Williams Sassine
Le Zéhéros n'es pas n'importe qui
Paris. Présence Africaine, 1985. 219 p.
Chapitre 5
Je ne rentrai pas chez moi à midi. Pour manger quoi ? La pâte en béton armé de Binta ne me disait rien tout d'un coup. En vérité, je ne tenais pas debout et j'avais peur que les gosses ne me lancent des cailloux. Mori vint me voir.
— Père, Ibrahim a fermé le garage ce matin. Il paraît que le président est mort. Tu me donnes quelque chose, c'est pour manger.
Je fouillai mes poches. Rien.
— Tu n'as pas honte de chercher à manger alors que Sékou est décédé ? lui dis-je. Tu es un zéro, mon fils. Si tu tiens à bouffer quand même, va voir Binta. Ne m'attendez pas.
J'avais de la peine à soulever ma langue. Je fermai les yeux. Quand je les rouvris, le fiston avait disparu. S'il était fâché, tant pis pour lui. C'est moi le père et pas lui. En attendant l'heure des informations, je posai la tête sur ma machine à écrire.
C'est le patron qui me réveilla. Il était seize heures. J'avais rêvé que je pleurais parce que le « palestinien » me montrait du doigt, parce que Sékou avait changé de pays, parce que ma tante disait que j'étais un gros zéro, parce que mon fils mourait de faim.
— Personne n'a appelé ? demanda-t-il.
— Non, patron.
J'ouvris péniblement les yeux. Des casseurs de cailloux travaillaient dans ma tête. Lui, il avait l'air de plus en plus frais. Comment faisait-il ? Il avait emporté la bouteille de whisky.
— Patron, je voudrais passer quelque part.
— Tu peux aller, mais ne traîne pas trop longtemps.
Je me dirigeai vers chez lui. Qu'est-ce que la patronne me voulait ? Je n'avais pas la tête bien claire, mais je sentais que c'était un jour important pour moi. Quand j'arrivai, le chien, un gros doberman, frétilla de la queue. D'habitude je me faisais annoncer et le gardien l'attachait. Mais aujourd'hui n'était pas un jour comme les autres et je n'étais pas n'importe qui. Sinon l'animal m'aurait bouffé au lieu de me lécher les pieds. Dès que je poussai les portes du salon, je les vis. La patronne qui me tournait le dos et que je reconnus par sa tête de garçon et
Albertine. Elles jouaient aux cartes.
— Tiens, voici notre héros, dit Albertine.
Enrico Macias chantait.
La France de mon enfance
N'était pas en territoire de France
Perdue au soleil du côté d'Alger
C'était la France où je suis né.
La patronne se leva pour arrêter la musique.
— Viens t'asseoir, Camara, dit Albertine.
— Je peux faire ma toilette ? demandai-je.
Il y a quarante-huit heures, je n'aurais pas osé leur demander l'adresse du grand marché.
— Albertine, tu lui montres le chemin ?
— Viens, mon grand.
Je la suivis. Quand elle poussa la porte, je fus émerveillé. Une baignoire qui ressemblait à un lit et des flacons de toutes tailles et de toutes couleurs. Moi, si j'avais quelque chose comme ça, je ne travaillerais pas, je dormirais là-dedans.
Je me lavai la tête au shampooing aux oeufs, puis au citron, à l'huile d'amande, à l'huile de coco, à l'huile de foie de morue, à l'ajax, ensuite à deux ou trois trucs encore. Je me mis de la crème pour peau normale, pour peau grasse, pour peau sèche. Il y avait de l'eau démaquillante, de l'eau de Cologne, de l'eau
oxygénée. Du parfum pour homme, pour femme. Je mélangeai le tout et m'en frottai la poitrine. Je me regardai dans la glace. J'étais réveillé, mais je ne me reconnus pas. Je n'étais ni plus beau ni plus vilain qu'avant. J'étais nouveau et cela me regonfla comme le fameux « ballon » du patron. Je me brossai les dents ensuite avec des dentrifices rouges, verts, blancs. J'ouvris la bouche. Mes dents n'avaient pas changé mais on aurait dit qu'il y en avait deux fois plus. Je sortis des toilettes.
Je plains encore les premières mouches qui osèrent m'approcher. Elles tombèrent comme des feuilles mortes avant de me toucher. Dès que je retournai au salon, je me dirigeai vers Enrico Macias qui n'arrêtait pas de chanter.
Que les femmes sont belles
Bien que je sois fidèle
Une fille du nord du midi
Inconnue d'hier ou d'aujourd'hui
Je terminai : « Ha! Ha! Ha! Ha! Qu'elles sont belles ! »
— Vous permettez que je le fasse un peu taire, dis-je en tournant un bouton.
