webGuinée/Politique


Guinée. Prélude à l'indépendance.
Conférence des Commandants de Cercle. Conakry. 25-27 juillet 1957

Paris. Présence Africaine. 1958. 175 p.


Allocution du Président Sékou Touré

Monsieur le Gouverneur,
Président du Conseil,
Messieurs les Ministres,
Messieurs les Inspecteurs des Affaires Administratives,
Messieurs les Commandants de Cercle,

Au terme de nos travaux, vous me permettrez, au nom du Conseil de Gouvernement tout entier, de vous adresser nos remerciements les plus sincères. Ces quelques heures de confrontation franche entre nous nous ont permis de nous connaître et peut-être de nous apprécier les uns et les autres, et ont jeté, j'ose le croire, les bases d'une collaboration fructueuse parce qu'empreinte de loyauté et de courage.
Je dois vous dire d'une manière sincère, non seulement en tant que membre du Conseil de Gouvernement, mais aussi comme membre de l'Assemblée Nationale Française, combien d'espoirs ont été soulevés par la Loi-Cadre, et comment, par le vote de cette loi, nos frères métropolitains entendent oeuvrer à l'amélioration des conditions d'existence des populations d'Outre-Mer.
Vous savez que pendant la guerre, Métropolitains et ressortissants des territoires d'Outre-Mer ont eu à connaître des difficultés de toutes sortes. Ils ont pris conscience, en participant à la lutte des hommes libres, en s'alliant à d'autres nations, en acceptant tous les sacrifices pour sauvegarder le climat de liberté pour tous les peuples ; et c'est grâce à tous ces efforts des métropolitains et des Africains que la liberté a été obtenue.
Après cette guerre, la France s'est engagée dans une nouvelle politique. On n'a pas attendu que les Africains réclament la fin du travail forcé, la fin de telle ou telle servitude ; l'Assemblée Constituante a devancé la proclamation de ces aspirations en inscrivant à son programme de travail toutes les réformes sociales, politiques, économiques qui devaient modifier profondément la vie des anciens colonisés et les mettre sur un pied d'égalité avec les enfants de la France.
La participation des ressortissants des territoires d'Outre-Mer à la vie nationale a permis la connexion de plus en plus poussée des impératifs de l'évolution métropolitaine et des impératifs de l'évolution africaine. Même si, tout dernièrement, nous avons eu à regretter les erreurs de certains gouvernements vis-à-vis des peuples d'Indochine, si nous regrettons aujourd'hui les erreurs qui ont précédé la position finalement adoptée en Tunisie et au Maroc et qui est réclamée en Algérie, il y a une leçon à tirer de ce passé. Quels que soient les sacrifices, l'immensité des sacrifices consentis au profit des territoires d'Outre-Mer, la France n'entend plus se maintenir par la force ; elle entend, après avoir été la première des nations à proclamer les principes de liberté, d'égalité et de fraternité, inscrire dans les faits concrets de chaque jour cette politique sans laquelle la confiance entre les hommes et entre les peuples ferait défaut, et la Loi-Cadre a sa signification dans cette nouvelle politique.
Vous direz que cette Loi-Cadre a créé trop d'espoirs chez les peuples d'Outre-Mer, et particulièrement chez les Africains : nous sommes d'accord. Qu'elle n'ait pas tenu compte de l'évolution économique, du degré d'évolution sociale, c'est certain ; mais elle a tenu compte de l'évolution politique. Voyons l'Algérie : les problèmes économiques et sociaux y ont atteint une phase de dégradation telle que leur solution ne peut plus être trouvée que sur le plan politique. En Afrique Noire, ces dernières années ont été marquées par une véritable prise de conscience de l'homme qui entend s'affirmer plus librement, qui entend participer plus activement à l'accomplîssement de son destin. Sur le plan syndical, sur le plan, de la jeunesse, sur le plan des anciens combattants comme dans la vie des différents partis politiques — vous avez certainément suivi ce phénomène d'affirmation — les organisations tendaient à avoir leur autonomie, non pas parce qu'elles niaient la nécessité de collaborer avec les organisations homologues de la Métropole, mais parce qu'elles entendaient désormais sauvegarder leur originalité et, partant des impératifs d'évolution qui sont les leurs, se rallier librement aux organisations métropolitaines homologues. Ce phénomène est un phénomène politique, et la sagesse française a voulu tenir compte de son existence pour mieux guider les événeménts au lieu de les subir.
Nous dirons que l'homme n'est rien sans la technique, sans les moyens ; c'est une position politique. D'autres diront l'homme est tout, l'homme avant toutes les inventions scientifiques, avant toutes les connaissances, avant toutes les techniques ; mais quand on considère l'instruction, l'argent, les moyens mécaniques comme autant de simples instruments, de simples moyens pouvant améliorer l'existence de l'homme, il faut rechercher ces moyens et en en trouvera toujours.
