Abdoul Sy Savané
Université de Conakry
La poésie pastorale peule au Fouta-Djallon
“Littérature guinéenne”
L'Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie.
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 33-37
Bien que consacré au repertoire du Fuuta-Jalon, cet article de feu Abdoul Sy-Savané souligne la constance et le dynamisme de la Civiliation Fulɓe.
Constance, d'une part, car celle-ci a conservé son noyau et son essence à travers son odyssée plurimillénaire et sa dispersion panafricaine. D'où la continuité et l'écho — frappant et agréable — entre ce document et Kumen : la “bible” des pasteurs fulɓe. On retrouve les mêmes sonorités entre, d'un côté, la rencontre de Sile Saajo et de Kumen, et Gimol aynirgol, de l'autre. C'est l'exploitation littéraire du même fonds phonétique, morpho-syntaxique, sémantique et culturel.
D'autre part, l'adoption et l'adaptation de l'Islam ont accentué la vitalité de cette même civilisation. Ainsi, alors que Kumen condense le sacré et les mystères du monothéisme Fulɓe anté-islamique — fondé sur Geno —, on trouve ici une brève évocation de la triple symbiose du Pullo, du Bovidé et de l'Islam. [T.S. Bah]
Les peuples de l'Afrique noire n'ont pas très tôt connu l'usage de l'écriture, et pendant longtemps cette pratique était réservée à une élite intellectuelle lettrée en arabe. Donc tout notre patrimoine culturel se retrouve encore dans la tradition orale. C'est ainsi que la transmission des connaissances, l'enseignement religieux, l'initiation aux mythes, l'éducation des enfants se faisaient à travers des discours oraux. La littérature orale a toujours été et reste encore la forme idéale d'expression dans nos pays où la majorité de la population ne sait ni lire ni écrire et mène une vie communautaire en plein air.
Parmi les genres de cette littérature orale, nous avons la poésie épique, la poésie religièuse et surtout la poésie pastorale en milieu peul.
Une tradition millénaire
Les Peuls sont des pasteurs dont l'existence, le mode de vie, les traditions sont étroitement liés à la pratique de l'élevage des boeufs qu'ils poussent devant eux, toujours à la recherche de nouveaux pâturages. En Guinée vit une communauté peule très forte, représentant les 40 % de la population installés sur les hauts plateaux du Fouta-Djallon depuis le XVIIe siècle ; ils se sont pour la plupart sédentarisés.
Ce sont seulement ceux qui vivent au Nord et au Nord-Ouest du pays, dans les préfectures de Gaoual, Télimélé, Boffa, et Boké, surtout la tribu des « Ɓawoweeɓɓe » qui continuent encore à pratiquer l'élevage à grande échelle par transhumance. En matière d'élevage, ceux dont il s'agit ont conservé presque intactes les traditions millénaires de leurs ancêtres qu'ils font descendre de la vallée du Nil.
Presque tous les poèmes pastoraux de notre corpus ont été recueillis auprès d'eux.
La vie pastorale des Peuls comporte un ensemble de pratiques magiques qui s'exprime à travers des rites, un mode de vie liés à leurs activités pastorales. Leur vision du monde, leur conception de la vie, leur passion pour l'élevage des boeufs se manifestent à travers des poèmes dits pastoraux parlés et agis.
L'éleveur peul, qui croit profondément en la vertu des mots, en la force et l'efficacité de la parole, pense pouvoir maîtriser et domestiquer les forces occultes par des symboles, des rites et des formules magiques.
Pour le pasteur peul, les génies et les esprits maléfiques cherchent à nuire à ses boeufs ; il faut donc conjurer leur action en faisant recours constamment à des incantations magiques. Ce faisant, il pense les protéger en cas de maladie.
La composition des poèmes pastoraux obéit à une thématique qui montre que tout est centré sur la vache, objet d'adoration, raison de vivre du peul.
