publiée le 28 janvier 1959
Extraits de l'interview de Sékou Touré réalisée par son correspondant parisien Lothar Ruehl, envoyé spécial à Conakry, paru dans l'hebdomadaire allemand Spiegel n° 5 du 28 janvier 1959. Au moment de la parution, Sékou Touré avait été élu depuis deux semaines président de la République par l'Assemblée nationale guinéenne, mais au moment de l'interview (dont l'auteur ne connait pas la date), il était encore chef du gouvernement (d'où le titre de Premier ministre).
[Erratum. Sékou Touré était seulement chef de l'Etat désigné par l'Assemblée nationale (l'ex-assemblée territoriale). Il ne fut élu président que le 15 janvier 1961. En se faisant élire le premier et en différant autant que possible la date du scrutin législatif, Sékou Touré posait ainsi un des jalons de son pouvoir personnel. Ses deux successeurs “élus”, Lansana Conté (1983-2008) et Alpha Condé (depuis 2010) utilisèrent la même tactique et aux mêmes fins. — Tierno. S. Bah]
La Guinée avait été reconnue de jure au début du mois [le 15 janvier 1959] par Paris, les premiers accords de coopération avaient été signés le 9 janvier, et le chargé d'affaires français Francis Huré était arrivé depuis quelques jours à Conakry.
Le compte-rendu de cette interview, ainsi que sa traduction, ont été effectués par l'Institut d'études européennes de Strasbourg le jour même de la parution et le lendemain. Le ministère des affaires étrangères en a reçu au moins un exemplaire qui porte la mention “confidentiel” (?), et qui figure aux archives (GU-7-1) ; ce document a été vu par MM. Gillet (directeur de
cabinet du ministre Couve de Murville) et Sébilleau (directeur d'Afrique-Levant)
Comme nous l'avions annoncé à nos lecteurs, M. Sékou Touré, Premier ministre de Guinée, vient d'accorder une longue entrevue à un envoyé spécial de l'hebdomadaire allemand Spiegel. Les déclarations qu'il a faites au cours de cet entretien auront sans doute un grand retentissement en France. Nous en avons sélectionné quelques passages.
M. Lothar Ruehl, le correspondant à Conakry du Spiegel, lui ayant demandé pourquoi seul de tous les chefs d'État de l'ancienne Union française, il avait choisi pour son pays l'indépendance immédiate, M. Sékou Touré en expose les deux raisons : D'abord parce que la création des États-Unis d'Afrique, qui restent notre but lointain, exige que soit brisé le cadre des vieilles conquêtes coloniales ; l'Afrique ne peut devenir indépendante et viable que si ses populations sortent des frontières coloniales. D'autre part parce que de Gaulle ne nous laissait pas d'autre choix, l'alternative avec laquelle il nous confrontait nous Africains était irréfléchie et inacceptable.
M. Ruehl déclare bien comprendre que le but de son interlocuteur est de supprimer les barrières artificielles qui séparent les uns des autres les anciens colonisés des Anglais, des Français, des Portugais et des Belges. Le but des Africains est une union étroite et sans aucun rapport, avec l'Europe. Mais la deuxième facette de l'alternative lui semble moins claire. M. Touré eût volontiers accepté d'entrer dans la Communauté, seule l'en a empêché l'organisation fédérative avec la France qu'elle prévoit. En somme son souhait est d'entretenir avec l'ancienne métropole des relations étroites mais d'égal à égal.
“Nous étions prêts à confier à la Communauté c'est-à-dire au Gouvernement français quatre droits de Souveraineté : les relations étrangères, la défense nationale, la monnaie et l'enseignement supérieur. Nous serions même allés plus loin, mais Paris exigeait en outre le monopole radiophonique, le contrôle de toutes les voies de communtcation conntinentales et maritimes, de la justice et de la législation. Accepter cela eût été un pas en arrière. La poste et la radio, par exemple, avaient été confiées aux autorités locales dès 1956. Ce que la France voulait, c'était s'assurer exclusivement le contrôle des matières premières stratégiques. Cela eût supprimé toute chance de développement autonome aux pays concernés. La richesse de la Guinée repose essentiellement sur ses matières stratégiques : la bauxite, le charbon et le minerai de fer. C'est d'eux que dépendra l'avenir du pays.”
[Erratum. La Guinée n'a pas de gisement de charbon. L'Allemagne, si — Tierno S. Bah]
Le correspondant du Spiegel : “Vous étiez donc prêts à accepter que des troupes françaises restent en Guinée, que vos jeunes gens fassent trois ans de service militaire dont une longue partie en Algérie, à accepter à l'étranger la protection et le contrôle des Consulats français, à laisser diriger de loin votre économie et votre monnaie, mais vous vouliez contrôler vous-même le téléphone et la radio. C'est parce que la France vous a refusé cela que vous avez choisi l'indépendance ?”
