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Sory Camara
Gens de la parole.
Essais sur la condition et le rôle des griots
dans la société Malinké

La Haye. Mouton, 1976, 358 p.



Littérature guinéenne

L'Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie.
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 181-83


Imaginez un pays où la poésie serait une profession, conçue de telle manière que le poète puisse débarquer dans n'importe quelle réunion, et proférer impunément tout ce qui lui passe par la tête. Sa performance lui vaudra même une gratification qu'il réclamera, du reste, avec une avidité agressive. Ce personnage envahissant réalise, dans les tons du cauchemar et de la caricature, le rêve du verbe omnipotent. Sa parole assigne aux choses et aux êtres leur juste place, sans elle l'univers se dissoudrait dans le chaos . En dépit de ce rôle démiurgique, le poète endure toute sa vie un mépris unanime. A sa mort, on n'ensevelira pas son cadavre, dont l'impureté contaminerait la terre ; le tronc d’arbre creux lui servira de sépulture …
Un tel pays existe — du moins, il existait naguère. Il s'agit de la région malinké, qui chevauche les frontières de la Guinée et du Mali. Là fut le centre de l'empire médiéval du Mali, et au XIX9 siècle, Samory Touré établit ici son royaume. Le poète que je viens de présenter sous un mauvais jour, c'est le dyéli, le griot. S. Camara lui consacre une étude que je qualifierais de “dissertation policière”. Elle relève, en effet, d'un genre cultivé dans les facultés de sciences humaines, mais se lit avec autant de curiosité qu'un roman, disons d'Eric Ambler — à cette différence près que la fin du livre ne résout pas l'énigme, sans doute parce qu'elle est insoluble.
Les griots forment l'une des castes de l'ancienne hiérarchie malinké. Seulement, à la différence des autres corporations hiérarchiques (forgerons, tailleurs de bois, cordonniers), ils ne produisent rien de tangible. Ils oeuvrent sur le vent. Auteurs, orateurs, chanteurs, musiciens, mimes, danseurs, dépositaires des traditions orales, leur métier consiste à manipuler des signes. L'étude des strictes disciplines de la mémoire et de l'improvisation les spécialise dès l'enfance dans l'usage esthétique du langage (on aura reconnu la définition habituelle de la littérature). Ce sont des professionnels de la parole, dont ils modulent les ressources avec un brio mirobolant. Qui a eu la chance de suivre, dans l'un de ces villages aux lignes d'épure qui épanouissent les hautes vallées du Niger, la performance d'un griot chevronné, garde l'intuition du rapport entre l'accomplissement artistique et l'efficacité technique, celle-ci perçue à travers les effets du discours, ou plutôt du spectacle total, sur l'assemblée : là se manifeste la puissance souveraine du style.
La société malinké assure à ses griots une entière liberté d'expression. Aucun sujet ne leur est interdit, ils peuvent véritablement tout se permettre. Cette faculté qu'ils ont de traduire en “rendu-émotif” n'importe quelle expérience les conduit à magnifier toutes les passions, même celles qui, telles la luxure ou l'ivrognerie, défient la morale établie. Provocateur vivant des largesses de ceux qu'il scandalise, artiste maudit s'exhibant dans les cérémonies officielles, le griot offre bien des traits qui l'apparentent à l'une des lignées de la littérature européenne, celle qui va de l'Arétin aux Surréalistes. Plus rationnelles toutefois que leurs équivalentes nordiques, les institutions de ce pays garantissent au poète une absolue impunité. Si grave l'offense, si éhontée la contrevérité, nul ne peut le châtier, ni même le réprimander. En cas de guerre, et si le sort tourne, le griot du vaincu passera (non sans phrases) au service du vainqueur. Délégué à la parole, il occupe de ce fait une position intouchable — et l'on a vu qu'il convient de prendre ce terme au pied de la lettre. L'immunité dont il dispose s'assortit logiquement d'une incapacité politique et militaire. Le griot ne peut exercer aucune fonction d'autorité ; il n'a pas non plus le droit de porter des armes. Tout se passe comme si son lot, la maîtrise du verbe, le rendait inapte à intervenir directement dans les affaires humaines. Du moment qu'il parle, il ne saurait agir.
