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Sékou Touré
Ce qu'il fut. Ce qu'il a fait. Ce qu'il faut défaire

Editions Jeune Afrique. Collection Plus. Paris. 1985. 215 p.


Mamadou Alpha Barry
Après une si longue absence

Des millions de Guinéens ont été contraints à l'exil. Pour fuir la répression ou simplement pour exercer une activité professionnelle à leur mesure. Car dans leur pays, toute ambition était suspecte, toute activité était subversive.

« Qu'il aille de part le monde jusqu'à l'usure complète de ses pieds, je jure qu'il reviendra en Guinée ».

Amplifiée et répétée à l'envi par la voix de stentor de Sory Kandia Kouyaté, chanteur de talent devenu par la force des choses grand chantre de l'ancien régime cette formule incantatoire, comme tant d'autres, était alors destinée à dissuader les candidats à l'émigration. Mais, malgré la propagande officielle et les mesures de police draconiennes, la Guinée n'a pas cessé, depuis plus de deux décennies, de se vider de sa substance humaine.
Par monts et vallées, à travers les chemins de traverse, la brousse et la forêt, des milliers de Guinéens ont gagné l'étranger. Pour des motivations diverses, qui ont toutes un dénominateur commun : la farouche détermination d'échapper aux conséquences économiques et sociales du régime totalitaire. Vaste croissant bordé à l'ouest par une façade maritime de 300 kilomètres de long et à l'est par la forêt subtropicale, la Guinée est entourée de six pays. Cette multiplicité des frontières a favorisé le flux migratoire. Lequel, il est vrai, existait bien avant l'avènement de Sékou Touré.
L'économie coloniale avait en effet organisé les courants d'échanges en fonction des impératifs de la traite des produits agricoles. Ainsi, le nord de la Moyenne-Guinée était affecté par le phénomène bien connu du « navettanat » qui incitait les paysans de la région à aller louer leur force de travail un semestre par an sur les exploitations d'arachides du Sénégal et de la Guinée-Bissau, à l'époque portugaise. Nombre de ces travailleurs saisonniers ont finalement élu domicile sur leur lieu de travail.
Quant aux éleveurs, les contraintes de la transhumance les poussaient plutôt vers le sud, à la recherche de pâturage plus verdoyants, en particulier vers la Sierra Leone. A cela s'ajoutait l'attrait exercé sur ces populations par l'exploitation des riches gisements de diamant localisés non loin de la frontière guinéo-sierra-léonaise.
Le caractère artificiel des limites territoriales faisait également que plusieurs groupes ethniques se retrouvaient de part et d'autre des frontières. Ainsi étaient accentués les flux migratoires, notamment de la Basse Guinée en direction du littoral sierra-léonais et, surtout, de sa métropole, Freetown. La Haute-Guinée, à l'est, région où les traditions commerciales étaient solidement ancrées, s'orientait davantage vers le Mali et la Côte d'Ivoire où le négoce du riz et de l'huile de karité était particulièrement florissant. Riche domaine agricole, la Guinée forestière, au sud-est, dominée par la traite du café, était plutôt tournée vers la Côte d'Ivoire et le Liberia. La Guinée était ainsi pratiquement écartelée entre ses six voisins. Mais les migrations se caractérisant alors par le flux et le reflux, seule une faible proportion des migrants s'établissait définitivement à l'étranger.
