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Sékou Touré
Ce qu'il fut. Ce qu'il a fait. Ce qu'il faut défaire

Editions Jeune Afrique. Collection Plus. Paris. 1985. 215 p.


Jacques Vignes
Le Sékou qui m'avait séduit

Ecrivain et journaliste, Jacques Vignes a éprouvé une vive admiration pour l'élégant et jeune chef d'Etat des premières années de l'indépendance. Il décrit comment il a vu l'homme évoluer, s'isoler dans la méfiance à l'égard de tous. L'auteur avoue avoir été lui-même terrorisé.

J'ai connu Sékou Touré avant l'indépendance de la Guinée, alors qu'il était député à l'Assemblée nationale française. C'était l'époque où cette Assemblée s'apprêtait à voter ce qu'on appelait « la loi-cadre Defferre » qui instituait une sorte d'autonomie interne dans les colonies françaises d'Afrique. Sékou était un membre influent du Rassemblement démocratique africain (RDA) que dirigeait Félix Houph-ouët-Boigny.
Je me souviens très bien de ce grand gaillard toujours vêtu avec une parfaite élégance. Il portait un chapeau de feutre gris à bords roulés, de style très britannique. Il avait alors trente-cinq ans et rien ne permettait de penser qu'il allait connaître un destin exceptionnel. Comment, en particulier, aurait-on pu imaginer qu'il allait, seul de toute l'Afrique française, dire non à la Constitution française de 1958 ? Il semblait fort bien s'accommoder du nouveau statut qu'offrait la loi-cadre. Il allait d'ailleurs faire un remarquable usage des pouvoirs qui en découlaient. L'indépendance ? Il n'y croyait pas. Du moins dans l'immédiat. « Nous ne sommes pas prêts, disait-il volontiers. Il faudra encore plusieurs années avant que nous puissions la revendiquer vraiment. »
Sur ce point, son opinion rejoignait parfaitement celle de Félix Houphouët-Boigny. Mais il y avait une autre raison pour laquelle il ne souhaitait pas une évolution trop rapide : contrairement au leader ivoirien, il voulait perpétuer la Fédération d'Afrique occidentale et il savait fort bien que, en brûlant les étapes, il favoriserait la balkanisation de cet ensemble. Ce qui s'est passé. En partie par sa faute, car refuser ce que tous les autres territoires de l'Ouest africain ont accepté n'était pas un bon moyen de sauver l'unité.
Ce n'est pas là un des moindres paradoxes de cet homme : en pratiquant, tout au long de sa vie, une sorte de stratégie de la rupture (avec le secret espoir que l'adversaire s'inclinerait) il a, le plus souvent, tourné le dos aux buts qu'il souhaitait atteindre.
Selon toute vraisemblance, c'est ce qui s'est passé lors du fameux référendum de 1958. Sékou, à l'époque, voulait obtenir davantage, une plus grande liberté de manœuvre, ne fût-ce que pour apparaître comme l'homme qui avait contraint de Gaulle à faire un pas en arrière. Puis, pris à son propre piège, il refusa lui aussi de reculer et alla jusqu'au bout de sa logique, contrairement à son ami, le Malien Modibo Keita, qui déploya à l'époque de grands efforts pour que Sékou renonce à ce qu'il appelait « une erreur grave ».
Ce fut donc le non, un non qui allait avoir à travers toute l'Afrique un retentissement considérable et qui a sans doute hâté l'accession à l'indépendance des autres pays. Ce que Sékou venait de perdre en possibilités tactiques, il le gagnait en prestige. Du jour au lendemain, il était devenu l'homme le plus célèbre — et le plus populaire — du continent noir.

De plusieurs pays des experts affluent. Pas de matériel.