A l'heure actuelle, nous avons une nouvelle situation, que nous devons comprendre pour en assimiler les données. Nous y adapter, c'est la seule chance qui nous reste à tous. Je dirai à nouveau, comme je l'ai dit hier, qu'il est plus difficile de construire que de détruire. Ce Palais, par exemple, a été construit il y a des années et chaque année on y a apporté une modification. C'est l'oeuvre de milliers de gens, de beaucoup de morts, et cela représente une somme d'argent colossale. Un seul d'entre nous ne saurait construire en un seul jour ce Palais, mais chacun de nous peut le détruire en un jour. C'est pourquoi, lorsqu'il y a compétition entre les peuples, souvent réussit celui qui cherche à détruire, parce que son oeuvre est plus facile que celle de l'homme qui veut construire.
La France veut éviter les heurts, elle veut éviter l'incompréhension, elle veut éviter les guerres, elle veut rayonner moralement, humainement, culturellement. Elle veut, avec les territoires d'Afrique — c'est notre volonté commune — construire non pas la France seule, mais une nouvelle communauté où tous les peuples seraient placés sur un pied d'égalité. Nous disons, dans la République, je suis l'égal de M. Ramadier, de M. Arondel, du boy du Gouverneur. Mais chacun a son tempérament, chacun sa valeur propre, c'est-à-die que l'égalité existe dans les principes au niveau de l'Etat. Pourtant l'inégalité existera jusqu'à la fin du monde suivant que les uns voudront s'améliorer, se former ,être utile et que les autres, par paresse ou par manque de moyens, ne pourront pas arriver au même stade.
Sur le plan africain, nous avons beaucoup d'erreurs à corriger. L'évolution politique a devancé toutes les évolutions : les idées sont en avance sur la situation économique. Les aspirations, les besoins sont tellement grands, comparés aux moyens, qu'on se demande si on arrivera à donner satisfaction à tous. Il y a un moyen simple de combler ce fossé entre les besoins et les moyens mis à notre disposition, c'est de rester en contact avec les masses, et le secret des masses réside plus dans le sentiment de la justice, de la dignité, que dans tout ce qu'on pourra leur offrir dans le domaine de la technique ou de la science.
Vous ne pouvez imaginer quelle a été, à un moment donné, la réaction de certaines castes lorsque courageusement, en face de chefs de canton, de chefs religieux, d'hommes politiques, on a affirmé l'égalité absolue des griots, du cordonnier, de la femme avec le dernier Almamy du pays. Tout ce qui peut être considéré comme élément négatif par rapport aux principes démocratiques rationnels doit être combattu, car nous ne le considérons pas comme faisant partie de la coutume ; l'homme n'est pas au service de la coutume, c'est la coutume qui est au service de l'homme.
L'Administration doit être comprise à travers ces contacts humains et je sais que si, il y a cinq jours, on m'avait posé des quiestions sur tel ou tel Administrateur, les réponses que j'aurais, pu donner auraient été fort différentes de celles que je pourrais faire aujourd'hui, tout simplement parce qu'il y a eu ce contact qui m'a permis de mieux vous connaître, et à vous de mieux connaitre les membres de votre Conseil de Gouvernement. Les problèmes politiques, économiques et sociaux se ramènent pour la plupart à ces contacts empreints d'aménité. Nous ne pouvons pas, n'étant pas magiciens, transformer la mentalité du transporteur ou du cultivateur pour l'harmoniser avec la nôtre. C'est à nous de descendre au niveau de compréhension de ce cultivateur, de ce transporteur, pour mieux lui faire comprendre et pour l'acheminer sur la route de l'évolution. Lorsqu'il sentira que notre comportement à son endroit est humain, que nous le considérons, malgré ses haillons, comme un frère, que nous voulons l'aider, eh bien, il s'ouvrira à nous. Et je sais par expérience que c'est parmi eux qu'on trouve les hommes les plus honnêtes, les plus désintéressés, parmi eux qu'on décèle des qualités que beaucoup d'intellectuels pourraient leur envier s'ils voulaient admettre la comparaison.
Si tous, à la tête de ce pays, si le Conseil de Gouvernement, les Chefs de Circonscription, nous tous qui avons une responsabilité commune, nous voulons travailler ensemble, nous réussirons. Si nous voulons travailler sans courage, sans confiance réciproque, nous échouerons ensemble. Au lieu d'être dans le même camp, chargés de la conduite d'un peuple, si nous nous tournons le dos, la position des uns et celle des autres tendront à se détruire et à détruire en même temps ce que nous aurions voulu construire pour les générations à venir.
