Tierno Monenembo
Paris. Editions du Seuil, 1979, 185 p.
Les crapauds-brousse
“Littérature guinéenne”
L'Harmattan. Paris, 2005. 175 pages
Notre Librairie.
N°88/89 Juillet-septembre 1987. Pages 189-90
Après avoir décroché son diplôme d'ingénieur-électricien en Hongrie, où l'ont entraîné les caprices de l' attribution des bourses, Diouldé, le héros du roman de Tierno Monénembo, rentre dans son pays pour y occuper un poste de responsabilité. Compte tenu de ses compétences, il se retrouve affecté… au ministère des Affaires étrangères pour y occuper un médiocre emploi, dans lequel il passe le plus clair de son temps à rédiger de fastidieux rapports que personne ne lit jamais. Néanmoins sa situation sociale le place en position de fréquenter la bourgeoisie locale composée de fonctionnaires, de commercants et d'un certain nombre d'individus au statut parfois équivoque. Cette élite se réunit régulièrement dans la villa de Soriba, ministre du Président Sâ Matrak (un nom très évocateur), pour y festoyer, boire du champagne, médire des uns et des autres et, le cas échéant, rêve à une société meilleure dans laquelle les postes-clés seraient remis entre les mains de responsables politiques compétents et résolus : des gars bien équipés, avec beaucoup de jugeote… et la tête clinquante d'un idéal cristallin.
Personnage faible et timoré, que dominent à la fois sa mère et son épouse, Diouldé, pour sa part, se garde prudemment de tout propos subversif et, a fortiori, de tout geste qui pourrait être interprété comme une manifestation de tiédeur à l'égard du régime. Les hasards de l'existence vont pourtant l'engager malgré lui dans un destin aussi absurde que tragique, auquel rien ne le prédestinait. A la faveur de retrouvailles avec un de ses anciens camarades d'école, Gnawoulata 1 (littéralement “celui qui ne fait pas crédit”) devenu un opulent commerçant enrichi par le trafic des diamants, il fait en effet la connaissance d'un certain Daouda, personnage énigmatique et silencieux au statut social mal défini. Ce Daouda est en réalité un riche planteur doublé d'une espèce de barbouze, individu expéditif et sans scrupules qui n'hésite pas à éliminer physiquement ceux qui osent se mettre en travers de son chemin. Pour avoir été le témoin involontaire de l'assassinat d'un vieux paysan qui s'opposait aux projets fonciers de Daouda, le héros des Crapauds- brousse va se trouver pris au piège, et il n'échappera pas aux purges sanglantes et massives qui ont suivi la révélation d'un pseudo-complot.
Le roman ne s'arrête pourtant pas sur ce constat désabusé, devenu banal à force de redondance, puisqu'un groupe de femmes et d'hommes, qui n'ont plus rien à perdre, réussit à quitter clandestinement la ville et à se réfugier dans une brousse inaccessible où s'organise la résistance au régime indique et sanguinaire du Président Sâ Matrak.
A travers l'analyse que j'en donne ici, on voit donc que ce premier roman de Tierno Monénembo s'inscrit parfaitement dans la tradition désormais bien ancrée d'une littérature de contestation des régimes issus des indépendances de 1960. Comme chez la plupart de ses prédécesseurs, Ahmadou Kourouma, Williams Sassine ou V .Y. Mudimbe, on retrouve dans le livre de Monénembo la plupart des thèmes qui témoignent de la nouvelle prise de conscience des intellectuels africains : avachissement des élites, corruption, confiscation, du pouvoir au profit de quelques-uns et au détriment du plus grand nombre, arbitraire, répression policière, exécutions capitales… Ce qui tendrait par contre à singulariser l'auteur des Crapauds-brousse, par rapport à ses contemporains, c'est le ton de ce récit dans lequel ni l'auteur ni ses personnages ne donnent jamais l'impression de se prendre trop au sérieux. Diouldé, le personnage central du roman, fait en effet figure d'anti-héros. Intellectuel sans envergure, complexé, irrésolu, à la limite du dérisoire qu'incarnent les personnages de Beckett, c'est néanmoins un individu honnête qui ne sait plus comment se dépêtrer des multiples contradictions au sein desquelles il se débat. Cupides, paresseux et jouisseurs, plus préoccupés de sexe et d'argent que d'un réel désir de changement, ses compagnons ne sont guère mieux lotis et font figure de bien piètres révolutionnaires en chambre.
Toutefois, l'auteur semble pourtant placer ses espoirs de transformation de la société dans les quelques personnages qui ont fui fa répression et qui, mise à part Râhi, la veuve de Diouldé, n'appartiennent pas à la nouvelle bourgeoisie africaine. Il y a là une poignée de paysans résolus, un instituteur de brousse, quelques marginaux secrétés par l'impitoyable société matérialiste et, les dominant tous de ce qu'il faut appeler sa profonde sagesse, un fou qui. si l'on en croit les derniers mots du roman, semble bien détenir le secret de l'avenir.
Jacques Chevrier
1. Erratum. Cette graphie est francisée ! La transcription Pular correcte est Nyawlataa. [T.S. Bah]