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André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.


Chapitre 50 — Annexe 6
Article de François Mitterrand sur son voyage en Guinée,
paru dans L'Express quotidien le 25 janvier 1962

Envoyé spécial de L'Express, François Mitterrand est arrivé en Guinée au moment où le vice-premier ministre russe M . Mikoyan en partait. Il a demandé au chef d'État guinéen de lui expliquer la situation 238. "Pourquoi nous avons renvoyé l'ambassadeur de l'URSS ? Parce que la Guinée est un pays indépendant et qu'elle entend le rester." Sékou Touré, président de la République de Guinée, ne cherche pas à biaiser et répond sans fard aux questions que je lui pose, tandis que, d'une main sûre, il pilote la Mercury avec laquelle il est venu me chercher pour une promenade autour de Conakry. Vêtu d'un boubou blanc et coiffé du foula, calot à fourrure dont il a lancé la mode en Afrique, il n'arrête pas de fumer des Gitanes. Il paraît détendu. On m'avait dit pourtant qu'il traversait une crise de grande fatigue. "Je ne la sens que si je m'arrête ; alors je ne m'arrête pas ", constate-t-il.

Avant Mikoyan, un saut à Bamako

En effet, en moins d'une semaine, il a reçu M. Mikoyan venu à Conakry pour la mise au point (ardue, semble-t-il) des relations russo-guinéennes, et M. Heinrich Lübke, président de la République Fédérale allemande (et sa nombreuse suite) dont le voyage marque la rentrée en force de l'Allemagne sur le marché africain. D'un coup d'ailes de son Ilyouchine personnel, don de M. Krouchtchev (à tous les autres chefs d'État de l'Afrique noire francophone, M. Kennedy a offert, lui, un Aero-Commander), il s'est rendu à Bamako le temps d'un déjeuner chez Modibo Keita qui s'apprête a converser à son tour avec le n° 2 soviétique. Il rit en me le confiant : "Personne ne le sait encore. Pas même ma femme à qui j'ai dit que j'allais faire un saut à Conakry III (la banlieue)". Quelques jours auparavant, il rencontrait à Monrovia le vieux président du Liberia, Tubman, et il a rendez-vous pour le prochain week-end avec Je Premier ministre de Sierra Leone, Milton Margaï, à Kissidougou. Et tout cela entre deux réunions du bureau politique de son parti, entre deux tournées en province, au milieu des tâches administratives les plus complexes, face à des difficultés sans cesse renouvelées. Précisément, les difficultés actuelles sont de taille ! L'affaire de l'ambassadeur soviétique Solod et la démarche de Mikoyan occupent toutes les conversations des étrangers qui résident au palace local, l'Hôtel de France, alors que les Guinéens évitent d'aborder ce sujet. En revanche, il n'est bruit dans la presse et à la radio que du complot avorté contre le régime et de la lutte contre les trafiquants qui mettent la monnaie en péril.

— François Mitterand : Existe-t-il un lien direct entre le complot et l'expulsion, demandai-je à Sékou Touré. — Sékou Touré : Oui et non. La décision que nous avons prise à l'encontre de Solod n'est pas exactement une décision de circonstance. Par nature, un communiste agit en militant, où qu'il se trouve. Cela, nous le savons. Mais que certains contacts aient été établis entre des milieux russes et quelques groupes d'opposants, citoyens Guinéens, ne pouvait être supporté. — François Mitterand : Mais l'ambassadeur Solod a la réputation d'un diplomate de premier ordre ?… — Sékou Touré : Peut-être bien. C'est en tout cas un excellent spécialiste de la subversion. Puisqu'on nous en a fourni l'occasion, nous avons montré que, nous seuls, sommes maîtres de l'appréciation de nos intérêts, que, nous seuls, sommes habilités à garantir les institutions que notre peuple s'est librement données. C'est à ce prix que nous conserverons des relations amicales avec d'autres pays, l'URSS y comprise.

Y a-t-il des communistes en Guinée ?

