Editions Jeune Afrique. Collection Plus. Paris. 1985. 215 p.
L'héritage le plus lourd à assumer, aujourd'hui et demain, c'est une jeunesse sacrifiée, condamnée à limiter son savoir à la « philosophie » d'un maître qui n'en avait pas. Une génération entière de Guinéens devra reprendre sa propre éducation.
J'ai 38 ans. En octobre 1958, je rentrais au lycée. Le principal objectif de Sékou Touré était alors de « décoloniser les mentalités ». Aussi y a-t-il eu une réforme immédiate de l'enseignement : elle a commencé par amputer le cycle secondaire d'une année (la classe qui correspond à la sixième). Les deux parties du bac ont été toutefois maintenues ainsi qu'une assistance technique française. Mais, dix ans plus tard — en 1968 — la « révolution culturelle socialiste » bouleversera l'enseignement de fond en comble avec, comme toile de fond, et pour mot d'ordre « lier l'école à la vie ». Les établissements sont alors baptisés CER (Centre d'Enseignement Révolutionnaire). Plus tard, ce sera « Education Révolutionnaire ».
En terminale (la douzième en Guinée), le cours d'idéologie remplace celui de philosophie. Et devient une épreuve au bac, comme à tous les examens. Au départ, il s'agissait d'un enseignement de la doctrine marxiste. Puis, peu à peu, Sékou a tenté de mettre au point son propre arsenal conceptuel. Avec pour clé de voûte, le peuple qui ne s'identifie pas à la population puisqu'il est la partie saine de la population !
Les élèves subissaient ces cours d'idéologie avec une incroyable passivité. A l'entrée du professeur, on criait les slogans révolutionnaires : « Honneur au peuple ! Prêt pour la révolution ! Vive le président Ahmed Sékou Touré ! ». Dans chaque classe il y avait un bureau élu comprenant des élèves chargés de surveiller les autres. Les cours étaient pléthoriques. Les équipements ne suivaient pas la progression démographique. En terminale, il y avait, vers 1970, des classes de 70 élèves ou plus qui se ruaient dans la salle pour occuper les premières places. Les autres s'asseyaient par terre, dans l'allée, contre la porte. Début 1970, Sékou Touré décide d'introduire l'enseignement des langues nationales — pular, maninka, soso, kisi … Huit langues en tout, dont le koniagui que parlent moins de 50 000 personnes. L'enseignement primaire dispensé dans ces langues, le français devient deuxième langue.
Tout cela a été fait dans l'improvisation la plus totale. Pas de véritable formation des maîtres. Pas d'effort pour traduire les concepts. Résultat : l'enseignement des maths s'est vite réduit à quelques principes d'arithmétique sommaire. Et tout l'enseignement s'est vidé de son contenu. A l'heure actuelle, quand un élève de terminale écrit une lettre en français, elle est quasiment illisible. Dans les premiers temps du règne Sékou Touré, les élèves de douzième (terminale) enseignaient en sixième, cinquième, etc. Plus tard, c'est devenu caricatural. Ceux qui venaient de passer le bac préparaient les élèves à ce même examen l'année suivante. L'équipement ? N'en parlons pas ! Quand il existait, il était tombé en décrépitude. Pas de laboratoires. Pas de manuels. Parfois pas de cahiers. Et on ne pouvait même plus écrire sur les tableaux qui s'écaillaient. Les missions qui sont allées en Guinée n'ont jamais pu constater cette situation qu'on a toujours pris soin de leur cacher.
En octobre 1965, je suis entré à l'université. A Conakry tout est regroupé à l'« Institut polytechnique ». Le cycle est de cinq ans — dont quatre d'enseignement — la dernière année est consacrée à la rédaction d'un mémoire. Le cycle se clôt par un séminaire placé sous la direction personnelle de Sékou Touré. Alors que les membres du gouvernement viennent faire des exposés. Evidemment, le tout est couronné par une épreuve d'idéologie ! La pénurie de professeurs était telle que j'ai dû enseigner moi-même en première année à la faculté des sciences sociales quand j'étais en cinquième année. Souverainement. Sans être tenu par aucun programme. Comme si on avait été de véritables maîtres de conférence ! Plus tard, vers 1975, les étudiants seront envoyés « extra-muros ». Pour donner des cours dans les CER de campagne tout en continuant de recevoir un enseignement par correspondance. On n'avait qu'un mois de vacances consacré à la formation militaire et idéologique.
A la faculté de médecine qui, à l'époque, était supervisée par des coopérants est-allemands, c'était différent. L'enseignement était pratique et pragmatique. Les médecins qui en sortaient étaient en fait des super-infirmiers dont l'efficacité souffrait toutefois du manque de matériel. Les gens qui le pouvaient, à commencer par les dignitaires du régime dont beaucoup d'enfants ont fait leurs études en Occident, partaient. Mais il ne suffisait pas de franchir les frontières pour se retrouver au paradis. Et puis, on ne pouvait sortir que clandestinement. En général à pied. A travers la brousse, pour éviter les postes frontières. Pendant 70 ou 100 kilomètres. Sans bagages. Sans diplômes (l'université n'en délivrait pas). On échangeait au marché noir ce qu'on avait pu thésauriser au taux de un franc CFA contre cinq francs guinéens en général. Moi, je suis parti en mars 1972 pour la Côte d'Ivoire. J'enseignais, à ce moment, à l'Institut polytechnique de Conakry. Quelques temps après, l'Administrateur général a été inquiété. Il arrivait aussi que la famille — après un départ — fasse l'objet d'une enquête. Mais, devant la saignée démographique, devant l'exode, le pouvoir a finalement renoncé à chercher des bouc-émissaires. Je suis tout de même resté dix ans sans donner de mes nouvelles à mes parents. Sans écrire en Guinée. Je n'avais que des échos de certains voyageurs. Mais mes propres parents m'ont prié d'aller loin. Très loin. Ils avaient peur.
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.