Cette situation a une grande importance, et je vous demanderai, au nom de mes collègues, de voir en eux non pas des éléments jeunes sans expérience, sans culture, non pas des incapables, mais les compléments indispensables des anciens responsables de l'Administration dans ce pays. C'est notre alliance qui fait l'alliance de la science et du matériel, c'est notre alliance, notre collaboration qui met à la disposition de la population tout ce qui est techniquement, scientifiquement, culturellement valable, tout ce qui est socialement et politiquement valable.
C'est pourquoi il est de mon devoir de. faire appel à vos sentiments de sincère collaboration. Vous n'êtes pas au service du Conseil de Gouvernement, vous êtes au service d'un idéal, vous êtes au service d'une communauté et, dans le travail qui est imparti à chacun de nous, la communauté exigera un maximum d'honnêteté et de désintéressement si nous ne voulons pas la compromettre dans son développement, si nous ne voulons pas compromettre la vie de ceux qui, demain, auront à parler sur toutes les affaires qui constituent la communauté franco-africaine véritable.
Il y a certes aujourd'hui un manque de, cadres en Afrique ; ce sys,tème d'auto-gestion ne pourra connaître un fonctionnement efficace que lorsque les cadres économiques, sociaux, politiques, administratifs, techniques seront trouvés.
Un proverbe africain dit : « il n'y a pas de savants nés, il y a des apprentis. » Tous ceux qui sont auprès de vous dans les conseils Municipaux, tous ceux qui sont à lAssemblée Territoriale, au Conseil de Gouvernement et qui serontdemain dans les Conseils de Circonscription, considérez-les comme des apprentis, même si, parmi eux, quelques-uns peuvent se vanter d'avoir obtenu sur les bancs de l'école tel ou tel diplôme universitaire. Nous sommes appelés à de nouvelles fonctions d'éducation et de gestion, et tous nous sommes des apprentis et nous entendons, sans complexe de supéniorité de notre part, mais en toute fraternité, recevoir les critiques, les suggestions, les avis. Cela ne nous diminue nullement, au contraire, et cela contribuera à notre formation. Nous vous le disons, pour vous mettre à l'aise et pour vous demander votre contribution, votre appui dans la constitution de ces cadres.
Il y a aussi ce phénomène de sentiment de la justice. Vous connaissez bien les Africains : l'Africain, lorsqu'il y a deux poids, deux mesures, est choqué. Je prends un exemple : vous êtes employeur, vous donnez à vos manœuvres 6.000 francs de salaire, alors que le minimum prévu n'est que de 4.000 francs. Ils seront tous contents parce que vous leur aurez donné 6.000 francs au lieu de 4.000 francs. Mais ne vous amusez pas à donner à quelques manceuvres 7.000 francs sans justification, parce que vous aurez créé une injustice dans le groupe. On verra la différence entre les 6.000 et les 7.000 francs et non celle qui existe entre les 4.000 imposés et les 6.000 accordés. Ce sentiment de justice est général chez les Africains et l'on doit tenir compte de la répercussion dans les milieux urbains ou ruraux de chacun des actes que l'on est appelé à faire au nom de l'Administration.
Très souvent il se fait une sorte de généralisation qui consiste à confondre le Commandant de Cercle et la France ; vous le savez vous-mêmes, c'est ce qui rend plus délicate votre mission, et plus lourde votre responsabilité. Si vous réussissez à la tête dune circonscription, la France est honorée.. Mais comme l'homme a toujours son comportement, son caractère, son potentiel personnel, les lois qu'il connaît en tant que coutumes et qui ne sont pas imputables à la France sont malheureusement imputables à l'ensemble, des Administrateurs, et même à la France. D'où, le lourd fardeau de votre responsabilité.
Je crois que, tenant compte de l'enjeu actuel de la politique française, de l'expérience qu'on est en train de tenter et qui est suivie par d'autres nations, de la fierté des partis majoritaires, qu'ils soient de la Convention, du M.S.A., du R.D.A. ou autres, nous devons par une politique intelligente, trouver les assises économiques indispensables si nous voulons relever progressivement le niveau de vie des populations. Nous savons très bien que ce niveau de vie est très bas ; nous trouvons par ailleurs que l'Administration a pris des habitudes qu'il faudrait bousculer même si on doit par là porter atteinte aux intérêts de certains. Si nous voulons mieux harmoniser les intérêts de la collectivité, nous ne devons pas hésiter à prendre nos décisions ; nous pensons, quant à nous, qu'il est préférable d'échouer en tant qu'individu en prenant s'il le faut des mesures mêmes considérées comme impopulaires ; si, de par notre conscience et le sens de notre responsabilité, nous pensons ne pas devoir agir autrement qu'en prenant telle ou telle décision, nous n'hésiterons pas à la prendre. L'homme doit savoir accepter un échec, mais il doit accepter ce sacrifice pour que l'expérience commune réussisse. Ainsi, si un chef de circonscription se rend compte que les erreurs du passé ne peuvent être oubliées, il doit, bien qu'il tienne personnellement au cercle, avoir le courage de dire au Conseil de Gouvernement : « je ne suis pas désespéré, mais je suis incompris et j'aimerais servir dans un autre cercle pour ne pas compromettre l'Administration. »