On m'avait glissé à l'oreille — mais on dit ici tant de choses — que les perquisitions opérées au domicile des enseignants condamnés avaient révélé l'existence de papiers compromettants pour M. Solod. Il n'y a pas de parti communiste en Guinée. Certes. les communistes n'y sont pas persécutes, mais ils n'ont pour se faire entendre que le canal du Parti Démocratique de Guinée (PDG), ancienne filiale du Rassemblement Démocratique Africain d'Houphouët-Boigny dont le sigle (RDA) et l'emblème (Silly, l'éléphant) sont restés ici très populaires. A la base, dans chaque section du PDG, un communiste peut développer autant qu'il le désire ses idées. Mais si la majorité adopte un autre point de vue, il doit s'incliner. S'il persévère, soit en organisant une tendance fractionnelle, soit en s'engageant dans la lutte clandestine, il se place hors-la-loi. Il devient un Anti-Parti, et comme le parti s'identifie au peuple, un ennemi du peuple.

Mais plus précis encore est le mécanisme subversif que Sékou Touré démonte pour moi :

— Sékou Touré : Nous avons deux sortes d'adversaires.

Ces deux clans ont au moins en commun la haine qu'ils portent au Parti , à ses dirigeants, à notre démocratie. Des communistes ont cru bon de faire feu de tout bois et de sou filer dessus.
S'ils sont Guinéens, nous les renvoyons devant la justice du peuple. S'ils sont étrangers et couverts par l'immunité, nous les chassons. C'est tout !
Nous ne désirons pas offenser l'URSS dont le concours nous est précieux et dont nous reconnaissons le rôle primordial dans l'effacement progressif des puissances colonialistes, continue Sékou Touré. Nous sommes pour une coopération loyale avec tous les pays, avec tous les peuples. Telle est notre politique extérieure. Mais nous définissons en même temps cette coopération puisque nous exigeons qu'elle s'établisse sur la base de l'égalité, du respect absolu de notre souveraineté et de la réciprocité des avantages. Nous sommes un État totalement engagé dans une action révolutionnaire. Nos objectifs sont spécifiquement révolutionnaires et tendent à opérer des modifications fondamentales, des transformations radicales. C'est pourquoi notre diplomatie a un caractère militant conforme à la nature de notre engagement politique. Il n'y a pas que deux groupes de pays sur l'échiquier international. D'autres forces sont apparues qui, bien que ne disposant pas encore d'une véritable personnalité, jouent un rôle international grandissant : les forces constituées par la majorité des États en voie de développement. Notre action doit donc favoriser le renforcement de cette personnalité en la soustrayant aux influences contradictoires des deux blocs. Et, pour commencer, c'est une chose de faire bénéficier notre pays de l'apport technique, scientifique, culturel de certains pays pour lui permettre d'évoluer rapidement et de perfectionner ses propres organismes — c'en est une autre d'aligner notre régime intérieur aussi bien que nos relations extérieures sur les impératifs de tel ou tel État. Et Sékou Touré répéta en les martelant les formules lancées devant la 3ème Conférence nationale du PDG et soulignées dans un document qu'il me remet.

— Sékou Touré : Nous n'admettrons jamais une position d'infériorité à l'égard de qui que ce soit. Nous récuserons les attitudes lâches ou les comportements complexés. Nous aurons la même franchise vis-à-vis des uns et des autres. Si nous nous comportons en Américains quand nous sommes en Amérique, en Français quand nous sommes en France, en Russes quand nous sommes à Moscou, nous rendons là un mauvais service à toute l'Afrique. Il n'y aura donc jamais d'opportunisme dans nos déclarations et dans nos attitudes. Nous aurons le courage de nous présenter tels que nous sommes. Nous sommes en retard mais nous avons une conscience politique égale à toute autre.

— François Mitterand : Vous venez d'énoncer la charte de ce que vous appelez le neutralisme positif et l'expulsion de M. Solod illustre votre volonté de vous y tenir. Cependant vous n'avez pas participé personnellement à la Conférence de Belgrade alors que vous y étiez très attendu. Que signifiait cette abstention?

