Guy Ossito Midiohouan
L'Utopie négative d'Alioum Fantouré.
Essai sur le Cercle des Tropiques
Paris : Editions Silex, 1985. 98 pages. Collection A3
I. — Aperçu du roman negro-africain d'expression française
Les premières oeuvres romanesques écrites en français par des Africains noirs remontent au lendemain de la Première Guerre Mondiale. Plus de soixante ans nous séparent donc de la genèse du roman africain ; soixante années au cours desquelles le genre a progressivement pris corps et s'est affirmé, en contribuant pour une part prépondérante à l'institutionalisation de la littérature négro-africaine d'expression française.
Une opinion, hélas ! largement répandue et fondée sur l'essentialisme raciste du nègre émotif, fait accroire que la littérature négro-africaine a été initiée par les poètes de la négritude qui — il faut le souligner — pour ce qui est strictement de l'Afrique, ne publièrent aucune oeuvre littéraire avant 1945.
Une meilleure connaissance de l'histoire littéraire permet aujourd'hui d'affirmer qu'il s'agit là d'une erreur d'appréciation à laquelle l'on pourrait certes trouver une explication et des excuses, mais qu'il est nécessaire de remettre systématiquement en cause dans une historiographie nouvelle où la rigueur, c'est-à-dire la conformité du discours critique aux faits, doit prendre le pas sur le vieux penchant à déblatérer contre l'aliénation culturelle à partir de quelques présupposés d'ordre racial ou même raciste.
De tous les genres littéraires, le roman est celui dont les relations avec la réalité sont les plus amples et les plus précises. D'une façon générale (c'est l'avis de Roland Barthes et de bien d'autres), il institue la littérature de par sa nature et ses rapports avec la société. Le roman négro-africain, quoique nègre, n'échappe pas pour autant à cette règle.
Il va de soi que les romanciers négro-africains d'aujourd'hui n'ont plus les mêmes préoccupations et n'écrivent plus de la même manière que leurs prédécesseurs des années 20. Dans les thèmes qu'il aborde comme dans son écriture, le roman négro-africain d'expression française a connu une évolution où nous pouvons distinguer trois périodes.
La première, qui va de 1920 (date de publication de la plaquette d'Ahmadou Mapaté Diagne, Les trois volontés de Malic) à 1950, est la période du roman colonial — colonial non par référence à l'époque mais en raison de sa nature propre.
[Note. — La liste des auteurs ci-dessous omet Bakary Diallo, qui publia Force bonté (1926), récit sur la France coloniale, et dont le compte-rendu fut publié dans Revue Indigène, n° 234-235, juillet-août 1928, p. 128-130. — Tierno S. Bah]
Cette période couvre près de la moitié de l'histoire du genre telle que nous la retraçons ici, mais reste néanmoins une période de gestation. Les auteurs étaient fort peu nombreux, et la production, assez mince, ne constituait qu'un domaine marginal dans la littérature (coloniale) française, désigné par les critiques de l'époque comme des écrits d'indigènes d'expression française. Les écrivains s'assignaient alors comme rôle de contribuer au succès de l'entreprise coloniale, au
rayonnement de la Civilisation et du Modernisme (ce qui est un pléonasme). Profondément influencés par l'idéologie coloniale à travers l'institution scolaire et l'action missionnaire, mais aussi par les canons de la littérature coloniale, ces romanciers s'affirmaient comme les collaborateurs loyaux du système établi qu'ils se gardaient de remettre en cause.
L'esprit critique, lorsqu'il s'éveillait, s'exerçait unilatéralement contre les traditions et les coutumes barbares ou rétrogrades de l'Afrique. La situation coloniale n'était pas perçue comme un conflit politique où se jouaient les intérêts contradictoires du
colonisateur et du colonisé, mais comme un conflit de cultures appelé à être surmonté non par la lutte (surtout pas !), mais par la discussion et le dialogue entre Maître et Esclave, Occident et Afrique, Modernisme et Tradition.
Ceci explique la prédominance de l'orientation ethnographique dans les romans de cette période (Félix Couchoro, dans L'Esclave paru en 1929, décrit le mariage de Komlangan et d'Akoêba en quatre chapitres et sur plus de cinquante pages), orientation qui était destinée à satisfaire les goûts d'un public étranger (presque exclusivement européen) en mal d'exotisme et de sensations fortes dont les auteurs, avec une angoisse fièvreuse, quémandaient littéralement la reconnaissance. On comprend que la plupart de ces romans apparaissent aujourd'hui comme des exercices d'écoliers disciplinés dans
lesquels les auteurs manipulent la langue française avec une révérence obséquieuse et manifestement jouissive, transpirant sur la concordance des temps (abondante utilisation de l'imparfait et du plus-que-parfait du subjonctif), plus préoccupés par la bonne application des règles de grammaire, la correction du style et le classicisme de la composition formelle que par leur condition d'Africains colonisés.