Chez les Peuls de Guinée, il existe un répertoire très riche de poèmes pastoraux. Nous en retiendrons quatre types.
Ma fille, ma mère chérie
Certains de ces poèmes pastoraux chantent et louent la beauté physique et les bienfaits de la vache laitière. On les appelle en poular de Guinée Gimi waccirɗi nai. Avant de commencer à traire la vache, la femme peul s'adresse à elle comme s'il s'agissait d'une personne.
Elle chantonne, elle l'appelle par son nom avec la modulation dans la voix qui convient à son tempérament. Ensuite, quand elle se met sous la vache pour traire, elle ne tarit pas d'éloges avec des mots charmants et gentils du genre : « ma fille » (jiwo an), « ma mère chérie » (neene an jaara).
Ce faisant, elle rappelle la couleur de son pelage wille, labe, moomore (respectivement pelage clair, noir de corbeau, mitoyen).
Elle fait ensuite la généalogie de la bête en indiquant au passage l'endroit où elle est née, l'année, la saison, le mois …
Elle la caresse, elle chasse les mouches qui l'importunent et enfin elle commence à traire. Tout ce cérémonial ne vise qu'une chose : conditionner la vache pour qu'elle donne le maximum de lait. Voici un chant pour traire.
Coorawol Ɓirirgol
Au nom de Dieu juhu
Dieu le Clément diafa
Si Dieu le veut, si le Prophète le veut,
Moi je ne veux la crème de personne,
Mais que personne aussi ne veuille de ma crème,
Je ne prends la crème de personne,
Mais que personne aussi ne prenne ma crème.
La femme qui va traire récite ce poème juste avant d'attraper les mamelles de la vache.
Elle sollicite l'intervention de Dieu et de Mohamed pour empêcher les personnes malveillantes de tirer par des moyens occultes le lait de sa vache.
Revenez avant la nuit
La deuxième catégorie de poèmes pastoraux comporte des incantations récitées par le berger, avant de conduire son troupeau au pâturage. Écoutons-le :
Juma keeri
Kama keeri
Jope ko hendu
Ɗaamol ko haako yorko
Oore gai e debbi
Oore nyalbi e ɓeyɗiJuma keeri ! (onomatopée)
Kama keeri ! (onomatopée)
Le poumon est vent
La rate est feuille sèche
Allez paître, mâles et femelles
Allez paître, veaux et vaches laitières
Dépêchez-vous, le soleil est déjà haut
Allez vite, le soleil est haut, il n'y a plus de rosée
Allez sur le flanc des coteaux, allez dans toutes les directions
Passez à gué les ruisseaux, traversez les rivières
Broutez l'herbe, cueillez les bourgeons, croquez, avalez
Que Dieu, le Roi des rois, le Tout-Puissant
Qu'il vous protège, qu'il vous sauve
Allez paître en paix
Revenez en paix
N'abandonnez là-bas aucune de vos compagnes
Qu'aucune de vos compagnes ne vous abandonne là-bas.
Que tout vous épargne
Mais, vous, n'épargnez rien. Ne laissez rien au pâturage
Sinon la trace de vos sabots
Sinon des tas de fumier.
Allez paître, mâles et femelles
Allez paître, jeunes veaux et belles génisses
Allez paître sur les monts
Allez paître dans les vallons
Allez paître sur les coteaux
Revenez avant la nuit.
Dieu protège mon troupeau
D'autres sont chantés par le berger peul au pâturage :
Aree gaa yo gai e debbi
Aree gaa yo nyalbi e ƴaaki
Aree gaa yo bijji e hoɗɗaaɗi
Wota nge woɗɗo, wota on woɗɗo
Wota nge suuɗo, wota on suuɗo.Venez ici, vous, mâles et femelles
Venez ici jeunes veaux et taurillons,
Venez paître, vous génisses et vaches laitières,
Qu'aucune vache ne s'éloigne, vous aussi ne vous éloignez pas
Qu'aucune vache ne se cache, vous aussi, ne vous cachez pas
Conduisez les ici, vous, bergers
Qui est la mère des bergers ?