Le voyage manqué de Belgrade

— Sékou Touré : J'étais dans l'avion. La porte d'accès de la cabine était déjà refermée quand un message m'avertit de ce qui se tramait au sein de I'UNTG (Union Nationale des Travailleurs Guinéens).
J'ai renoncé de ce fait à me rendre à Belgrade tout en donnant des instructions très constructives à notre délégation. C'est justement parce que le neutralisme positif gêne certains qui préconisent l'entrée de notre pays dans l'un des deux blocs et prétendent que s'y refuser est une manière de trahir la révolution que l'on a freiné, à ce moment-là, mon action. Ces théoriciens irresponsables ne comprennent pas qu'il existe une voie africaine pour atteindre nos objectifs révolutionnaires et que cette voie doit, pour longtemps, se raccorder à celle qu'ont choisie les peuples anciennement colonisés d'Asie — et même d'Amérique du Sud. Mon absence de Belgrade ne peut pas être interprétée à contresens. J'ai d'ailleurs vu Tito, Nasser, Soekarno. Aucune équivoque n'est possible sur notre option politique. Nous entendons que la direction des affaires d'Asie et d'Afrique revienne aux peuples d'Afrique et d'Asie sans aucune contrainte ni aucune substitution d'autorité, dans aucun des domaines de nos activités politiques ou économiques, financières ou militaires, sociales ou culturelles. Sous tout prétexte et en toute occasion, on voudrait. à l'Ouest comme à l'Est, nous entraîner à prendre parti dans la division du monde alors que nous n'avons cessé d'affirmer que nous sommes pour la non-intervention et la non-ingérence. Nous nous sommes prononcés pour un neutralisme positif afin de réduire les désaccords internationaux et d'amoindrir la violence et les dangers que représentent les forces centrifuges qui s'opposent continuellement autour de nous. Pour ce qui concerne la Guinée, il est inutile d'interpréter sa volonté nationale comme étant motivée par autre chose que notre seul intérêt patriotique. Il est inutile de falsifier les faits et de déclencher les perfides mécanismes de la subversion. La Guinée ne sera pas un pion livré aux fantaisies et aux appétits d'autrui.

Dans les bagages de Mikoyan

— François Mitterand : Je le crois, mais votre réaction brutale à l'égard de M. Solod n'a-t-elle pas été causée davantage par le souci de préserver votre régime et votre parti contre le dynamisme des éléments communistes que par la volonté d'affirmer une indépendance nationale que l'URSS a d'ailleurs été l'une des premières à reconnaître et à soutenir ? Bref, l'affaire Solod n'est-elle pas plutôt une péripétie de politique intérieure qu'une affirmation de politique extérieure ?

— Sékou Touré : Tout se tient. Un pays jeune n'a de chances de survivre que si ses amis aussi bien que ses ennemis n'empiètent pas sur sa libre détermination. L'URSS ne peut pas douter de nos sentiments à son égard : ils sont amicaux. Mais son attention doit être auirée sur notre intransigeante libené. J'ai, tout de suite après l'incident, envoyé à Moscou le secrétaire d'État aux Affaires étrangères, M. Diallo Alpha. Puis, comme vous le savez, M. Mikoyan est venu nous voir. Vous avez lu ses déclarations. Elles sont claires.
J'avais, en effet, en mémoire, les paroles de l'envoyé soviétique au terme de ses laborieux entretiens avec Sékou Touré : "En soutenant le peuple guinéen dans sa lutte pour la consolidation de l'indépendance de sa patrie, l'Union Soviétique n'en cherche aucun profit pour elle-même, ne pose aucune condition politique et n'a aucune intention de se mêler des affaires intérieures, ni d'imposer son idéologie. Le choix de telle ou telle idéologie regarde la souveraineté de chaque peuple."

— François Mitterand : Ce n'est pas si clair que cela, objectai-je. Vous avez rappelé M. Kaba Sory, votre ambassadeur à Moscou et je n'ai pas appris qu'il y était retourné. Dans ses bagages M. Mikoyan a amené M. Dmitri Degtiar et l'on a annoncé qu'il devait remplacer M. Solod. A l'heure qu'il est, soit plus d'une semaine après le départ de M. Mikoyan, vous n'avez pas accordé ses lettres de créances au nouvel agent diplomatique du Kremlin. On ne peut dire qu'il y a de votre part empressement pour restaurer un vrai climat de confiance. Et voici qu'au surplus vous accueillez d'une manière grandiose M. Lübke en appuyant encore sur la chanterelle du neutralisme.