Dans le rapport de fin d'année de l'un des directeurs de l'Ecole Normale William-Ponty il y a le passage suivant, fort éclairant pour notre propos :
« (…) La lacune c'est toujours le français. (…) J'estime qu'à l'Ecole Normale de l'Afrique Occidentale Française la matière qui doit tout primer est la langue française, que toutes les autres matières ne doivent être que ses humbles servantes. C'est l'outil essentiel qu'il faut connaître, et dont il faut savoir se servir avec aisance. (…) Les élèves les plus intelligents et les plus appréciés sont ceux qui parlent le mieux le français. »
Cette première période du roman négro-africain est celle du conformisme intégral : une littérature de consentement et de collaboration dont les meilleurs représentants furent Ousmane Socé (Karim, 1935 et Mirages de Paris, 1937) et Paul Hazoumé (Doguicimi, 1938).
La deuxième période de l'évolution du roman négro-africain d'expression française, beaucoup plus courte, nous mène de 1950 à 1960, l'année des « indépendances ».
Le nombre des auteurs s'était accru, les publications étaient devenues plus régulières et le corpus global plus dense. En même temps commençait à se poser le problème de la spécificité de cette production et celui de son autonomie par rapport à la tutelle institutionnelle de la littérature (coloniale) française. Les critiques se virent dans l'embarras : certains préféraient l'appellation anti-autonomiste de littérature régionaliste d'expression française (René Maran), pendant que d'autres expérimentaient celle, métissarde et non moins soucieuse de l'intégrité de l'Empire, de littérature franco-africaine (Robert Delavignette) ou encore se bornaient simplement à souligner « l'accent africain » ou « l'entrée de nos pupilles africains (sic) dans les Lettres Françaises ».
Mais, bien que n'ayant pas de statut défini et reconnu par tous, la production littéraire négro-africaine commençait à s'imposer irréfutablement comme une littérature de fait, un phénomène littéraire nouveau, irréductiblement autonome.
Si la période précédente se trouva fortement marquée par le colonialisme triomphant, cette deuxième période correspond au réveil du nationalisme africain
consécutif aux bouleversements de la Deuxième Guerre Mondiale. Cependant, même si le conformisme et le monolithisme idéologique de « l'entre-guerres » cessent de prévaloir, il n'y a pas rupture avec la première période. La veine ethnologique et culturaliste montre encore une certaine vitalité et est illustrée par des écrivains tels que Camara Laye (L'enfant noir, 1953), Abdoulaye Sadji (Maïmouna, 1953), Jean Malonga (La légende de M'Pfoumou ma Mazono, 1954), David Ananou (Le fils du fétiche, 1955), Benjamin Matip (Afrique, nous t'ignorons !, 1956), Seydou Badian Kouyaté (Sous l'orage, 1957), Joseph Owono (Tante Bella, 1959), entre autres.
Mais à côté de ces écrivains respectueux de l'ordre établi et plus ou moins apolitiques, apparaît une nouvelle génération de romanciers qui se donnent comme objectif, à travers le réalisme social, la dénonciation ouverte et l'humour iconoclaste, de saper les bases vermoulues du système colonial. Avec Eza Boto, alias Mongo Béti (Ville cruelle, 1954 ; Le pauvre christ de Bomba, 1956 ; Le roi miraculé, 1958), Ferdinand Oyono (Une vie de boy et Le vieux nègre et la médaille, 1956) et Sembène Ousmane (O pays, mon beau peuple, 1957 ; Les bouts de bois de Dieu, 1960) s'affirme un roman nationaliste négro-africain qui contribue à la ruine des vieilles certitudes d'un colonialisme agonisant.
S'il y a un élément à retenir du passage de la première à la deuxième période de l'évolution du roman négro-africain d'expression française, c'est le reflux de l'ethnologique au profit du social, phénomène qui doit être perçu comme l'expression de la volonté plus affirmée des intellectuels africains d'influer sur le devenir de leur pays et de reconquérir le présent dont leur peuple se trouve dépossédé et d'où il se trouve exclu depuis trop longtemps.
La troisième période de cette évolution court depuis le staccato d'« indépendances » de 1960, avec des temps faibles et des temps forts et une plus grande diversification des tendances. C'est au cours de la première décennie des « indépendances » que la littérature négro-africaine est officiellement reconnue comme une littérature spécifique et autonome (malgré la langue qui lui sert de support) par rapport à la littérature française. Elle acquiert droit de cité dans les programmes d'enseignement universitaire d'abord, en Afrique et à l'étranger, puis secondaire en Afrique à partir des années 1970.
Progressivement elle s'affranchit des impératifs aliénants de son allégeance obligée au public européen. Mais malgré tout, et en raison de la nature et des mécanismes du système néo-colonial, l'Europe demeure le pôle privilégié de la vie littéraire négro-africaine, le centre vers lequel convergent encore les manuscrits en quête d'éditeurs, le podium d'où rayonnent les écrivains confirmés, illustres ou en mal de notoriété. Certaines maisons d'édition théoriquement africaine, C.L.E. (créée en 1964) et N.E.A. (créée en 1972) ont contribué — en marge des grands éditeurs établis en France et traditionnellement intéressés à l'Afrique — par l'attention qu'elles accordent aux jeunes auteurs, à un développement prodigieux du roman qui s'impose incontestablement aujourd'hui comme le genre dominant de la littérature négro-africaine d'expression française.
