Ma dernière mission fut pour Sékou Touré, celui qui avait dit non à la communauté et avait pris son indépendance. Il me reçut très amicalement dans l'ancien palais des gouverneurs et m'expliqua pendant plusieurs heures le quiproquo qui s'était produit. Il me fit lire le discours qu'il avait prononcé devant le général de Gaulle, lors de son passage à Conakry. Il l'avait préalablement montré à ses amis qui l'avaient approuvé. Il l'avait même confié avant la fameuse séance de l'Assemblée au ministre de la France d'outre-mer, Bernard Cornut-Gentille, qui accompagnait le Général. Il ne voulait pas quitter l'Union française, il désirait simplement accéder d'abord à l'indépendance, puis rallier ensuite, de son plein gré, la communauté. Il était plein d'aigreur à l'égard de son père spirituel, Houphouet-Boigny, qui l'avait abandonné ; sévère à l'égard de ses amis sénégalais, Doudou Gueye, Valdiodio N'Diaye et même Senghor, “fédéraliste” comme lui, mais Senghor, disait-il, ironique et amer, n'était pas un vrai Nègre, c'était un pingouin qui avait le dos noir et le ventre blanc ! Il ne comprenait pas le général de Gaulle, qui avait tout fait pour se débarrasser de la Guinée et la jeter entre les bras de “ces abrutis” de Russes et de Chinois. Bref, il y avait chez ce mandingue orgueilleux, conquérant, éloquent et cruel des accents de sincérité si pathétiques que je les rapportai à Pierre Messmer.
— Je vais à Paris, me dit-il, et j'en parlerai au général de Gaulle.
Il en parla en effet et s'attira cette réponse, dont il me fit part à son retour :
— Ça suffit, Messmer, votre Sékou Touré n'est qu'un crachat.
Étonnante susceptibilité de grand homme qui ne désarma jamais. Huit ans plus tard, Jacques Foccart, l'homme le moins suspect de complaisance à l'égard de Sékou Touré, me raconta qu'il venait d'intervenir auprès de son grand maître pour plaider la cause du despote de Conakry.
— Arrêtez-vous, lui avait dit le Général, votre petit copain vous fera dans la main !
Ainsi s'écrivent parfois les grandes pages de l'Histoire.
Quelques semaines plus tard, je fus nommé gouverneur haut-commissaire de la République française au Congo et je pris l'avion pour Brazzaville 321.
La date de la mission de Guy Georgy doit se situer dans les derniers mois de 1959, puisque Pierre Messmer a quitté ses fonctions de Haut-Commissaire à Dakar en décembre 1959. Comme Georgy l'écrit, “quelques semaines plus tard”, en fait, le 7 janvier 1959, il prit ses fonctions de haut-commissaire à Brazzaville, avant d'y devenir ambassadeur haut-représentant en août 1960.
Guy Noel Georgy (né en 1908, décédé en 2003) fut ensuite ambassadeur de France en Bolivie, au Dahomey-Bénin, en Libye, en Iran et en Algérie. De 1975 à 1980, il est directeur des affaires africaines et malgaches au ministère français des affaires étrangères, ce qui correspond sensiblement aux années où l'auteur était ambassadeur en Guinée. Nous avons eu des relations très confiantes et amicales, et il m'a beaucoup aidé dans l'accomplissement de ma mission, de même que son sous-directeur Michel Rémoville. Rien de comparable avec son
prédécesseur à ce poste, Rebeyrol, qui ne croyait pas en la réussite de ma mission onusienne auprès de Sékou Touré pour la normalisation entre Conakry et Bonn, tout d'abord (1974), puis avec Paris (1974-75), et qui me disait :
— Beaucoup de gens bien plus expérimentés et qualifiés que vous ont déjà essayé et ont échoué. Vous n'y arriverez évidemment pas.
En fait, Georgy a pris ses fonctions de directeur des affaires africaines peu de temps avant que le normalisation entre Paris et Conakry intervienne, le 14 juillet 1975.
Le 13 avril 1995, Guy Georgy publia dans L'Express un article intitulé “Mitterrand l'Africain”. En voici un extrait qui concerne la Guinée et Sékou Touré.
« S'il rencontra dans les assemblées de la République quelques personnalités noires, ses portefeuilles successifs le tinrent très éloigné des problèmes africains, sauf, pourtant, à l'occasion d'un bref passage au ministère de la France d'outre-mer, en 1950-1951. Il s'y distingua par sa sensibilité de gauche, peut-être grâce à l'un de ses lointains prédécesseurs, le socialiste Marius Moutet, qui, en 1936 et 1937, avait prescrit quelques réformes des structures coloniales et mis en place des hommes nouveaux, plus évolutifs et libéraux. La brièveté de son mandat ne lui laissa guère le temps de réaménager la maison ; il réussit à détacher Houphouet-Boigny et le RDA (Rassemblement démocratique africain) de l'emprise du Parti communiste, et à renouer un dialogue de confiance avec les mouvements progressistes africains. S'il fut moins heureux avec Sékou Touré et le groupe de Bamako, il semble avoir compris parfaitement, malgré son conservatisme instinctif, que d'importants changentents politiques et économiques étaient en train de se produire. Sans doute pensa-t-il, comme Moutet, qu'il fallait envisager l'application aux territoires d'outre-mer des grands principes de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.
Mais sa prudence et le peu de temps dont il disposait neutralisèrent son action. Il publia en 1953 — car il est écrivain — un petit ouvrage de réflexion, sous le titre "Aux frontières de l'Union française", qui, tout en restant dans le droit fil de la ligne assimilatrice de la politique française, permet de penser qu'il envisageait une plus large représentativité des peuples coloniaux et se souciait de les voir accéder à la liberté et à une responsabilité. Malgré ces velléités, l'outre-mer ne fut jamais pour lui qu'un épisode secondaire du tourbillon politique national. »
321. Extrait de Le petit soldat de l'Empire, 1992, Flammarion, page 225.
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