L'instauration du régime du parti unique après l'indépendance, en 1958, ne tarde pas à susciter des départs de plus en plus nombreux au point d'atteindre les proportions d'un véritable exode au début des années soixante-dix. Aujourd'hui, combien sont-ils à avoir fui la misère et l'insécurité ? A avoir sauvé leur vie après l'avoir risquée face à la milice et à la police des frontières ? Un million de personnes, estiment certains ; deux millions, selon d'autres ; deux millions et demi, affirment d'autres encore ! Une seule certitude : aucun des pays d'accueil de la diaspora guinéenne n'est en mesure d'en évaluer avec exactitude l'importance numérique.
En recoupant les multiples sources disponibles, nous avons estimé les émigrés à environ 2 170 000. Si l'on tient compte du fait que la plupart des Guinéens vivent à l'étranger sous une identité d'emprunt et que nombre d'entre eux ont pris la nationalité de leur pays d'adoption, on peut admettre aisément que le chiffre réel est sensiblement plus élevé.
Cette saignée démographique sans précédent en Afrique a laissé la Guinée quasiment exsangue. Les autorités de Conakry évaluent la population intérieure à 5,5 millions d'habitants en 1983. Ce qui porterait le nombre total de Guinéens, aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur, à plus de 7,5 millions de personnes. Pour avoir un chiffre sûr, il faut remonter à 1958 : la population globale est évaluée cette année-là à 3 millions d'habitants. Si l'on se fonde sur l'hypothèse d'une croissance démographique au taux malthusien (3 % par an), on arrive à un doublement en vingt-quatre ans, soit 6 millions en 1982.
Or, compte tenu du mode de recensement appliqué en Guinée, la statistique officielle sur la population intérieure est plus que surestimée. En effet, celle-ci est obtenue à partir des carnets de rationnement des PRL (Pouvoir révolutionnaire local), ou comités de village et de quartier, sur lesquels les chiffres sont toujours gonflés, car les familles augmentent leurs effectifs dans le but de maximiser leur part de ravitaillement. Résultat : si la population globale se situe autour de 6 millions d'habitants, les Guinéens de l'intérieur n'excèdent guère le chiffre de 4 millions, surtout que l'immigration dans le pays est pratiquement négligeable. On peut alors estimer que plus d'un Guinéen sur trois est réfugié à l'étranger, pour des raisons soit politiques, soit économiques.
Les premiers à prendre le chemin de l'exil sont bien entendu les anciens compagnons de Sékou Touré qui ont décelé très tôt, sous le masque ambigu du leader charismatique, le visage cruel du futur dictateur. Avec la pénurie qui envahit peu à peu les circuits économiques, les travailleurs urbains (petits fonctionnaires, ouvriers, chômeurs) leur emboîtent le pas dès le début des années soixante. C'est aussi l'époque où commence le cycle infernal du « complot permanent ». Le flot des migrants grossit au fur et à mesure que s'emplissent les bagnes. Les migrations recouvrent exactement les courants traditionnels de la période pré-coloniale.

