Extraits des entretiens en tête à tête entre le général de Gaulle et Nikita Krouchtchev
(le matin du 2 avril 1960) 382
Le général de Gaulle expose les relations de la France vis-à-vis de l'Afrique, de la côte de la Méditerranée jusqu'à l'Afrique occidentale, et brosse un tableau de la colonisation française, avant et après la Guerre mondiale. Mais nous voulons que cet affranchissement se fasse, non pas contre nous mais dans la mesure du possible avec nous, afin que ces pays ne soient pas abandonnés à eux-mêmes. C'est le but de la Communauté. Le Maroc et la Tunisie sont déjà indépendants. Ce ne sont pas des pays avec lesquels il est facile de traiter, car ils sont jeunes et susceptibles. Loin de nous l'idée d'attenter à la libre disposition d'eux-mêmes. Naturellement, cette évolution n'a pas été aussi idyllique que pourrait donner à croire le résumé que j'en ai fait. Cela n'a pas été sans secousses. Telle est cependant la direction d'ensemble de la France et la France n'y reviendra pas. Mais il y a le problème de l'Algérie (sur lequel le général de Gaulle fait un long développement, qui englobe également les pays
arabes).
Extraits des entretiens de l'après-midi du 2 avril 1960. Y participent :
Du côté français :
Du côté soviétique :
Après avoir parlé de la question algérienne, la discussion aborde l'Afrique. Krouchtchev commence à dire qu'il n'est nullement opposé à la Communauté.
De Gaulle demande alors à Michel Debré d'exposer la politique française en Afrique, et de parler notamment du problème guinéen.
Le Premier ministre rappelle que les exigences de l'Histoire ont amené des changements très profonds en Afrique noire comme en Afrique blanche, et qu'il en est résulté de l'instabilité ; il explique longuement la politique du général de Gaulle et son évolution, et insiste sur l'intérêt d'une présence de la France. Sur le cas guinéen, Paris sait que Krouchtchev connaît Sékou Touré. En 1958, celui-ci a préféré rester à l'écart. C'était son droit. Mais la situation actuelle préoccupe la France, car elle ne peut rien sur l'évolution de ce pays et ne veut en rien revenir sur la liberté qui lui a été accordée. Mais Paris ne peut pas considérer sans préoccupation le fait que par certaines de leurs attitudes et par leur langage, les dirigeants de la Guinée donnent l'impression qu'ils se servent de leur indépendance pour menacer leurs voisins et même des pays plus lointains. Cela provoque dans les pays africains, qu'il s'agisse de l'Afrique francophone ou d'autres pays, une course vers l'appel à l'aide américaine. Il se crée ainsi sur le côte occidentale d'Afrique une situation analogue à celle qui existe au Moyen-Orient.
Contrairement à ce que Sékou Touré a déclaré à Washington et à Moscou, la France n'a jamais refusé de reprendre des contacts avec lui. Dès 1958, elle s'est déclarée prête à établir avec la Guinée des rapports sur des bases nouvelles. Sékou Touré a ou bien refusé ces offres, ou bien a assorti son acceptation de conditions inadmissibles. Cette situation prévaut encore à l'heure actuelle, au regret de la France. Au danger de l'apparition dans cette région d'une puissance étrangère s'ajoutent des risques de conflits qui ne laissent pas de créer une certaine inquiétude.
Le général de Gaulle souligne que la Guinée n'est pas un pays important en lui-même ; ce qui peut être grave, c'est qu'un abcès se crée, que de nouvelles rivalités se dessinent et surtout que des appels à l'aide américaine, d'une part, soviétique, d'autre part, créent une concurrence dangereuse.
Nikita Krouchtchev comprend bien ce qui vient d'être expliqué fort clairement et tient à répéter que son pays est opposé par principe au pouvoir colonial. Cependant si certains pays ex-colonisateurs veulent mener une politique qui évite l'explosion brutale des forces vives des pays colonisés, il ne saurait s'opposer à une telle politique et la considère avec compréhension. L'URSS ne veut pas contribuer à détruire ce qui serait créé dans de telles conditions, et comprend d'autre part fort bien les intérêts que la France possède dans ces régions. La position que l'Union soviétique prendra vis-à-vis de la politique française en Afrique dépendra de la politique proclamée. (Krouchtchev rappelle alors les erreurs commises par la France au Vietnam quand Ho Chi Minh est venu au pouvoir et où celui-ci voulait que l'Indochine reste dans l'Union française. Cela a débouché sur une guerre sanglante. La France a tout perdu au Vietnam, puisque le Nord est indépendant et que le Sud est sous domination américaine). Il faut espérer qu'il n'en sera pas ainsi en Afrique.