M. Sékou Touré refuse de s'en tenir à ces raisons futiles et déclare que la décision ne fut prise qu'après mûre réflexion : la Guinée fut obligée de se séparer de la Communauté parce que celle-ci lui interdisait toute chance de contrôler son propre développement En outre les Gouvernements fédéraux devaient être installés à Dakar et à Brazzaville, c'est à dire dans des territoires de structure différente.
— “Nous serions encore disposés à accepter une sorte de Commonwealth français, d'ailleurs nous appartenons encore à la zone franc”.
Son interlocuteur lui ayant demandé de préciser comment il entendait l'union de son pays avec le Ghana, Sékou Touré coupe court à toute idée d'entrer dans le Commonwealth britannique.
— “Nos liens avec la France et la culture française seront toujours plus forts et plus étroits que nos rapports avec n'importe quel autre Etat non-africain. Le français restera la langue officielle en Guinée à côté des langues locales.”
“La France s'est mise dans une fausse position en n'offrant aux anciens territoires qu'une alternative : les autres pays verront que la Guinée indépendante n'est pas isolée, ils imiteront son exemple et se déclareront indépendants. Mais cela sera difficile car la France ne reconnaît pas aux anciens membres de la Communauté le droit de s'associer avec elle.”
“Nous ne pouvons arrêter l'évolution du monde. La France ne peut rester une puissance africaine. Les unions entre l'Europe et l'Afrique ne se conçoivent qu'entre partenaires égaux en droit, politiquement indépendants et souverains. Notre devise est : l'Afrique d'abord. Si Paris veut faire dépendre notre entrée dans son “Association d'Etats libres”, on ne devra pas nous demander de reconnaître l'exigence de la France de rester une puissance coloniale. Le but suprême de notre politique est l'union de l'Afrique Occidentale. Nous avons jeté les bases d'une telle union dans la Déclaration d'Accra que j'ai signée avec le Président Nkrumah.
Le Ghana et la Guinée feront route commune dans les domaines de la politique extérieure, des investissements et du commerce ; chaque État conserve sa souveraineté et ses institutions. Il s'agit en somme d'une simple confédération. Plus tard nous accomplirons le pas suivant : une fédération avec une constitution, des institutions communes et des lois générales, par exemple pour la défense nationale. D'autres États pourront se joindre à nous. Par exemple la Guinée a conclu un accord politique avec le Liberia ; le Président Tubman et moi-même avons constaté notre accord complet. Je suis convaincu que le Liberia se joindra à une fédération de l'Afrique Occidentale, de même d'ailleurs que trois nouveaux États souverains: le Togo, le Cameroun et le Nigeria. Comment ferons-nous cela : en tant qu'Européens, vous le comprenez difficilement. En dehors de la civilisation européo-américaine, de la civilisation de l'homme blanc, de ses techniques, de son organisation, rien n'existe réellement pour vous.
Vous autres Européens avez conquis le monde par la force, vous l'avez colonialisé tout entier et avez voulu faire des hommes de couleur des portraits peu réussis d'hommes civilisés.
Aujourd'hui, au milieu du 20ème siècle l'homme blanc est confronté avec la formidable masse des peuples de couleur qui utilisent ses techniques et ses méthodes sans renier leur propre nature et leur caractère particulier. Nous Africains, nous développerons notre propre civilisation moderne.
Notre avantage est de n'avoir pas de passé, le Continent noir est une zone vierge de la carte du monde ! Nous n'amènerons pas notre passé avec nous dans l'avenir ! La seule conséquence de notre passé colonial sera que l'Afrique appartiendra aux Africains. Le temps de l'homme blanc est révolu, l'Afrique originelle va triompher.”
La première partie de l'exposé de M. Sékou Touré dont nous avons donné connaissance à nos lecteurs hier se terminait, on s'en souvient, sur une condamnation de l'homme blanc en Afrique : « L'Afrique sera aux Africains ; le temps de l'homme blanc est révolu. L'Afrique originelle va triompher. » Mais l'Afrique a besoin de l'homme blanc, toutes les nations qui se sont développées sur son sol sont sous-développées. Reconnaître que l'homme blanc est indispensable entraîne des conséquences sociales, spirituelles et psychologiques. Ces peuples sont obligés de tenir compte des concepts européens, les Africains ne peuvent les rejeter. Les idées que l'Afrique oppose à la France sont les siennes propres liberté, émancipation, démocratie, égalité des droits, respect de la personne humaine, etc. … Mais où sont les idées de l'Afrique ? M. Sékou Touré pense que les idées des Africains commencent seulement à se définir, et ce processus a commencé en Guinée :
— “Le fait nouveau qui est d'ores et déjà acquis est l'acceptation d'une solidarité inconditionnelle qui dépasse les égoismes individuels !”