Deux ans plus tard — en 1960 donc — je lui écrivis pour lui demander de me recevoir en Guinée : les relations avec la France étaient alors tendues et il n'était pas facile pour un ressortissant français d'obtenir un visa pour Conakry. Il me répondit aussitôt que je pouvais venir quand bon me semblerait. J'arrivai dans un pays qui, hélas, se débattait déjà au milieu des plus graves difficultés : le riz manquait ; les magasins étaient vides ; la moncadre. Il allait d'ailleurs faire un remarquable usage des pouvoirs qui en découlaient. L'indépendance ? Il n'y croyait pas. Du moins dans l'immédiat. « Nous ne sommes pas prêts, disait-il volontiers. Il faudra encore plusieurs années avant que nous puissions la revendiquer vraiment. »
Sur ce point, son opinion rejoignait parfaitement celle de Félix Houphouët-Boigny. Mais il y avait une autre raison pour laquelle il ne souhaitait pas une évolution trop rapide : contrairement au leader ivoirien, il voulait perpétuer la Fédération d'Afrique occidentale et il savait fort bien que, en brûlant les étapes, il favoriserait la balkanisation de cet ensemble. Ce qui s'est passé. En partie par sa faute, car refuser ce que tous les autres territoires de l'Ouest africain ont accepté n'était pas un bon moyen de sauver l'unité.
Ce n'est pas là un des moindres paradoxes de cet homme : en pratiquant, tout au long de sa vie, une sorte de stratégie de la rupture (avec le secret espoir que l'adversaire s'inclinerait) il a, le plus souvent, tourné le dos aux buts qu'il souhaitait atteindre.
Selon toute vraisemblance, c'est ce qui s'est passé lors du fameux référendum de 1958. Sékou, à l'époque, voulait obtenir davantage, une plus grande liberté de manœuvre, ne fût-ce que pour apparaître comme l'homme qui avait contraint de Gaulle à faire un pas en arrière. Puis, pris à son propre piège, il refusa lui aussi de reculer et alla jusqu'au bout de sa logique, contrairement à son ami, le Malien Modibo Keita, qui déploya à l'époque de grands efforts pour que Sékou renonce à ce qu'il appelait « une erreur grave ».
Ce fut donc le non, un non qui allait avoir à travers toute l'Afrique un retentissement considérable et qui a sans doute hâté l'accession à l'indépendance des autres pays. Ce que Sékou venait de perdre en possibilités tactiques, il le gagnait en prestige. Du jour au lendemain, il était devenu l'homme le plus célèbre — et le plus populaire — du continent noir.

Sekou Toure a l'Onu en 1960
Jeune, bouillant, convaincant, le chef charismatique des premières
années (ici à l'ONU en 1960) s'était attiré bien des sympathies.
Il n'allait pas tarder à soupçonner de trahison tous ses amis.

Deux ans plus tard — en 1960 donc — je lui écrivis pour lui demander de me recevoir en Guinée : les relations avec la France étaient alors tendues et il n'était pas facile pour un ressortissant français d'obtenir un visa pour Conakry. Il me répondit aussitôt que je pouvais venir quand bon me semblerait. J'arrivai dans un pays qui, hélas, se débattait déjà au milieu des plus graves difficultés : le riz manquait ; les magasins étaient vides ; la monqui. On ne pouvait être plus libéral. Et, effectivement, je partis. Pendant trois semaines, je circulai librement et je trouvai, je dois le dire, un pays relativement prospère où la vie semblait se dérouler sans heurt. Je rentrai de ce voyage rasséréné : allons ! la Guinée n'était pas si mal partie. Un an plus tard éclatait l'affaire dite du « complot des enseignants », le premier d'une longue et douloureuse série.

[Erratum. L'auteur omet le complot Ibrahima Diallo de 1960, qui fut la première conspiration dénoncée par Sékou Touré et qui signala l'orientation totalitaire et répressive du régime. — T.S. Bah]