Je n'ajoutai pas quelques détails significatifs qui m'avaient été rapportés. Pour saluer M. Mikoyan à son débarquement à l'aérodrome, le président de l'Assemblée Nationale, M. Saïfoulaye Diallo, et le ministre des Affaires étrangères s'étaient, certes, déplacés. Mais la population n'avait pas été conviée à applaudir l'hôte illustre sur le passage du cortège officiel.
Il ne fut reçu au Palais par le Président de la République que le lendemain et durant un quart d'heure seulement. Pas de drapeaux aux balcons et aux fenêtres des bâtiments publics. pas de banderoles au travers des rues, pas de présentation à la radio. Et, quand il prit congé, les couleurs soviétiques n'étaient pas montées au haut du mât présidentiel et l'on remarqua la modestie des effectifs de la garde d'honneur. Ses conversations avec Sékou Touré n'ont été suivies d'aucun communiqué et le black-out n'a pas encore été levé. La seule manifestation publique offerte à M. Mikoyan consista à inaugurer, par un hasard aimable, une exposition industrielle et commerciale soviétique prévue de longue date. Il y montra d'ailleurs un visage fermé, et prononça un discours caractérisé par sa violence à l'égard "de la sale guerre d'Algérie". On constata peu ou prou qu'à ces mots l'ambassadeur de France, M. Pons (qui s'est ici consacré avec intelligence au rapprochement franco-guinéen) s'était éclipsé mais on admira la manière dont Sékou Touré glissa sur ce problème dont nul n'ignore qu'il lui tient à coeur, mais qu'il n'aime pas l'aborder à tout propos et par la bande.

Avez-vous vu des policiers?

En tout cas, la déclaration de M. Mikoyan : "notre amitié est fondée sur l'égalité, la noningérence, le respect mutuel de la souveraineté" représente pour le Président de la République de Guinée un succès inimaginable. Son neutralisme positif se voit solennellement admis par l'URSS dont les dirigeants ont eu la sagesse de comprendre qu'il était honnête, sincère et rigoureux, ce qui après tout, signitie pour le bloc communiste que les leaders guinéens qui ont refusé d'être ses clients ou ses satellites ont assez de maturité pour rester, dans les limites que l'incident Solod a fixées, ses amis. Supposer qu'il s'agit là du premier pas de la Guinée en direction du camp atlantique et, pour tout dire, d'un renversement de ses alliances, serait imprudent. L'ambassadeur des États-Unis, l'habile et sympathique M. Attwood, épuisera vite les surenchères et ce ne sont pas les alléchants programmes de l'AID (Agency for International Development) qui remplaceront de sitôt les crédits soviétiques dont rien n'indique qu'ils seront réduits. Des techniciens russes, polonais, tchèques, bulgares, chinois, allemands de l'Est, contribuent sur de nombreux plans à l'édification de la nouvelle économie guinéenne. On ne les tient pas pour responsables des marchés incongrus et des marchandises inutiles : s'ils ne fraient guère avec la population et vivent en cercle fermé, ils ne font l'objet d'aucune hostilité. Les Russes en particulier, qui sont deux fois plus nombreux que les Français (malgré nos 1.200 compatriotes de l'usine d'alumine de Fria) mènent en Guinée une existence paisible exactement partagée entre un labeur lent et méthodique et des loisirs invariables : les jeux de ballon sur la plage, la natation, les échecs. Le gouvernement de Guinée les traite avec égards et ne paraît pas prêt de se dispenser de leur concours. Non, la petite Guinée, avec un courage et une ténacité étonnants, ne veut perdre aucun des attributs de l'indépendance acquise à ses risques et périls. Elle a beaucoup souffert matériellement du blocus exercé par la France. Et si elle n'a pas encore réussi à trouver le point d'équilibre de son économie, elle n'acceptera ni prêt ni don qui dissimulerait une intrusion dans ses affaires.

— Sékou Touré : Nous n'accepterons pas davantage — et moins encore — précise Sékou Touré, l'ingérence dans le domaine intellectuel. Nos étudiants de Paris, de Moscou, de Prague, de Leipzig sont soumis à des pressions idéologiques intolérables. Savez-vous que ceux que nous avons rappelés de Paris bénéficiaient souvent de vos bourses ? A l'heure actuelle j'ai décidé de ramener 43 étudiants de l'université de Moscou. Nous n'avons pas besoin de propagandistes dévoyés, c'est au milieu de leur peuple, de notre peuple qu'ils apprécieront la vraie valeur d'un diplôme.

