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Sékou Touré
Ce qu'il fut. Ce qu'il a fait. Ce qu'il faut défaire

Editions Jeune Afrique. Collection Plus. Paris. 1985. 215 p.


Jacques Vignes
Un seul parti, un seul Etat : Sékou Touré

Il a suffi d'une proclamation pour que l'appareil du parti unique s'effondre.
Pis, c'était l'Etat et il n'a pas survécu à celui qui l'avait fait à son image : totalitaire.
Les militants ? Des marionnettes qui se sont égayées, une fois le manipulateur disparu.

Une chose frappe dans l'effondrement du régime de Sékou Touré : la disparition quasi instantanée de ce qui semblait constituer la force du pouvoir du dictateur guinéen, son parti, le Parti démocratique de Guinée (PDG). Il y a pourtant un précédent : la volatilisation, au lendemain de la chute de Kwame Nkrumah, du CPP (Convention People's Party), autre parti unique qui, croyait-on, dominait le Ghana.
Quoi ! Des organisations qui quadrillaient étroitement les régions et inspiraient une sainte terreur à tout le monde. Des appareils omniprésents qui détenaient le pouvoir politique et administratif et, à travers les milices populaires, contrôlaient une grande partie de l'armée. Des structures capables d'envoyer moisir ou — mourir — dans un camp de concentration quiconque se rebellait contre l'autorité peuvent donc, du jour au lendemain, disparaître. Sans que rien ni personne n'intervienne pour les maintenir en place ! La chose est à peine croyable. Que dirait-on si demain dans l'Union des républiques socialistes soviétiques, à la suite d'un brusque changement de régime, le parti communiste s'effondrait ?
Ne confondons quand même pas. Le Parti communiste soviétique est un parti dit d'avant-garde, où seuls sont admis les citoyens ayant fourni des preuves de leur loyauté. Le PDG guinéen, comme le CPP ghanéen, était un parti de masse qui voulait rassembler la totalité de la population. L'un comme l'autre était en quelque sorte un parti-nation, comme dans presque tous les pays africains où cette structure constitue un moyen de déguiser les rivalités régionales et ethniques. Mais en Guinée le phénomène était radicalisé. On en était non plus au parti-nation, mais au parti-Etat. Un Etat qui prétendait assumer toutes les fonctions économiques et sociales essentielles à l'existence d'un pays.


Dès leur plus jeune âge, les enfants de Guinée ont été entraînés à
chanter les louanges du “Responsable suprême de la Révolution”.

Il n'en fut pourtant pas toujours ainsi. Au départ, le PDG n'était que la section territoriale guinéenne du Rassemblement démocratique africain dont l'influence s'exerçait dans la plupart des colonies françaises de l'Ouest africain. Ce n'est qu'au cours des années soixante que le PDG renonça au sigle RDA pour s'affirmer officiellement tel qu'il était déjà en fait : le principal instrument de domination de son secrétaire général Sékou Touré. Un outil qui allait peu à peu se perfectionner pour devenir l'ossature de toute la société guinéenne.
Comment fonctionnait le système ? Suivant le principe pyramidal propre à toutes les organisations du même genre. Sauf que, poussant le processus jusqu'à son ultime développement, Sékou Touré avait voulu confondre le parti avec le peuple même. On était membre du PDG comme on naissait guinéen. L'un n'allait pas sans l'autre. S'exclure, ou être exclu du parti revenait à se couper de la communauté nationale. On devenait du coup paria ou plutôt hors-la-loi. En tout cas condamné à connaître à plus ou moins long terme les rigueurs de l'internement. Dès sa naissance, le jeune Guinéen était membre du PDG, comme on se trouve ailleurs inscrit à l'état-civil et, de fait, il y avait peu de différence puisque le parti, devenu tout, était forcément aussi l'état-civil. Et puis, l'âge venant, on se trouvait absorbé par une des organisations de masse qui constituaient autant de prolongements du système central : Union des jeunes, Union des travailleurs, Union des femmes et, si on se révélait suffisamment fidèle, on intégrait les milices populaires.