C'est Dieu lui-même et le Prophète de Dieu
Qui sont Dieu et le Prophète de Dieu ?
C'est la mère et le père des éleveurs.
Ces bergers me sont confiés.
Mes vaches donneront des petits, qui me donneront d'autres petits.
J'aurai de meilleures génisses parmi les meilleures
Elles vont certes engendrer des petits,
ceux-ci engendreront à leur tour d'autres petits.
J'aurai des taureaux de race
Qui feront vêler des génisses qui n'ont encore jamais vêlé.
C'est Dieu seul qui protège mon troupeau au pâturage
C'est son Prophète qui le ramènera au bercail.
Puis, le berger chante au retour des boeufs du pâturage :
E yoo Alla ɗi arii!
E yoo Alla ɗi haari!
E yoo Alla ɗi mawnii !
E yoo Alla ɗi ɗuuɗi!
Nai an moomori ɗin arii!
Nai an willi ɗin arii
Nai an naawi ɗin arii!
Nai an wolooji ɗin arii
E yoo Alla ɗi arii ! …
Dieu merci, ils sont de retour
Ah ! Dieu merci, ils sont de retour !
Ah ! Dieu merci, ils sont bien rassasiés !
Ah ! Dieu merci, ils ont bien grandi !
Ah ! Dieu merci, ils se sont accrus
Mes boeufs au pelage luisant sont de retour !
Mes boeufs sont revenus bien nourris !
Mes boeufs au pelage blanc sont de retour
Mes boeufs sont revenus bien nourris !
Mes boeufs au pelage tacheté sont revenus
Ah ! Dieu merci, mes boeufs sont de retour !
Ah ! Dieu merci, je suis rassasié
Ah ! Dieu merci, j'ai grandi
Ah ! Dieu merci, j'ai triomphé
Mon immense troupeau est revenu !
Mes boeufs sont revenus nombreux comme des fourmis,
Ah ! Dieu merci, je suis le bienheureux !
Ah ! Dieu merci, je suis sauvé.
Je confie mes boeufs à Allah
Certains chants, le pasteur peul les récite à mi-voix, le visage tourné vers l'Orient, dans une attitude de recueillement, pour prier Dieu et solliciter l'intervention des génies de la brousses, afin qu'ils protègent ses boeufs contre toute espèce de mal contre les maladies, les griffes de la panthère et la gueule de l'hyène.
Ces poèmes sont appelés : Coora faanorɗi e nyawndorɗi nai, ce que l'on peut traduire par « poème incantatoire pour protéger et soigner les boeufs ».
Tyoorawol faanorgol fii bone nai fow
(Chant de protection contre tous les maux)
Diisi Alla-Diisi Annabi Alla
Mo adoraali inde Alla o sakkitoray inde Alla
Teli kiita, lenge kiitaO bataa Nyaakiti
O bataa abaakiti
O bataa bolokiti
O bataa djuusèkiti
O bataa buyeekiti
Au nom d'Allah ! au nom du Prophète d'Allah
Celui qui ne commence que par le nom
d'Allah, termine par le nom d'Allah.
Vieux Téli, vieux Lengué 1 !
Mes boeufs sont comme des étoiles au Ciel
L'oeil peut les voir, mais les mains ne peuvent les atteindre.
Mes boeufs sont un rocher dans le fleuve
Le courant ne peut l'emporter.
Le vent souffle sans faire déplacer
Leur demeure est la demeure des géniesJebbeli kuma ! Beeli kuma !
Hoy muure ! hoy hoy, muure !Toi vache noire de charbon ; C'est Toi vache noire de charbon ! Toi vache au pelage clair ! C'est bien Toi vache au pelage clair Et c'est pour toute vache qui serait là.
Jebbelin! Jabbalin! Kisatun! Kasatun!