Deux fois plus de Russes que de Français

Pour maintenir, selon sa propre expression, l'intégrité de la conscience populaire, Sékou Touré n'y va pas de main morte. Mais rien ne permet de déceler dans ses décisions rapides et implacables une partialité, un préjugé contre tel ou tel pays, telle ou telle idéologie. Son neutralisme positif lui fait expulser dans la même quinzaine un ambassadeur soviétique, un équipage tchèque, deux techniciens polonais, quelques marins américains, un envoyé de l'UNESCO. Il a rembarqué un archevêque français et fermé les écoles catholiques, mais il a supprimé les écoles coraniques et mis au travail les imams et les sorciers. S'il exige que la hiérarchie catholique soit de nationalité guinéenne. il interdit ses frontières aux prêcheurs de l'Islam afin de les empêcher "de mystifier des masses encore ignorantes". Que de puissances a-t-il ainsi provoquées ! Cet affrontement d'un peuple de trois millions d'habitants et des forces spirituelles et matérielles qui dominent le globe à quelque chose de pathétique. J'ai rencontré bien des observateurs, diplomates ou journalistes, qui contestent la réussite de Sékou Touré et du PDG, qui perçoivent même les premiers craquements de l'oeuvre bâtie au cours de ces trois dernières années. Ils soulignent les erreurs, les absurdités, les inconséquences, d'un régime trop pauvre en élites pour suivre longtemps l'allure exigée par ses dirigeants. Je ne saurais dire qu'ils ont tort. Sans doute disposent-ils de données qui me manquent. Mais il en est une que je puis mieux apprécier que quiconque. Je connais Sékou Touré, Saïfoulaye Diallo et leurs amis du bureau politique et du gouvernement. Ces hommes-là sont possesseurs d'une foi, d'une énergie, d'un esprit de sacritïce dont le monde moderne offre peu d'exemples. Ils ont le pouvoir et s'y consacrent. Un complot, un attentat peut les abattre. Anéantira-t-il l'élan qu'ils ont donné?

— Sékou Touré : Nous abattre ? répond Sékou Touré. Je peux disparaître, le Parti suscitera les hommes qui aussitôt me remplaceront. Mais je n'en suis pas là ! Ai-je besoin de prendre des précautions ? Avez-vous vu des policiers assurer ma protection ? Je me promène tous les jours, à mon volant dans les rues de Conakry. Je vais où je veux, sans contrôle, sur les chantiers, dans les magasins. Je visite longuement les villages et j'y reste deux ou trois jours à la disposition de la population. Je m'arrête dans les bals publics et je prends part aux danses. Et qui m'accompagne ? Deux ou trois de mes amis ou collaborateurs habituels. Les Guinéens savent que la révolution est irréversible. Le peuple et le parti ne font qu'un. On ne détruit pas une démocratie authentique avec un complot.

— François Mitterand : Si votre démocratie était aussi authentique que vous le pensez. l'opposition aurait-elle pu s'organiser à l'intérieur même de l'un des secteurs qu'a priori on pourrait croire réservés à votre influence, le syndicat des enseignants de I'U.N.G.T.?

Le procès de Koumandian

— Sékou Touré : Mais il n'y a pas eu un complot des syndicats ! Quelques dirigeants du syndicat de l'enseignement, cinq sur treize, avaient cessé depuis un an de réunir leur comité et décidaient à leur gui e des intérêts de leurs mandants. L'un d'entre eux. le plus actif, le plus hostile au Parti. Koumandian, nous combat depuis près de dix ans. Il a profité d'un manque de contrôle des organismes directeurs du PDG pour entraîner avec lui une minorité de ses camarades.
Immédiatement, quelques communistes, plus près en vérité de l'anarchisme que du marxisme, se sont joints à lui, dont l'origine politique est plutôt réactionnaire. Ils ont rédigé un cahier de revendications qui ne tenait pas compte de la réalité économique du pays et ont tenté de dresser les fonctionnaires pour une revalorisation des traitements. Il a suffit que le Parti réagisse et que j'aille moi-même expliquer au congrès de I'U.N.G.T. les conditions fondamentales de la révolution pour qu'immédiatement les agitations soient rejetées, exclues.