Rien n'échappait à la vigilance du parti. Surtout pas les activités culturelles et sportives, Le Festival de danse et de musique de Conakry, qui se déroulait au palais du peuple tous les deux ans, était le résultat d'un concours organisé entre les différentes fédérations du PDG. Le championnat national de football opposait les équipes de ces mêmes fédérations.
Mais cela ne suffisait pas. Il apparut vite que pour mieux fixer et encadrer les Guinéens, pour lutter contre l'exode rural et les tentatives de vivre en dehors du système, il était nécessaire de multiplier les contraintes. Résultat : la création des Pouvoirs révolutionnaires locaux (PRL). Le PRL était devenu la cellule de base de l'organisation, une sorte de récréation du village traditionnel, dont nul ne peut s'évader sans se trouver démuni face à un monde hostile, étranger. Tout Guinéen dépendait totalement, pour tous les actes de sa vie, du PRL auquel il appartenait. Voulait-il manger ? Il devait passer par le PRL qui distribuait — chichement — riz et autres produits de première nécessité. Voulait-il s'habiller ? Le PRL lui fournissait la toile nécessaire à la confection des vêtements — quand il y en avait. Voulait-il travailler, se marier ? Là encore il dépendait du PRL.
Le vendredi soir, à travers toute la Guinée, chaque PRL organisait une réunion de membres. Etait considéré comme suspect quiconque n'y assistait pas. Curieuses cérémonies que ces réunions ! Elles commençaient comme un meeting politique où l'on commentait la pensée de Sékou Touré, le guide suprême. Elles se poursuivaient à la manière d'une discussion villageoise où chacun s'employait à régler ses comptes, à exposer ses griefs et à formuler ses doléances.

Je me souviens avoir assisté à une réunion de PRL à Conakry II, au cours de laquelle le responsable local avait, pour l'essentiel, vivement critiqué ses concitoyens parce qu'ils boudaient une certaine espèce de poisson que les pêcheurs attrappaient en abondance mais sans savoir trop quoi en faire. « Pourtant, disait l'orateur, avec ce poisson, on fait de la très bonne soupe ! » Toute la soirée, la discussion avait porté sur ce problème. Faisait-on ou non un acte de mauvais citoyen en ne confectionnant pas de la bonne soupe avec ce poisson ? La « cérémonie » se terminait sur le fameux slogan national, repris en chœur par tous les participants : « Prêts pour la Révolution ! »

Pas question pour un Guinéen de quitter son PRL sans l'accord de ses dirigeants. Sinon il perdait tout moyen légal d'existence, car il lui était impossible de se faire inscrire dans un autre PRL sans cet accord. Ainsi l'enrégimentement était parfait. Tout citoyen naissait, vivait et mourait à la place qui lui avait été fixée, sans grand espoir d'en occuper jamais une autre. A moins d'arriver à s'introduire dans l'appareil, Seul domaine où l'ambition pouvait se donner libre cours. On participait au pouvoir, du moins sur le plan local, et on profitait de ses prébendes. En régime de pénurie, qui aurait résisté à la tentation de se servir d'abord et de monnayer ses faveurs ?
Une fois dans l'appareil, on pouvait espérer trouver un poste à l'échelon supérieur : celui de la fédération. Théoriquement, les promus étaient issus d'une élection. Pratiquement, la cooptation était la règle.
Au-dessus de la fédération venait la région, calquée sur les anciens cercles de l'administration coloniale.
[Erratum. La région correspondait d'abord aux quatres zones naturelles (ministères délégués), qui furent divisées ensuite en sept provinces ou Pouvoir révolutionnaires régionaux (PRR). Aussi, la fédération et la région formaient une paire au niveau de l'actuelle préfecture : l'une était politique, l'autre administrative. — T.S. Bah]
Le gouverneur de région était déjà un haut personnage et, en même temps, le secrétaire fédéral du parti.
Plusieurs régions formaient une province, échelon suprême avant le bureau politique national avec un secrétaire général qui, selon la logique du parti-Etat, était automatiquement chef de l'Etat. D'où le caractère fallacieux des élections à la présidence de la République. Les Guinéens ne pouvaient élire à ce poste que le secrétaire général du parti puisque lui seul pouvait, selon la constitution, exercer la fonction suprême. Or, la nomination du secrétaire général ne dépendait pas d'eux, mais du bureau politique national, lequel était constitué selon les vœux du secrétaire général. Comment s'évader de pareil engrenage ?

Sekou Toure et l'audience durant la criee des slogans au Palais du Peuple
On peut reprocher beaucoup à Sékou Touré. Sauf de n'avoir pas su envoûter le peuple. Plus que les
slogans, son éloquence et son sens du théâtre lui ont servi à subjuguer ses compatriotes.