Cet accroissement considérable de la production ainsi que la grande diversité de ses tendances rendent naturellement l'approche plus difficile.
Certaines tendances apparues aux périodes précédentes se maintiennent avec, parfois, de remarquables transformations, pendant que de nouvelles naissent et se développent en relation avec le nouveau contexte socio-politique.
La veine culturaliste persiste dans un roman comme L'aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane (1961), mais elle évolue sous l'influence des nouvelles données de l'histoire et de la pensée, se fait anti-colonialiste et authenticitaire avec des écrivains comme Nazi Boni (Crépuscule des temps anciens, 1962), Jean Ikelle-Matiba (Cette Afrique-là, 1963), Seydou Badian Kouyaté (Le sang des masques, 1976 ; Noces sacrées, 1977) et Jean Guérem Ciss (Le cri des anciens, 1981), ou dénonciatrice et progressiste avec Olympe Bhêly Quenum (Le chant du lac, 1965) et surtout Yambo Ouologuem (Le devoir de violence, 1968).
De nombreux romans font un retour à la période coloniale, soit dans la perspective nationaliste des années 1950, aujourd'hui un tantinet éculée et parfois même diversionniste (Placide Nzala-Backa, Le tipoye doré, 1976; Cyriaque Yavoucko, Crépuscule et défi, 1979; Bernard Dadié, Commandant Taurault et ses nègres, 1980), soit dans le but de saisir certains aspects méconnus de cette époque qui continue de peser sur l'histoire actuelle de l'Afrique (Alioum Fantouré, L'homme du troupeau du Sahel, 1979 ; Tchicaya U Tam'si, Les cancrelats, 1980).
La crise de la société africaine n'a jamais été autant mise en lumière que pendant cette troisième période surtout à travers des romans à héros problématique comme La plaie, de Malick Fall (1967), Entre les eaux (1973) et L'écart (1979), de Valentin-Yves Mudimbe.
Parallèlement se développe une tendance que nous pouvons appeler néo-sociale, ayant pour principal objet les problèmes de la vie quotidienne et la morale sociale, où les difficultés du couple (Remy Medou-Mvomo, Mon amour en noir et blanc, 1971 ; Jules Mokto, Ramitou, mon étrangère, 1971), La condition de la femme (Henri Lopès, La nouvelle romance, 1976 ; Mariama Bâ, Une si longue lettre, 1979), la condition des pauvres et des analphabètes (Sembène Ousmane, Le mandat, 1965; Aminata Sow Fall, La grève des bàttu, 1979), le malaise des jeunes et des intellectuels (Francis Bebey, Trois petits cireurs, 1972 ; Denis Oussou-Essui, Les saisons sèches, 1979), le tribalisme et la corruption (Henri Lopès, Tribaliques, 1971 et Sans tam-tam, 1977 ; Bernard Nanga, Les chauves-souris, 1980) constituent la thématique majeure.
Enfin, on note depuis 1962 l'apparition et l'affirmation d'une dernière tendance qui retient l'attention de la critique de façon privilégiée.
Avec une orientation politique très marquée, elle s'interroge sur l'échec de la décolonisation et des « indépendances » qui en ont résulté et analyse les tares et les mécanismes du système néo-colonial. Ce nouveau roman politique semble le plus représentatif de la nouvelle écriture romanesque négro-africaine, débarrassée de tout conformisme formel, provocante dans son sans-gêne délibérément outrancier, mettant en oeuvre une stratégie de transgression systématique des idées reçues mais fausses, de l'ordre établi masquant le désordre régnant, du réel imposé mais dépassé par une imagination rebelle, et qui témoigne du désarroi et de la profonde détresse des consciences privées de liberté mais qui refusent, pour sauver l'homme, de s'accommoder de leur propre déchéance.
Cette dernière tendance est illustrée par des écrivains tels que Charles Nokan (Le soleil noir point, 1962; Violent était le vent, 1966), Ahmadou Kourouma (Les soleils des indépendances, 1968), Daniel Ewandé (Vive le Président !, 1968,), Emmanuel Dongala (Un fusil dans la main, un poème dans la poche, 1973), Sembène Ousmane (Xala, 1973; Le dernier de l'Empire, 1981), Mongo Béti (Remember Ruben, 1974; Perpétue, 1974 ; La ruine presque cocasse d'un polichinelle, 1979 ; Les deux mères de Guillaume Ismaël Dzewatama, 1983), Sony Labou Tansi (La vie et demie, 1979; L'état honteux, 1981), Tierno Monenembo (Les crapauds-brousse, 1979), Boubacar Boris Diop (Le temps de tamango, 1981), Henri Lopès (Le pleurer-rire, 1982), Ibrahima Ly (Toiles d'araignées, 1982), entre autres.
C'est dans cette dernière tendance qu'il convient aussi de situer les deux premiers romans d'Alioum Fantouré, Le cercle des tropiques (1972,) et Le récit du cirque… (1975).