On m'a raconté la scène. Sékou Touré, qui ne devait pas assister à la phase initiale du congrès, s'y rend sans se faire annoncer. Il empoigne la tribune. Il dénonce et fouaille ses adversaires. C'est un jeudi. Il déclare que Koumandian, Ray Autra. Djibril et leurs amis passeront le lundi en Haute Cour. Et le mercredi, les conjurés sont condamnés à cinq et dix ans de prison.

— François Mitterand : Cela ne prouve pas nécessairement que le congrès vous donnait raison, répliquai-je, mais peut-être qu'il vous craignait. La grève des écoliers et étudiants qui mobilisa dans les locaux universitaires plus de 1.500 jeunes gens conspuant l'équipe gouvernementale, l'entrée en force des jeunesses du RDA dans ces locaux, la répression, la fermeture provisoire des écoles, oui, tout cela plaide au minimum pour un désarroi réel et non pour un mécontentement factice.

Une bataille sur tous les fronts

— Sékou Touré : La jeunesse, ici comme ailleurs, est sensible à l'appel du chahut. Au surplus, la jeunesse estudiantine est chez nous composée autrement que vous ne supposez. Nous n'avons pas eu le temps de réaliser l'accession totale de nos enfants à la scolarité. Si nous sommes passés de 45.000 lors de l'indépendance, en 1958, à 125.000 aujourd'hui, nous restons loin de compte. Les enfants des notables, je vous l'ai dit, ont hérité de l'hostilité de leurs pères à l'égard d'un Parti qui a supprimé les privilèges. Or ce sont ceux-là qui constituent la majorité des élèves entre quinze et vingt ans. La vanité du diplôme les incite à se sentir peu solidaires de l'effort de leur peuple pour la conquête d'un mieux-être matériel. Mais ce n'est là qu'un épisode dont il ne faut pas exagérer l'importance. Chaque année qui passera apportera à la Guinée un nombre accru de jeunes gens parfaitement conscients de ce qu'ils doivent au peuple.

— François Mitterand : La conférence nationale du PDG qui vient de se tenir à Labé n'a-t-elle pas réclamé la révision du procès des syndicalistes afin d'obtenir une aggravation des peines ? N'avez-vous pas vous-même envisagé la peine capitale ? Une telle sévérité ne s'expliquerait pas si vous n'aviez pas le sentiment d'un péril menaçant.

— Sékou Touré. Il appartiendra au Peuple de se prononcer. Des assemblées étudieront partout le cas des traîtres à la Guinée. Je ne cherche pas la vengeance. Le bureau politique exécute seulement les volontés populaires exprimées à la base.

Sékou Touré, qui gouverne depuis trois ans et qui remplit le rôle incontesté de leader du PDG depuis bientôt quinze ans, n'a jamais abusé de son pouvoir et, si on peut contester le caractère expéditif de ses décisions, on n'y relève ni arbitraire ni cruauté. Il dédaigne la minutie de la procédure, ce qui aboutit parfois à des jugements non contradictoires et donc discutables comme dans l'affaire Rossignol. Mais il croit profondément à l'équité de la justice populaire.

— Sékou Touré : Deux fois par an, les sections du Parti se réunissent en assemblée plénière. Tous les responsables (pour la section de Kissidougou, par exemple, cela fait 6.260 personnes) rendent compte de leur mandat et sont publiquement soumis aux critiques de la masse. Des jugements, des arrêtés administratifs sont cassés et révisés sur l'heure. Des agents de l'autorité, magistrats, gendarmes, inspecteurs sont renvoyés dans le rang. Vous vous inquiétez des récentes condamnations ? Eh bien "les juges seront jugés à leur tour" ! Si vous restiez parmi nous, vous seriez témoin de la conscience que met le peuple à sauvegarder les droits fondamentaux des citoyens.