Lorsque, peu après, je revis Sékou, je fus frappé par le changement qui, en si peu de temps, s'était opéré en lui : il était devenu méfiant, inquiet et, surtout, il avait acquis une extraordinaire suffisance. Plus question pour lui de dire « nous nous sommes trompés ». Il ne pouvait pas se tromper. Il faut, je crois, chercher par là, dans ce trait dominant de son caractère, la raison principale de l'attitude qui a prévalu chez lui par la suite : « Je ne peux pas me tromper. Le guide suprême de la Révolution a toujours raison. Si donc une de ses décisions ne débouche pas sur les résultats escomptés, c'est qu'il existe quelque part un ou plusieurs traîtres qui ont fait capoter l'entreprise. »
D'où la hantise du complot qui va le conduire peu à peu aux pires excès. Prenons quelques exemples. Un jour, la Chine populaire livre à bon compte à la Guinée un lot de machines à coudre, copies exactes d'un modèle Singer. Peu de temps après, toutes ces machines à coudre, achetées par des commerçants, vont être revendues au Sénégal et en Côte d'Ivoire, puis les cigarettes Milo produites par la manufacture guinéenne, partent en masse pour le Liberia.
On pourrait raconter mille anecdotes du même genre. Elles vont déboucher sur le « complot des commerçants ». Puisque les commerçants trahissent, il faut les éliminer. On ne se demande pas si la méconnaissance de quelque loi économique n'est pas à l'origine de ces fuites, si la faiblesse de la monnaie, les écarts dans les prix et un certain manque de confiance dans la suite ne sont pas la cause des échecs. Non ! il y a des traitres, il faut les punir. Et on les punit. Du jour au lendemain, Conakry — car à l'intérieur les choses sont moins claires — Conakry donc va être privé de tout réseau commercial. Peu importe d'ailleurs ! N'y a-t-il pas les offices étatiques du commerce extérieur et du commerce intérieur ? Là encore, on ne se demande pas si ces appareils, construits à la hâte de toutes pièces et largement corrompus, sont en état de remplir leur fonction.
Deux événements vont, au cours des années soixante, venir renforcer la méfiance de Sékou Touré et sa hantise permanente du complot : la chute au Mali de Modibo Keita et, surtout, celle, au Ghana de Kwame Nkrumah. Et pourtant, l'homme ne va pas s'enfermer dans quelque blockhaus solidement défendu. Il a l'intelligence de ne rien changer à son mode de vie. Il sait que son pouvoir est avant tout charismatique et que, s'il perd l'ascendant qu'il exerce sur son peuple, il a tout perdu. Il doit, coûte que coûte, apparaître comme le leader bien-aimé que tout le monde acclame, parce qu'on sait qu'il ne se trompe jamais, parce qu'on sait que chacun de ses échecs est dû aux manceuvres de ses ennemis qui cherchent à déstabiliser la Guinée.

On l'admirait, on le respectait… On le craignait pourtant.

Mais, à force de se découvrir des ennemis, on finit par suspecter tout le monde. Je me souviens d'un jour — c'était en 1975 — où nous déjeunions ensemble, Sékou et moi. Je m'étais permis, au cours du repas, de critiquer assez sévèrement certains aspects de son régime. Je me souviens de la réflexion qu'il me dit : « Tu ne vas pas me trahir toi aussi ! » Et je me souviens aussi d'un jour où nous avions assisté ensemble à une fête, à l'Institut polytechnique. Une jeune étudiante y avait chanté — fort bien d'ailleurs — un hymne à la gloire du guide suprême. De retour à la présidence, il me confia : « Tu as vu cette fille qui chantait. C'est la fille d'un ministre qui a été arrêté et qui a été condamné à mort parce qu'il trahissait. Tu as vu, elle ne m'en veut pas. Elle a compris. Elle chante quand même mes louanges. »
J'étais terrorisé mais lui ne semblait pas avoir conscience de ce qu'il pouvait y avoir de monstrueux dans ces paroles. Il était satisfait de constater que les liens familiaux les plus sacrés étaient de peu de poids face à son pouvoir. A la suite de cette affaire, j'ai cessé de me rendre à Conakry. Trop de choses rendaient impossible la poursuite d'une amitié qui pourtant, pendant vingt ans, s'était arrangée de bien des mécomptes. Car il est vrai que j'ai eu longtemps, pour cet homme, plus que de l'admiration et que, au nom de cet attachement, j'ai fermé les yeux sur nombre de « bavures ». Si j'en parle ici, ce n'est ni pour chercher une excuse, ni pour faire part de mes états d'âme, mais parce que je pense que mon attitude explique celle de nombreux autres.
Il y avait toujours quelque chose de passionnel dans les rapports qu'on avait avec ce diable d'homme, et je crois que c'est sur ce mode-là que la plupart des Guinéens ont vécu les vingt-six ans de pouvoir de leur maître absolu. Sékou était à la fois l'homme qu'on admire et qu'on respecte, et l'homme qu'on craint. Bref, le Père, et on ne discute pas les décisions du Père. Un rôle d'autant plus aisé à remplir que personne, dans son entourage, n'atteignait sa dimension et que ceux qui auraient pu prétendre lui porter ombrage avaient été éliminés.
Les Guinéens ne se sentent-ils pas pour autant aujourd'hui orphelins ? C'est peu probable. La mort du Père est toujours libératrice : elle permet de mesurer le poids dont pesait son autorité.


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