— C'était pas le bon bouton, Camara ! dit la patronne d'un ton gêné.
— Mieux vaut appuyer là-dessus que sur un furoncle, lui répondis-je.
Albertine commença à rire.
— En plus, il sent bon, dit-elle.
La patronne se pinçait le nez.
— Albertine, est-ce que tu lui as montré la bonne porte ?
Avant qu'elle ne réponde, je leur déclarai : « Enrico
Macias est un zéro à côté de moi. » Et je me mis à l'imiter :
Hooa! Hooa! Hooa!
Tout est beau en Hooa!
C'est la musique des crapauds
C'est la chanson des corbeaux.
— C'est pas beau, ça ? lançai-je.
Albertine riait comme une folle.
— Il a beaucoup de dons, notre ami, dit-elle.
— Albertine, je t'en prie, remets-nous Macias.
Et le cher Macias reprit de sa voix nostalgique :
La France de mon enfance
N'était pas en territoire de France
Mais au soleil du côté d'Alger
Je me levai et allai tourner de nouveau le mauvais bouton. De nouveau le pauvre Enrico gémit comme si on l'étranglait.
Elles s'étaient tues. Albertine paraissait hésiter entre l'admiration et l'étonnement, quant à madame, elle avait l'air plutôt effrayée. Je posai une fesse près de l'appareil et parlai de tout et de n'importe quoi.
— Votre Enrico, je l'aime bien quand il chante le mendiant de l'amour, parce que mendier, c'est essayer encore de rencontrer l'autre, on tend la main moins pour recevoir que pour chercher à ouvrir l'autre. Vous comprenez ? Moi, par exemple. Camara viens ici, camara va là-bas. Encore heureux qu'on ne m'appelle pas Diallo. Il y a plus de quatre milliards d'individus, mais il n'y a qu'un Camara. J'aurais pu avoir un destin extraordinaire chez moi, car je ne m'entendais pas bien avec le PDG parce qu'il aimait toutes les femmes comme Enrico et qu'il pensait à la France comme Macias à l'Algérie. »
J'allai m'asseoir en face d'elles dans une pose avantageuse. Elles ne disaient toujours rien et moi, mon crâne me démangeait. Le mélange de saletés que j'avais mis sur ma tête, probablement. A moins que le demi-carton de bière que j'avais fait disparaître le matin ne cherchât à s'échapper.
— Albertine, peux-tu nous laisser un moment ?
Elle salua son amie et me fit un clin d'oeil coquin.
— Camara, à demain ?
Je lui souris en conquérant. A peine était-elle sortie, je demandai à boire à la patronne.
— Camara, je ne t'ai pas demandé de venir pour le plaisir, commença-t-elle. Je suis à un moment important de ma vie. Toi aussi probablement, avec la mort de ton président. Mais c'est difficile de repartir de zéro.
— C'est vrai, ça. Moi, mes parents ne m'ont laissé aucun héritage.
— Ne fais pas l'idiot, Camara. Je ne parlais pas de biens. Je me demande si je devrais te faire confiance. Tu n'es pas n'importe qui. Albertine me l'a dit. Elle a mauvaise réputation, mais son jugement sur un homme est sûr. Mon mari a également bonne opinion de. toi. Tiens, tu m'avais demandé à boire.
Elle se leva. J'en profitai pour me gratter la tête et ramenai une touffe de cheveux de la nuque. Apparemment de terribles termites s'étaient installés sous la peau de mon crâne.
Elle revenait avec un fond de bouteille de whisky.
— Je ne voulais pas vous déranger, patronne.
— Tu es tout excusé, Camara. C'est Michel qui t'a entraîné. Tu reconnais la bouteille ? C'est celle que tu lui as achetée chez votre palestinien, à midi.
— A onze ou dix heures seulement, précisai-je …
— Tu le défends mal, mon ami, dit-elle en me servant.
Le mot « ami» me fit oublier l'armée de termites dans mes cheveux. Je crois pourtant que je réussis à la regarder avec l'indifférence d'un séducteur.
— Il faut accepter de se remettre en question, reprit-elle d'un air songeur.
— Qu'est-ce que vous dites ?
Elle se répéta. Se remettre en question. Je ne connaissais pas l'expression. En tout cas, ça faisait sérieux. Le gardien arrivait. La patronne se leva et alla à sa rencontre. J'en profitai pour me masser les joues dont la peau se tendait.