Sekou Toure et son mouchoir blanc
Derrière le sourire charismatique, un personnage
cruel.

Leader des économies d'Afrique de l'Ouest, le Sénégal est alors le premier pays d'accueil. Bientôt, nombre de petits métiers vont être accaparés à Dakar et dans les principales villes par les réfugiés guinéens, originaires notamment du Fouta Djallon : commerce de charbon de bois, vente ambulatoire de cigarettes, petits étals de quartier, taxis, etc. Après la répression qui s'abat sur les enseignants fin 1961, les élèves, les étudiants et les cadres entament la longue marche qui les mènera de plus en plus loin de la terre natale. Ils se retrouvent enseignants, quelquefois fonctionnaires et le plus souvent chômeurs à Dakar, à Bamako, à Abidjan, à Monrovia ou à Freetown.
En 1964-1965, c'est au tour des commerçants d'être sur la sellette. Les magasins privés ferment. Et la pénurie devient la règle absolue de la vie quotidienne des Guinéens. Pour échapper aux réquisitions obligatoires en nature, les habitants, par villages entiers, brûlent leurs cases et leurs récoltes et s'enfuient vers les pays voisins avec leur bétail.
Lorsque, à la fin des années soixante, la croissance économique s'essouffle au Sénégal, cédant sous les assauts de la sécheresse, la Côte d'Ivoire, en revanche, connaît une fort expansion. D'où le renversement des flux migratoires, captés désormais par Abidjan. Les ouvriers agricoles, les marchands ambulants et les journaliers venant de la Guinée tendent de plus en plus à se substituer aux Voltaïques [Burkinabe] dans les exploitations agricoles et les centres urbains.
L'université d'Abidjan voit affluer des dizaines d'étudiants qui ont déserté l'Institut polytechnique de Conakry. La métropole ivoirienne va bientôt regrouper la plus grande communauté scolaire et universitaire guinéenne à l'étranger : plus de 5 000 élèves et étudiants. Le gouvernement ivoirien accorde certes une aide substantielle à ceux qui arrivent à s'inscrire à l'université. Mais la grande majorité des jeunes est obligée de se mettre en quête d'un hypothétique emploi. Les plus chanceux se convertissent en enseignants dans les écoles privées où, le plus souvent, la rémunération est incertaine.
A force de privations et de débrouillardises, certains parviennent à gagner tant bien que mal l'Europe. Là, ils sont confrontés à des difficultés plus graves encore. La Convention de Genève sur le statut de réfugié, ratifiée par la plupart des pays d'Europe occidentale, est la grande aubaine. Mais là aussi, il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus : 1 500 Guinéens seulement y ont accédé sur les 10 000 qui résident en France. Autre solution : l'article 143 du Code de la nationalité française qui prévoit la réintégration des ressortissants des anciennes colonies de la France. A la condition toutefois d'exercer un emploi rémunéré, ce qui constitue, pour beaucoup, une barrière infranchissable. Alors que la Guinée comptait, il y a vingt-cinq ans, l'un des quotas d'intellectuels les plus élevés en Afrique sud-saharienne, il est rare aujourd'hui de voir l'un de ses ressortissants sur les campus des grandes universités mondiales, faute de moyens de subsistance et de parrainage officiel.
En effet, dès 1964, les autorités de Conakry ont déchu les étudiants exilés de leur nationalité, les privant ainsi de bourse. Il est vrai que les plus persévérants poursuivent leurs études contre vents et marées. L'élite ainsi formée végète à l'étranger sans pouvoir exercer ses talents. Il n'est pas rare de voir des techniciens, des ingénieurs, des médecins contraints d'accepter des emplois nettement en dessous de leur qualification.
L'exode des cadres guinéens constitue pour le pays un manque à gagner inestimable. On compte plus d'enseignants qualifiés en Côte d'Ivoire que dans tous les établissements d'enseignement secondaire de Conakry réunis. Plus de vétérinaires guinéens dans la seule Allemagne fédérale (ayant fui le plus souvent la République démocratique allemande ou les autres démocraties populaires) que dans tous le pays. De nombreux médecins ont acquis dans les grands hôpitaux parisiens une solide réputation, voire une notoriété flatteuse. On raconte qu'un de ces médecins d'origine guinéenne exerce en toute quiétude à Porto-Rico. Un autre, Abdourahmane Diallo, n'a-t-il pas fait partie de l'équipe médicale américaine dépêchée à Alger pour soigner le président Houari Boumedienne !
La grande masse d'exilés guinéens disséminée à travers le monde ne constitue pourtant pas une diaspora au sens originel du terme. Si l'on en croit le Grand Larousse encyclopédique, par diaspora on entend certes « dispersion » d'une ou de plusieurs communautés, mais entretenant entre les membres « un lien très serré... manifesté par les relations épistolaires et l'entraide fraternelle ». Car, le moins qu'on puisse dire est que la solidarité n'est pas la caractéristique dominante de la communauté guinéenne. Hélas, le principal facteur d'unité, une haine farouche du régime de Sékou Touré, n'a pas permis de surmonter les querelles de personnes au sein des mouvements d'opposition. Ceux-ci ont fleuri tout au long des deux décennies écoulées, se multipliant continuellement sans jamais parvenir à une action concertée.
Conscient des formidables ressources humaines et matérielles que représente l'émigration guinéenne, le nouveau régime que préside le colonel Lansana Conté a lancé un appel au retour des exilés. Mais sans se faire trop d'illusion, car il a ajouté qu'ils « peuvent rester là où ils sont, s'ils le désirent ». C'est ce qu'ils vont sans doute faire pour la plupart. Même si, avec ce changement de régime, ils risquent de perdre leur statut de réfugiés politiques pour devenir de simples immigrés dans les différents pays d'accueil. Résultat : d'après les estimations les plus optimistes, 10 % tout au plus reprendront le chemin du retour. Où ne figureront sans doute pas les exilés de la seconde génération. Pour eux et pour les autres, la longue quête d'un devenir, toujours aléatoire, risque d'être leur pain quotidien.


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