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Politique


Sékou Touré
Expérience guinéenne et Unité africaine.

Paris: Présence africaine, 1961. 436 p.


Préface

Dans les beaux temps, pas si anciens de l'Empire, l'Afrique Noire apparaissait comme un ensemble de tout repos. Pas de mouvement national, pas de revendication de self-government, des cadres traditionnels judicieusement épurés, un paternalisme attentif, c'était à dire d'expert, suffisant pour que l'on pût prédire sans crainte un siècle de quiétude pour la tutelle européenne.

Et pourtant, le fait est là, le spectacle que nous offre aujourd'hui l'Afrique, est celui d'un continent en marche, engagé dans une lutte historique pour la liquidation définitive du colonialisme et enragé à rattraper en une décade le retard politique pris au cours des siècles.

Comment s'en étonner ? Les experts sont coutumiers de ce genre de cécité. Je ne sais s'il y a encore beaucoup de gens qui lisent Raynal. En tout cas, ceux qui l'ont lu se souviennent d'un assez étonnant diagnostic aux termes duquel les nègres antillais, l'énergie énervée par le climat des Iles, seraient impropres à toute entreprise guerrière.

Hasard ? moins de trente ans plus tard les troupes antillaises d'Haïti faisaient subir à la France son premier Dien-Bien-Phu.

C'est assez dire que toute l'histoire coloniale est faite de ces mutations et que l'Afrique parcourt aujourd'hui un stade au schéma bien connu.

Il reste à expliquer le phénomène.

Que les circonstances objectives y aient considérablement aidé, cela n'est pas pour diminuer le mérite des hommes.

C'est un fait que l'Afrique Noire a eu le bonheur de trouver au moment où elle naissait à l'histoire moderne des cadres politiques valables, je veux dire, des dirigeants qui, comme à la machette, ont su dans la broussaille des événements, frayer à l'Afrique, sa voie. A cet égard, on ne dira jamais assez que leur mérite essentiel est d'avoir su à temps se dégager de toute allégeance à l'égard des partis européens ; de s'être gardés de faire de leur politique un département de la politique métropolitaine ; pour tout dire en un mot, d'avoir éventé à temps le piège de l'assimilationnisme.

C'est là le mérite collectif de l'actuelle génération de leaders africains. Mais ce n'est pas diminuer leur particulier mérite — chacun d'eux étant aux prises avec des difficultés particulières et y réagissant — que de dire, que le Président de la Jeune République Guinéenne, Sékou Touré, a été dans cette dernière période l'homme africain décisif.

« Nous avons quant à nous, un premier et indispensable besoin, celui de notre dignité. Or il n'y a pas de dignité sans liberté. Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage. »

De toute manière, l'homme qui a prononcé cette parole historique et qui sans effusion de sang, a conquis pour son pays l'indépendance, est certainement un homme exceptionnel.

Ce qui le caractérise, on le voit suffisamment dans les pages qui suivent : la continuité du dessein, la roideur de la volonté non exclusive de souplesse tactique, dans l'instant le coup d'oeil juste, pour le reste, la vue perspective de l'histoire. Oui, de tout temps, il s'est donné un but net, qu'il n'a jamais caché ni à ses partenaires européens, ni à ses partisans africains : l'Indépendance de son pays. C'est le but vers lequel il a été durant toute sa vie tendu, comme il y a tendu tout entier son peuple.

Si bien, que lorsque se présenta pour lui « l'offre du destin » il était prêt, et la Guinée elle aussi, elle surtout, était prête. C'est sans doute là, ce qui en définitive, le met hors de pair en Afrique : cette liaison quasi charnelle avec la masse dont il parle non seulement la langue, mais ce qui est plus important, le langage.

On voit grandement errer à son sujet. Certains de ses admirateurs français disent, satisfaits : « C'est un produit de notre culture ». D'autres, les réactionnaires : « Méfiez-vous de lui, il a été formé par Prague et par Moscou. » La vérité me paraît tout autre. Il n'est que de regarder son style : abandon à soi et contrôle de soi, véhémence et sagesse, particularisme et humanisme, il a créé en politique le style africain mais c'est l'Afrique, son passé millénaire qui lui ont enseigné tout cela. C'est d'ailleurs là sa force et le secret de sa réussite.

On s'est interrogé sur l'avenir de la Guinée. On s'est demandé dans quelle mesure cette indépendance trouvée dans le fond des urnes, pouvait être solide. Mais il faut se garder de la mystique de la violence. Il n'y a pas dans l'hécatombe une vertu telle qu'elle seule puisse fonder la cité. On aura pris l'effet pour la cause. Et si la guerre, comme rien d'autre, cimente l'indépendance, ce n'est pas par la vertu du sang répandu mais par la vertu de la mobilisation passionnelle qui a rendu un peuple capable de répandre son sang. Or, si la guerre n'a pas eu lieu, c'est que la mobilisation du peuple de Guinée par Sékou Touré l'a rendue inutile.

De toute manière, il y aura profit à lire et à méditer ce recueil de textes.

Ce qui se passe aujourd'hui en Guinée, ce n'est pas seulement le sort de la Guinée qui s'y joue, c'est le sort de l'Afrique. Rabindranath Tagore parlait jadis de la nation comme de l'intérêt égoïste de tout un peuple, en ce qu'il a de moins humain et de moins spirituel.

Jamais pays n'a eu, comme la Guinée, le devoir d'infirmer une telle vue ; de prouver que la communauté humaine qui s'appelle la nation est médiation vivante à la liberté et à la fraternité.

Aimé Césaire.


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