En ce qui concerne la Guinée, Krouchtchev connaît mal la situation qui y règne. Il a rencontré Sékou Touré une fois lorsque celui-ci lui a rendu visite pendant qu'il (Krouchtchev) était en villégiature au Caucase. C'est un homme jeune, qui marque une certaine tendance à l'aggressivité verbale, et a souvent l'air de considérer que ses interlocuteurs, hommes âgés, sont trop modérés. Il l'a prévenu que l'avenir seul apporte une confirmation ou une infirmation certaines aux opinions extrêmes professées par la jeunesse. C'est un homme qui, s'il ne manque pas de raisonnement ni d'instruction, est cependant passionné et peu susceptible d'écouter les conseils qu'on pourrait lui donner. D'ailleurs, il n'a pas demandé de conseils à Krouchtchev, qui ne lui en a pas donné.
— De Gaulle : Si Sékou Touré ne demande pas de conseils, il demande bien des concours.
Michel Debré rappelle que c'est à la France que Sékou Touré doit l'instruction qu'il possède.
— Krouchtchev : L'Union soviétique aurait été d'accord pour que l'Indochine soit dans l'Union française. Elle serait d'accord pour que la Guinée soit dans la Communauté.
— De Gaulle : La Guinée est bien en dehors de la Communauté.
Krouchtchev demande à de Gaulle l'autorisation de formuler une légère critique à l'égard de la politique française. A son avis la France a fait une erreur au moment où la Guinée est devenue indépendante ; elle a appliqué des mesures de répression tant économiques qu'administratives (Kossyguine approuve). Elle a rappelé les cadres français qui se trouvaient en Guinée, elle a liquidé les comptes en banque, et a en quelque sorte coupé les fils qui l'unissaient à la Guinée. Cette politique a tendu à écarter la Guinée de la France. Krouchtchev comprend certes la réaction française qui est due à l'effet de choc causé par les résultats du référendum, mais il croit que les conséquences de la politique poursuivie ont été préjudiciables à la France.
De Gaulle estime que la France ne s'est pas écartée tant s'en faut de la Guinée. Les professeurs français assurent toujours l'enseignement dans ce pays, la France achète en Guinée ses arachides et ses cafés à un prix élevé, un concours financier est apporté à la Guinée et Pechiney y réalise des investissements considérables pour la production de l'aluminium.
Krouchtchev estime peu raisonnable d'acheter des matières premières à des prix supérieurs au marché mondial. Sékou Touré lui a dit qu'il faisait des efforts pour améliorer ses relations avec la France.
Michel Debré rapporte deux exemples récents d'efforts de la France pour aider la Guinée. Des sommes importantes ont été “séquestrées” par la réforme monétaire, en dépit de la parole donnée. Les pays africains protestent auprès de la France qui achète trop de café guinéen. Le départ des cadres et des capitaux est dû aux menaces proférées par Sékou Touré. Le problème de la Guinée est en soi secondaire ; ce qui est grave, c'est la rivalité qui se crée autour ce pays.
— Krouchtchev : “Je comprends ce point de vue”.
L'Union soviétique a accordé une aide économique à la Guinée, il ne se souvent pas du montant (Kossyguine non plus). Il se souvient qu'il s'agissait d'aider le développement agricole par la fourniture de tracteurs, de faciliter la création d'un Institut polytechnique et de créer une usine dans un secteur qui reste à déterminer. Si la France voulait se substituer à l'URSS, elle en serait heureuse car elle pourrait utiliser les sommes ainsi économisées à sa propre économie. L'URSS n'a pas d'autres relations avec la Guinée que celles évoquées ci dessus. Krouchtchev connaît mal l'évolution interne de ce pays.
Résumé d'une note préparatoire de quatre pages rédigée en man 1960 en vue de ces entretiens.
« Pénétration de l'Union soviétique et des pays satellites en Guinée » L'URSS, mettant à profit l'indépendance de la Guinée et l'État d'esprit de ses dirigeants, s'est depuis dix huit mois, et suivant des techniques éprouvées, à une pénétration systématique dans ce pays. Conformément au schéma habituel, les pays satellites — particulièrement la Tchécoslovaquie, la République démocratique allemande et la Pologne — ont ouvert la voie. Dès le 17 novembre 1958, Berlin-Est et Conakry signent un accord commercial et culturel…
Un accord avec l'URSS est signé — par une coïncidence qui n'est peut-être pas tout à fait fortuite — le lendemain du jour où la Guinée est sortie de la zone franc. (en fait, le mars 1960).
Il y a actuellement 200 boursiers guinéens en Europe de l'Est, 4 en Italie, en Belgique et aux Pays-Bas, 64 en France et au Sénégal.
Tout cela finit par provoquer une élimination de la France et son remplacement par l'Union soviétique, avec l'accord de celle-ci. L'ambassadeur Solod a été choisi exprès pour cela, compte tenu du rôle actif qu'il a déjà joué en Égypte et au Moyen-Orient.
Note
382. Archives Michel Debré conservées à la Fondation nationale des Sciences Politiques, dossier 2 DE 67 (conversations franco-soviétiques).
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