— Bon voilà, dit-elle en se rasseyant. Michel et moi, on ne s'entend plus très bien. Je suis née en Algérie, enfin si tu veux je suis une pied-noir.
Je baissai les yeux. Elle suivit mon regard. Je le remontai parce que j'avais l'impression qu'une main de salaud tirait toute la peau de mon visage en arrière. Je devais ressembler à un Mongol. J'en ai vu au ciné.
— Tu m'écoutes, Camara ?
Je me resservis. Elle pouvait parler.
— Michel croit que je ne l'aime plus. Dès qu'il rentre le soir, il se couche. De ton côté, tu n'as rien remarqué ?
— Moi ? D'après ce que j'ai compris, il voudrait bien un enfant. Mais vous êtes tout le temps en hémorragie.
— Le salaud ! Il t'a dit ça ? Il me le paiera.
Tant pis pour le patron. Il n'avait pas à m'apprendre à boire. Et puis c'est quoi ça, une femme qui ose menacer son mari ? Hémorragie ou pas hémorragie, si Binta me parle comme ça je lui fais une vraie hémorragie partout. Le patron m'a confié un jour : «L'homme donne la mort et la femme la vie. »Et après ? A qui Dieu a-t-il donné un bâton ? Je suis sûr que depuis longtemps la patronne ne faisait plus bander mon patron.
— C'est tout ce qu'il t'a confié ?
Non, ce n'était pas tout. Il m'avait souvent demandé de lui chercher une fille propre. Mais ce n'étaient pas des choses à avouer.
— Puis-je retourner dans les toilettes ?
Je voulais me laver la tête. Sinon je me voyais déjà chauve et défiguré.
Quand je revins, Enrico Macias avait repris sa place. Je ne tins aucun compte de sa présence. Je remarquai une qualité particulière, très intimiste, de l'ambiance. Les volets avaient été rabattus, un léger parfum flottait, madame souriait, les yeux fermés, une cigarette fumait dans le cendrier. Dès qu'elle me vit, elle porta mon verre à ses lèvres et je pris sa cigarette. Macias chantait :
Je suis un enfant qui chante
Je suis un soldat qui pleure
— Je te disais, Camara, que Michel depuis quelque temps …
Je la tirai. Elle se leva d'un mouvement souple et m'arracha la cigarette d'un geste familier avant de l'écraser sous ses talons. Je la regardai. Elle baissa les yeux. Macias reprenait :
Que les femmes sont belles
— Vous ressemblez à un garçon, patronne. Où cachez-vous ce qui fait une vraie femme ?
Elle s'écarta et s'en alla vers l'appareil.
— Tu aimes Aragon ? me demanda-t-elle.
Je pensai à Aragon le cubain qui fait danser le cha-cha et je répondis que c'était formidable. Elle se pencha et sortit un disque.
— Michel aussi l'aime beaucoup, Camara. Tu connais ce morceau ?
Donne-moi tes mains
Pour l'inquiétude
Donne-moi tes mains
Dont j'ai tant rêvé
Dans ma solitude
Que je sois sauvé
Elle me faisait face, tremblante, frissonnante, toute debout et menue comme une feuille prête à tomber. On ne parlait pas du même Aragon, mais c'était si beau ! La preuve, je n'y comprenais rien. Je me suis dit : « Camara, tu rêves peut-être que tu n'es pas n'importe qui, mais trop c'est trop, fais attention, Camara, tu risques ta place. » Je me levai. Elle crut que j'allais vers elle.
— Je suis en retard, commençai-je. Si le patron apprend que j'étais ici, que j'ai utilisé …
— Tu connais le chemin, me coupa-t-elle.
Je m'en allai, le devant de mon pantalon aussi gros que mon derrière. Plus tard, je racontai cette scène à un rescapé du Camp Boiro. Il en saliva. Je la racontai à un ex-milicien du pédégé. Sa pomme d'Adam fit des va-et-vient avec des étapes plaintives comme un vieil ascenseur.
— J'espère que tu as fait de ses pieds des cornes, disaient-ils.
— Non, je ne l'ai pas fait parce que vous croyez que l'exil, c'est dur, mais au contraire là-bas c'est plein de femmes de patron qui sont en exil. Et j'en rajoutais :
— De la porte, à cause de la lumière, je voyais qu'elle ne portait rien et elle était ouverte, je te jure qu'un moment elle a
même écarté les cuisses et a fermé les yeux en me suppliant : “Camara! Camara, viens !”»
Je ne m'arrêtais pas. C'était juste pour voir une victime et un bourreau se ressembler.
Ils me traitèrent tous deux de con.