Ce qu'il nous faut, c'est donc d'abord ce courage entre nous pour dire ce qui est, ce courage vis-à-vis du Gouvernement à la tête daquel nous nous trouvons chacun placé à des degrés divers.
Si nous réussissons, ce sera pour nous une fierté, et pour ceux qui viendront, pour les générations futures, une recette, un héritage positif. Et si nous échouons, je le répète, les Africains auront desservi leur pays et les Français auront desservi la France. Car, au moment où se produisent de grands événements internationaux, au moment où les grands ensembles sont en train de se construire, au moment où aucun pays ne peut plus, en s'appuyant sur ses données nationales, résoudre ses propres problèmes, si nous essayons de faire une politique de dissociation et non d'association, nous aurons historiquement pris des responsabilités qui seront lourdes pour l'avenir. Je dois vous dire, au nom de mes collègues, que notre position est nette, vous nous trouverez à côté de vous pour prendre toutes les décisions qui doivent être prises dans l'intérêt de la communauté, de même que nous n'hésiterons pas à prendre nos responsabilités quand cela s'imposera, car nous pensons que c'est la seule manière de garder à ce pays l'importance accordée par la Loi-Cadre. Nous n'hésitons pas à sacrifier, s'il le faut, l'individu au profit de la communauté.
Ceci dit, je tiens devant vous à renouveler notre confiance au Chef du Territoire, à vous dire que depuis la formation du Conseil de Gouvernement, ses treize membres ont travaillé en franche collaboration.
Nous avons eu des informations régulières, des répétitions nombreuses de ces conférences, autour des grands problèmes pour arriver à créer une ambiance, à créer et à faciliter la collaboration intime entre nous et, comme je le disais au début, la Guinée en tirera certainement le plus grand profit. Elle est en retard dans le domaine économique, elle connaît aussi dans son organisation sociale beaucoup de points négatifs que nous n'avons pas voulu relever au cours de cette conférence, mais qui retiennent quand même notre attention. Le problème de la femme africaine est un problème important. Les conditions nécessaires seront créées sur le plan politique, c'est-à-dire en dehors de cette réunion et un jour nous n'aurons plus qu'à codifier ce qui aura déjà été demandé par l'opinion. Nous entendons élaguer ce retard de l'Afrique de toutes les branches mortes qui en freinent l'émancipation.
Par conséquent, nous sommes sûrs que si nous pouvons arriver à transcender les égoïsmes, à nous débarrasser de nos complexes d'infériorité ou de supériorité, si nous pouvons arriver à oublier les différences de formation, de couleur de peau pour que chacun se mette au niveau de la communauté et prenne conscience du devoir qui lui incombe, si chacun se considère au service de l'homme blanc comme de l'homme noir, si chacun pense surtout qu'il est né et qu'il mourra et que la signification de son existence ne se mesurera après sa disparition qu'à l'utilité de son existence pour les hommes et pour les peuples, aux services désintéressés qu'il aura rendus à ses frères, enfin à la part qu'il aura prise dans l'Histoire d'une manière consciente, si chacun pense à cela, je suis persuadé que tous ceux, Africains et Européens qui, désespérément, veulent s'accrocher au passé alors que la route de l'Histoire va en avant et non en arrière, tous ceux qui auront d'autres objectifs que nous, aurons honte d'eux-mêmes car ils auront trouvé des hommes décidés à pousser toujours la roue vers l'avant, en construisant un pays où l'homme quelle que soit sa couleur, sa situation personnelle, trouvera le même sentiment de liberté, d'égalité avec ses frères et où la fraternité sera une réalité concrète. Je le souhaite pour tous, parce que tous ensemble, nous aurons un rôle à jouer. Nous avons une chance, la chance qui sera celle de l'Afrique et de la France.


[ Home | Etat | Pays | Société | Bibliothèque | IGRD | Search | BlogGuinée ]


Contact :info@webguine.site
webGuinée, Camp Boiro Memorial, webAfriqa © 1997-2013 Afriq Access & Tierno S. Bah. All rights reserved.
Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.