L'interprétation de ces données bute sur une double difficulté. Comment d 'abord comprendre que la fonction de parole soit ainsi dévolue à un groupe spécialisé ? Comment se fait-il, ensuite, que ce groupe bénéficie de tels privilèges, tout en respirant une telle indignité. Essayant de répondre à ces deux questions, S. Camara développe une argumentation rayonnante. Il travaille en terrain familier, il a vécu dans l'intimité des griots, et donne l'impression d'avoir tout lu sur un sujet qu'il explore avec une passion contagieuse. Le présent essai s'intègre dans une oeuvre aux proportions romaines, un monument qui fait autorité chez les africanistes. Au surplus, S. Camara est quelqu'un qui inspire le respect. Voilà pour expliquer mes scrupules au moment de faire écho à ses conclusions.
A quoi ressemble donc le griot lorsqu'on referme ce livre ? Sa figure reste incarnable, celle d'une chimère aux attributs discordants, le moins incongru n'étant pas l'harmonie réconciliatrice qui l'environne. En clair, le griot conjugue des caractères et des aptitudes qui font de lui le révélateur des contradictions inhérentes à l'ordre malinké. Il a vocation de les exprimer en bonne forme, et contribue par là-même à les désamorcer. La place qu'il occupe dans la société le rapproche de tout le monde, en l'éloignant de chacun — l'écrivain, selon J.-L. Borges, n'est-il pas “tous les hommes, et personne”? Exclu de la communauté des vivants et des morts, il incarne pourtant le coeur du social. Sa parole fait circuler le sens, elle rappelle à quiconque la présence et le point de vue d'autrui. Le griot opère ainsi la médiation sans laquelle les gens finiraient par se murer dans des antagonismes muets. Dans un univers menacé de rupture, les interventions qu'il impose rétablissent le flux des échanges. Cette fonction, le griot l'exerce souvent sur un mode cathartique. En bafouant la décence et la justice, en chahutant le principe de réalité, il exhibe au grand jour l'envers caché des choses. L'éducation malinké valorise en effet le contrêle des émotions, elle pose un idéal de discipline qui confine à la sècheresse. Le défoulement théâtralisé auquel s'adonne le griot autoriserait une sorte d'abréaction par professionnel interposé. Le mépris qui l'affecte résulterait alors des projections péjoratives que le public focalise sur celui dont le rêve est de mettre en scène la part maudite de l'existence.
Plus profondément, S. Camara discerne dans sa propre culture une défiance platonicienne envers la parole, suspecte de véhiculer le mensonge, guettée par l'illusion et la démesure. Le langage équivaut à une sorte de péché originel, dont le corps social se purifie en le déléguant à une caste endogame. Le griot assume, et lui seul, la souillure et le poids des mots. Le paradoxe de sa position s'éclaire dès lors qu'on le perçoit comme une victime émissaire, que la collectivité rejette tout en reconnaissant, par un ensemble de garanties et de privilèges, sa nécessité pour le bien commun. Que les Malinkés aient ainsi mis en place un dispositif qui enraie le mécanisme vertigineux décrit par René Girard 1 en dit long sur l'extraordinaire vigueur dont témoigne cette population.
Le démon de la critique me souffle des réserves quant à la méthode adoptée par S. Camara, il me presse de déplorer le classicisme un peu poussiéreux de sa bibliographie … Ingrates objections, que j'évoque avec gêne. Car nous tenons là une oeuvre inépuisable, dont la réussite se mesure aux effets incitateurs qu'elle exerce sur l'imagination du lecteur. Je défie quiconque de lire ce livre “aux sentiers qui bifurquent” (comme une ancienne route d'Afrique), sans se prendre au jeu d'élucubrer sa propre interprétation de l'énigme dont S. Camara propose ici une glose superbement documentée. Vous trouverez par ailleurs de quoi perfectionner votre modèle dans un autre ouvrage du même auteur, Paroles de Nuit (sa thèse de doctorat, soutenue en 1978). Et les contributions de Massa Makan Diabaté à une livraison antérieure de Notre Librairie (75-76, 1984) vous apporteront des renseignements de première main sur le devenir des griots dans le Mali voisin. Il vous manquera cependant le principal, car aucun film encore ne restitue paroles, musique et mise en scène, la communion tumultueuse qui s'établit entre le griot et son public.

1. René Girard. La violence et le sacré. Grasset, 1972

Jacques Cochin
Université Rennes 2

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