Pendant que nous discutions en roulant à petite allure le long de la corniche, la nuit, une belle nuit claire, avait éteint derrière les îles de Los les derniers incendies du soleil couchant. Nous arrivions à l'Hôtel de France. Je n'avais plus le temps, avant notre prochaine rencontre, de questionner Sékou Touré ni sur l'avertissement solennel lancé le matin même aux trafiquants et aux concussionnaires, ni sur l'évasion par les frontières du Sénégal et du Liberia du riz, du bétail et des pierres précieuses, ni sur la crise monétaire. La Guinée se bat sur tous les fronts. Devais-je, quant à moi, aiguiser seulement mon esprit critique et refuser de me laisser convaincre par la passion du bien public, par l'amour ardent du peuple et de la patrie, par la vive intelligence qui habitent le Président de la République de Guinée? Je n'ignore pas l'immensité de la tâche à accomplir dans ce pays brutalement abandonné à lui-même en 1958 — et je n'ignore pas non plus l'exceptionnelle qualité de son jeune chef d'État. Mais, avant de le quitter, je voulais encore lui poser une question — qu'il n'aborde jamais sans y être contraint : — François Mitterand : Et la France ? — Sékou Touré : La France? Qu'elle nous traite en pays libre, totalement libre, qu'elle rejette l'idée de punir notre indépendance, qu'elle cesse enfin les tracasseries et les discriminations et nous retrouverons son peuple avec joie.

Des grammaires françaises … marocaines !

J'ai vu de nombreux Français à Conakry. La plupart vivent dans l'anxiété. Ils ont peur d'être les victimes d'un nouvel accrochage entre les deux gouvernements.
L'équipe des ingénieurs de Fria qui a réalisé un exceptionnel ensemble industriel est, en revanche, moins pessimiste et s'intègre de plus en plus à l'économie guinéenne. Quoi qu'il en soit, la France perd du terrain. Il est assez extraordinaire de constater qu'elle est le seul pays atlantique à ne pas bénéficier du "recadrage" de la diplomatie guinéenne. La réception réservée aux Allemands (de l'Ouest) a pris ici une signification nettement plus vaste qu'un banal échange de courtoisies. Un bateau allemand (de l'Est) qui croisait au large de Conakry a été stoppé à bonne distance et ses passagers ont dû attendre pour continuer leur route que M. Lübke ait abordé d'autres rivages ! Lors de la remise solennelle du bateau-laboratoire pour la pêche maritime offert par Bonn à la Guinée, Sékou Touré a repris avec vigueur son thème favori : "Notre pays n'ayant adhéré à aucun bloc ni de caractère économique, ni de caractère militaire, ni de caractère idéologique, est décidé résolument à entretenir et à développer des liens de coopération fraternelle avec tous les peuples du monde…"

A la soirée donnée au Palais en l'honneur de la délégation allemande, Sékou Touré montrait un visage rayonnant. Certes, l'Allemagne est un partenaire commode pour "le neutralisme positif ". Ses techniciens sont parmi les premiers et elle ne rappelle aux Guinéens aucun souvenir de l'époque coloniale. En revanche, la Guinée ne peut se rapprocher dès maintenant des États-Unis sans accréditer la thèse du "renversement des alliances" et elle se heurte du côté de la France à un mur d'intransigeance et d'incompréhension. Par exemple, elle a commandé chez nous des rails et des voitures automobiles, des médicaments et des livres, et Sékou Touré m'a affirmé qu'elle disposait des devises nécessaires à ces achats. Mais le blocus tient bon et pratiquement rien ne passe au travers du Service des Autorisations de Paris. Voilà comment en 1961 la Guinée a dû se procurer ses livres scolaires de grammaire française, de calcul et de géographie … au Maroc!

J'entends encore Sékou Touré :
— "De quoi le gouvernement de la France veut-il donc nous punir? D'avoir choisi la liberté?"

François Mitterrand

Note
238. Cet article est paru sur trois pages dans L'Express quotidien du 25 janvier 1962. Il est illustré de deux photographies (Agence SIG), l'une représentant Sékou Touré à son bureau. l'autre montrant Sékou Touré, Lansana Béavogui — alors ministre des affaires étrangères, François Mitterrand et André Bettencourt. Quelques erreurs dans l'orthographe de noms propres cités dans l'article ont été corrigées par l'auteur ; en particulier, l'accent a été rétabli sur le "e" de Sékou, que l'article mentionne partout comme "Sekou". Comme déjà mentionné dans une note précédente, un extrait de cet atticle a été publié dans le supplément de L'Express paru le 15 mai 2003 à l'occasion de son cinquantenaire.


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