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André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.


Chapitre 35 — Annexe 4
Article de Sékou Touré “Picasso aux limites de l'universel”

Paru en 1961 dans un numéro spécial du périodique communiste La Nouvelle Critique consacré à Pablo Picasso à l'occasion de son 80ème anniversaire aux côtés de contributions ou de témoignages d'Ilya Ehrenbourg, Charles Chaplin, Ho Chi-Minh, Luis Carlos Prestes, Helene Weigel, Vladimir Pozner, Daniel-Henry Kahnweiler (le marchand de Picasso) ou Léon Moussinac (directeur honoraire de l'école nationale des arts décoratifs).

La vieille Afrique culturelle tout imprégnée de ses traditions, de sa philosophie “communaucratique”, d'une métaphysique qui n'appartient qu'à elle, l'Afrique humaine qui, demeurant en marge de toutes les outrances ethnographiques, est demeurée repliée sur les dures réalités de la vie de ses peuples paysans, a subi la domination étrangère, l'oppression et l'exploitation, supporté toutes sortes d'exactions et de spoliations coloniales, cette Afrique, enfin, qui s'est préservée des tentations assimilationnistes pour n'avoir jamais douté de sa personnalité humaine, apporte aujourd'hui à travers son irrésistible et irréversible mouvement de libération nationale, une caution historique à Pablo Picasso comme à tous les savants et artistes qui ont choisi les causes justes d'un monde de liberté, de progrès et de paix.
Témoignage qui justifie l'homme et la place que son combat lui a réservée dans le domaine des activités culturelles. Peu importe les controverses mesquines qui entourent l'oeuvre de Pablo Picasso, délibérément dressée contre les académismes satisfaits d'eux-mêmes et d'eux seuls.
Ce qui importe essentiellement, c'est la valeur de l'expression appréciée selon sa nature et son utilité sociales, son degré d'imprégnation des réalités humaines, sa fidélité aux aspirations et aux espérances des peuples, avec le souci constant d'être un élément conscient, participant de l'interminable évolution universelle et de servir d'instrument utile au développement victorieux du progrès humain.
S'il est vrai que l'Art Africain, qui a été longtemps et d'une manière reactionnaire l'objet de scandaleuses spéculations, de déformation et de denigrement systématiques, a fini par retenir l'attention, cet art n'a plus aucune signification derrière la vitrine de l'antiquaire ou sur les stèles des musées qui, non seulement le désincarnent, mais le vident des valeurs concrètes qui la rattachent à la vie intime de nos peuples.
Ainsi constate-t-on une contradiction de nature entre le caractère utilitaire, social et humain de l'Art Africain et l'objet que les tenants du régime colonialiste en ont fait pour leur curiosité, ou pour leur vaines tentatives de démonstration de l'infériorité de la race colonisée, dont le génie créateur est à l'origine de cet art.
C'est cette absence de discordance entre l'objet d'art et son caractère social et humain qui marque le mieux l'oeuvre de Picasso, édifiée aux avant-postes d'une humanité en plein combat libérateur, mais que les forces obscures du conservatisme ont cherché à faire disparaître afin d'en réduire la puissance d'entraînement et d'en falsifier la signification.
Mais l'oeuvre à la dimension humaine du Maître va au-delà des forces rétrogrades, cantonnées dans leur rôle de déshumanisation qui ne peut que favoriser un certain désordre, garant de leurs privilèges égoïstes. Pour autant qu'il incarne et résume les espérances et les aspirations d'une humanité en marche, l'art de Picasso touche aux limites de l'universel, par tout ce qu'il projette et suggère. C'est l'art d'une époque qui commence et dont les perspectives débouchent sur un nouvel ordre social fondé sur la justice, le progrès, l'amitié et la paix du monde.
La vieille culture occidentale, sur laquelle ont pesé en un quart de siècle les deux plus graves conflits de l'Histoire de l'Humanité, peut bien s'interroger sur l'oeuvre et le personnage de Picasso; il est douteux qu'elle trouve la réponse qui convient tant qu'elle ne sera pas elle-même reconvertie aux valeurs qui sont celles du Maître et de son oeuvre, valeurs qui ont enrichi l'art d'une nouvelle dimension, la dimension universelle de l'homme, maître de son destin et conscient de ses responsabilités sociales, dans une communauté de peuples libres et pacifiques.


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