Ainsi le PDG, de PRL en fédérations, de fédérations en régions, de régions en provinces et de provinces au sommet de l'Etat constituait-il, répétons-le, l'ossature du système. Mais une ossature davantage plaquée sur le réel qu'intégrée à lui, régnant par la crainte et l'intimidation plutôt que par l'adhésion des populations. D'où une extrême fragilité. Mais ne nous y trompons pas : un peuple, lorsqu'il ne peut faire autrement, s'accommode des pires contraintes. L'essentiel pour lui est d'assurer sa survie. Et comme cette survie passe par le parti et les PRL, pourquoi ne pas se plier à la règle ? Dans certaines circonstances, la révolte ne sert à rien ou, en tout cas, paraît impossible.
« Les PRL, c'est la solution ! » clamaient, au cours des années soixante-dix, de multiples panneaux installés le long des routes menant à Conakry. Et d'une certaine manière, c'était vrai. Les PRL permettaient de tout remplacer : chefferie, commerçants, administration, école, club de loisirs. Même les orchestres et les dancings, que prise tant le peuple guinéen, en étaient l'émanation. En dehors des PRL n'existait que l'univers louche du trafic et du marché noir. Pas accessible à tout le monde.
Les PRL, c'était l'intégration absolue et obligatoire de tous les éléments de la population guinéenne dans une structure unique. Que rêver de mieux ? Plus de dissidents, plus de bavures. Une organisation parfaite — sur le papier du moins — de la production à la consommation. La concrétisation (enfin !) du vieux désir de Sékou Touré : faire du peuple une sorte de bloc homogène à diriger sans à-coups. Quitte à éliminer les quelques dissidents qui avaient l'audace de sortir du rang.
On frémit à l'idée que tant d'hommes de bonne foi aient pu se laisser séduire par cette implacable logique, par cette rationalité devenue inhumaine à force d'être formelle. Et l'on ne peut s'empêcher de penser que, sous le règne de Sékou Touré, la Guinée toute entière était devenue une sorte d'immense théâtre où des acteurs inconscients interprétaient une pièce à laquelle ils ne comprenaient rien.
C'était un monde du spectacle, réglé à la manière de ces ballets où les Africains sont maîtres. Au baisser du rideau, si l'on ose dire, chacun applaudissait la performance, sans bien voir que l'histoire qui venait de lui être racontée n'avait aucun rapport avec le foisonnement du réel. Sans s'apercevoir en fin de compte qu'on lui jouait toujours la même pièce, avec prière d'applaudir à tous les tableaux, puisque c'était le PDG qui tout à la fois dirigeait l'orchestre, assurait la mise en scène, réglait les danses et les chœurs, et avait écrit le scénario.
Rien d'imprévu ne pouvait survenir sans scandale. Et c'était peut-être là l'habileté suprême de Sékou Touré : avoir monté un monde de marionnettes dont il tirait à sa guise les ficelles. Au moment voulu, chacune apparaissait pour son numéro. Qui se serait douté de ce subterfuge ? Les fils étaient invisibles. Mais il suffit que le maître d'œuvre disparaisse pour que ces pantins s'écroulent dans la poussière et que ceux qui les admiraient prennent conscience d'avoir été bernés.
Reste une question : que sont devenus, que deviennent les membres des milices populaires ? Souhaitons que l'ancestrale solidarité africaine leur épargne les affres d'un brusque réveil. Après tout, dans cette affaire, presque tout le monde a été coupable, presque tout le monde s'est laissé avoir. Mieux vaut aujourd'hui passer l'éponge, sinon, de vengeance en vengeance, on ne sait jamais comment peuvent finir les choses…

Intégrité et Paranoïa
Ceux qui l'ont approché ne doutent ni de la sincérité de son combat, ni de son intégrité, ni de son austérité, qu'il tente sans beaucoup de succès d'imposer à ses assesseurs.
Pour ajouter une touche au tableau, il conviendrait de noter un caractère à tendance paranoïaque mais surtout la remarquable tactique gouvernementale de celui qui parait manoeuvrer à court terme mais stratégise à long terme. Sans accuser de névrose — encore moins de psychose — le chef de l'Etat, on pourrait déceler en sa personne quelques tendances à la paranoïa, dont les traits sont généralement exaltation du moi, le délire d'interprétation et de persécution, le délire sexuel. Bien qu'il ne se prenne pas, à l'instar de son parangon et protégé, pour le Rédempteur « Osagyefo (Kwame NKrumah) », il s'enorgueillit de son œuvre comme de sa « philosophie ». Le convaincre de ses torts, ou simplement lui signifier qu'il est faillible, qui donc y songerait ? De la part du peuple, ce serait impertinence ; de la part d'un ministre, audace inadmissible d'un débiteur ; de la part d'un étranger, immixtion dans les affaires intérieures de l'Etat.
Claude Rivière
ancien doyen de la Faculté des sciences sociales de Conakry
in Riva Afrique, mars 1971


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