dessus que va buter, jour après jour, dans tous les domaines, la pensée de Sékou Touré.
Une des caractéristiques principales des dictatures idéologiques est de mettre la réalité dans un moule et de couper tout ce qui dépasse, du moins de prétendre le supprimer. Le système guinéen n'évitera ni cette démarche ni les inconvénients qui en résultent. Que ce soit vis-à-vis de la chefferie, des ethnies, des commerçants, de la paysannerie, de la bourgeoisie nationale, ou des opposants de tous bords, on a davantage tenté de régler les problèmes de manière autoritaire, ou en niant les évidences, que de les comprendre de l'intérieur et de s'en tenir à l'action possible.
Or une telle attitude, qui relève à l'évidence de la stratégie de la rupture, appelle nécessairement pour parvenir à être tenue une autre stratégie : celle de la tension. Il est vrai qu'ici les circonstances ont favorisé la démarche. Que le régime se soit heurté à l'hostilité de l'ancienne métropole et de nombreux gouvernements africains est indéniable. Qu'il ait eu à subir diverses formes d'agression ne l'est pas moins. En même temps, jusqu'en 1974, la guerre de libération dans la Guinée-Bissau voisine et la présence sur le sol guinéen des bases du PAIGC, qui menait la lutte contre le colonialisme portugais, ont contribué à dramatiser le climat. La tentative de débarquement du 22 novembre 1970 et l'assassinat d'Amilcar Cabral iront dans le même sens.
Mais, au cours des trois dernières années, la Guinée-Bissau est devenue indépendante et Conakry s'est réconcilié avec Paris et Bonn. La guerre est finie. Les réseaux de barbelés et les pièces d'artilleries qui hérissaient la corniche atour de la capitale ont disparu. Nombre de Guinéens espéraient qu'il allait en résulter une détente, une ouverture, voire une libéralisation.
D'autant plus que cette période correspond également à celle des gros investissements dans les gisements de bauxite. Allait-on vers une tentative de réconciliation nationale, une large amnistie qui permettrait la libération des prisonniers politiques et le retour dans le pays des exilés ? Certains y comptaient fermement. II n'en a rien été, bien au contraire. La tension a été maintenue, toujours aussi vive. N'en voulons pour preuve que l'affaire du « Complot Peul », l'arrestation et la disparition de Diallo TellI, puis la vivacité des réactions à la suite de diverses révélations sur les conditions d'existence dans les prisons politiques, révélations qui auraient au moins mérité, si elles étaient fausses, l'invitation d'une commission d'enquête internationale.
Si bien qu'aujourd'hui, beaucoup de ceux qui avaient suivi longtemps avec sympathie l'expérience guinéenne s'interrogent. Jusqu'où peut aller cette volonté de construire un monde
diffférent en brisant par tous les moyens toutes les résistances et sans que pour autant, dix-neuf ans après, ce monde se manifeste et qu'on puisse en dresser un bilan favorable ?
Rien n'est plus caractéristique de la double lecture qu'impose la Guinée à l'observateur que sa politique et ses réalisations culturelles. D'un côté, sur le plan de l'écriture, de la presse, de l'information, le vide presque absolu : pratiquement pas de journaux, ni de revues, ni de magazines en dehors de Horoya, dont la parution est irrégulière et qui relève davantage du journal officiel que de l'organe de presse.
Pas de livres non plus, sauf les multiples tomes des oeuvres de Sékou Touré qui sont en réalité des recueils de ses discours et déclarations.
En même temps, une curieuse absence de cet artisanat d'art qui fleurit si bien partout ailleurs en Afrique, puisant son inspiration dans les traditions les plus authentiques. Quant aux salles de cinéma, elles continuent curieusement à projeter les pires sous-produits du monde occidental.
Mais en face, côté musique, danse, chansons, spectacles, quelle réussite ! Le monde entier a pu la découvrir à Lagos, lors du IIe Festival des arts et de la culture négro-africains qui fut dominé par les prestations de la délégation guinéenne. Notre envoyé spécial au Festival, Francis Bebey, écrivait à l'époque à propos de la grande chorale de. l'université de Guinée :
« Je n'avais encore jamais vu, jusque-là, de chorale aussi spectaculaire. Des dizaines de jeunes gens et de jeunes filles ont empli toute la scène, pourtant grande, du théâtre et chantent a capella, sans chef d'orchestre, sans le moindre instrument pour donner le ton ni battre le rythme, mais sans la moindre faute, ni de ton ni de rythme, avec des nuances unanimement partagées pendant tout le parcours d'un long chant sinueux qui dure une bonne demi-heure sans interruption et sans ennuyer personne. »
A l'origine de cettc réussite, bien sûr, les dons remarquables qu'ont toujours manifesté les Guinéens pour la musique et la danse, mais aussi les efforts réalisés par le Parti et le gouvernement pour développer ces dons et leur permettre de mieux s'exprimer. A la base du système, le Festival biennal de Conakry, véritable coupe nationale du chant, de la musique
et de la danse à laquelle participent des groupes constitués dans toutes les sections et les fédérations du Parti. Un gigantesque concours, à l'échelle du pays, qui impose un effort de préparation quasi permanent, provoque des rencontres, suscite l'espoir de sélections qui permettront de participer à la finale, c'est-à-dire au Festival lui-même, et peut-être d'y remporter le Grand Prix tant convoité.
Le retentissement de ce festival est considérable. Le Tout-Conakry, président de la République en tête, assiste à chaque représentation : c'est bien en quelque sorte, une
affaire d'Etat. Réussite aussi sur le plan sportif et pas seulement en fonction du seul football-roi.
Certes le ballon rond, comme partout ailleurs en Afrique, est ici vedette incontestée, mais athlétisme, natation, volley, basket, vélo même ont leurs adeptes, de plus en plus nombreux.
Là encore c'est le Parti qui organise, encourage, fournit les installations et le matériel. Un revers, cependant, à cette médaille: le Parti se confondant avec l'Etat, tout sportif se produisant à l'extérieur devient une sorte d'ambassadeur de son pays. Il n'a pas droit à la défaillance. On l'a bien vu à l'occasion de la dernière fmale de la Coupe d'Afrique où les vedettes de l'équipe battue ont été durement sanctionnées.
J.V.
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Institution Research Associate.