Mes boeufs font le tour et le détour de la termitière
L'hyène aussi fait le tour et le détour de la termitière
Elle avala une racine et cracha une pierre
Une autre hyène effraya mes boeufs
Le Prophète leur vint au secours
Mes boeufs portent des « pantalons en pierre »
Et des boubous en fer
Alors que les griffes de l'hyène sont très fragiles.
Mes boeufs sont sous la protection d'Allah
Troupeau de boeufs, grand troupeau de boeufs
L'aveugle est devant
Le paralytique est derrière
Moi, Alpha Oumarou, je suis capable de bien
Je confie mes boeufs à Allah et à son Prophète.
Que Dieu et son Prophète protège mes boeufs
Car c'est lui le Tout-Puissant.
La vertu curative de la salive est également utilisée pour exorciser le mal, soigner les maladies bovines telles que la peste, le charbon, le « yeyro » (l'espacement des naissances) et aussi contre le venin de certaines feuilles vénéneuses.
Qu'Allah fasse périr celui qui fait périr mes boeufs
Il faut signaler enfin l'existence de poèmes incantatoires que l'on désigne en pular sous le nom de « Coora lekki soho ».
Entre les éleveurs naissent souvent des sentiments de jalousie et d'égoïsme. Le peul authentique, qu'il le manifeste ou non, ne désire du bien que pour son troupeau. Et il n'hésite pas, quand l'occasion se présente, à faire périr celui de son voisin en utilisant la science occulte.
Le mot «Soho», en pular du Fouta-Djallon, est une pratique qui consiste à utiliser des formules magiques des incantations pour lancer un « mauvais sort » à la vache du voisin en vue de la tuer à petit feu en l'empoisonnant à distance, de l'empêcher de vêler régulièrement ou de donner une grande quantité de lait au moment de l'allaitement. Voici un Chant contre le « Soho » :
Coorawol fii lekki soho
Diisi Alla, diisi fudde naange!
Diisi Alla, diisi hirde naange!
Ko adii ko Alla, ko sakkitii ko Alla!
Ko Alla toriimi ko Alla toretee
Alla bonnii bonnoowo nai
Alaa ko nai waɗi, ko banni ɗi, …J'invoque Allah, j'invoque Allah, le Maître de l'Orient
J'invoque Allah, j'invoque Allah, le Maître de l'Occident
Tout commence par Allah, tout finit par Allah
C'est à Allah que je demande assistance,
car c'est à lui qu'on doit demander assistance.
Que Allah fasse périr celui qui fait périr mes boeufs
Les boeufs sont innocents, pourquoi leur vouloir du mal ?
Celui qui leur fera du mal n'aura pour appui que du bois mort
Il marchera sur un bois mort
Il descendra vers la misère et montera vers la misère.
Il aura une seule génisse
Qui hésitera à mourir, mais qui hésitera aussi à vêler
Elle empochera du vent et déversera du sang
Quand on la trait, elle donne du venin
Si elle meurt le soir, lui mourra le lendemain à l'aube.
Sa chair ne peut servir ni pour le halasi 2, ni pour le sacrifice.
La lecture de ces poèmes pastoraux nous révèle la mentalité du peul resté très attaché à l'élevage traditionnel.
Aux chants qu'il chante ou récite suivant les cas, sont associés le nom d'Allah et de Mohamed ; il y a donc chez lui un mélange de paganisme et de croyance en un Dieu unique. D'autre part, tout son comportement est dicté par l'amour viscéral qu'il nourrit pour ses boeufs : il est prêt à sacrifier père et mère, femmes et enfants, à mourir pour sauver son troupeau.
Notes
1. Arbres majestueux qui peuvent vivre près de 300 ans.
2. Halasi : chez les Peuls, lorsqu'il y a un décès, on doit sacrifier un boeuf pour l'assistance ; c'est la viande de l'animal immolé qu'on appelle Halasi.