Son interlocuteur lui fait remarquer que cette idée aussi est occidentale et que le choix des peuples nouveaux n'existe qu'entre des formes collectives ou individualistes de la société, mais M. Sékou Touré refuse toute étiquette :
— “On me demande souvent : Etes-vous socialiste ? Je réponds : Je ne sais pas ce que je suis. Mots et concepts n'ont pas ici la même signification, ici tout est en devenir et seules comptent les masses qui veulent acquérir leur civilisation propre.
Il est exact que la Guinée protège les investissements privés bien qu'elle interdise l'exploitation des ouvriers. Le capital étranger est sous la protection de l'Etat et nous nous en tiendrons strictement et loyalement aux accords conclus. Nous invitons tous les hommes de bonne volonté à travailler avec nous, dans leur intérêt et dans le nôtre. Notre seul souci est le développement de la Guinée d'abord, de toute l'Afrique ensuite, et de satisfaire les besoins de nos peuples.
La liberté des Africains, l'unité et l'indépendance de l'Afrique, sont des idées qui ne s'arrêtent pas aux frontières. Les Africains des colonies se libéreront eux-mêmes, ils feront brèche à travers les frontières coloniales pour se lier à nous. Il y a un espoir, un but, une idée, un programme : l'unité de l'Afrique dans l'indépendance. L'union du Ghana et de la Guinée est le noyau de cette unité future.”
— M. Ruehl : “Du Proche-Orient un même mouvement d'unité traverse l'Afrique du Nord et s'enfonce jusqu'au Soudan. Cette idée est d'autant plus puissante qu'elle se fonde sur une religion à laquelle appartiennent 80 % des habitants de ces pays : l'Islam. Tôt ou tard ces deux mouvements se rencontreront, peut-être en Guinée même. Ne voyez-vous pas dans l'aspiration à l'unité islamique qui vient du Caire un danger pour l'unité de l'Afrique Noire, au moins dans sa partie septentrionale ?”
— M. Sékou Touré : “Nous ne voulons pas unir le Continent africain tout entier, l'Afrique géographique. En Guinée même, nous n'avons pas de problème musulman, mais l'éventualité que vous avez soulevée reste possible. Nous ne voulons imposer notre volonté à aucun pays d'Afrique, nous ne le pourrions d'ailleurs pas ; pour cela nous manque la puissance. Bien entendu, nous respectons les particularités de l'Afrique du Nord, de l'Égypte, de l'Éthiopie, etc. … Mais nous ne sommes pas l'arrière-pays noir du Nord ou du Nord-Est arabo-musulman.
Nous n'abandonnerons l'Afrique pas plus à l'Orient qu'aux Européens ou à l'Amérique. Dans les faits, les intentions compteront moins que les réalisations, mais nous n'avons jusqu'à présent aucun motif de voir dans les mouvements nord-africains ou islamiques rivalité ou menace. Nous sommes solidaires de l'Afrique du Nord et en particulier du peuple algérien. Les Algériens doivent pouvoir définir eux mêmes leur destin. Il est de l'intérêt de tous les peuples africains que la guerre d'Algérie s'arrête et que le droit de l'Algérie à l'indépendance soit reconnu.
Notre attitude envers l'Europe, l'Amérique du Nord ou l'Orient vaut aussi envers l'Asie. L'Afrique n'est pas l'espace vital d'une quelconque expansion, elle ne sera colonisée, peuplée et exploitée ni par les Asiates, ni par les Européens, ni par les Arabes. L'Afrique appartient aux Africains. Le peuple s'opposerait par la force à toute agression. Les Etats-Unis d'Afrique le lui permettraient. Mais ce souci ne nous empêche pas de dormir et la France n'a pas à se préoccuper pour nous.
Nous avons fourni une aide décisive à la France au cours des dernières guerres mondiales.
C'est finalement d'Afrique noire que la “France libre” est partie à la reconquête de la Métropole. Sa nouvelle armée était composée en majorité de soldats coloniaux. Nous n'en sommes point mécontents.”
— Le Correspondant du Spiegel : “Seriez-vous disposé à recommencer?”
— M. Sékou Touré : “Nous avons défendu en Europe avec la France la liberté, la démocratie et la personne humaine. Si elles étaient attaquées à nouveau nous agirions de même. Mais dans le cas d'une nouvelle guerre, l'Afrique ne serait pas un objectif principal : la défense commune se résumerait dans les services que l'Afrique française peut rendre à l'Europe Occidentale ou à l'OTAN. L'Afrique doit rester éloignée des alliances militaires, l'Afrique ne peut avoir intérêt à appartenir à un bloc militaire, ce dont elle a besoin, c'est d'une politique de neutralité.”
Son interlocuteur ayant fait remarquer au premier ministre de Guinée que la neutralité est un concept fort souple et qui peut s'interpréter de manières très diverses, que d'autre part on entend dire couramment à Paris que la Guinée sera la première démocratie populaire d'Afrique, M. Sékou Touré répond :
— “On oublie seulement d'ajouter qu'en réalité je suis né à Moscou et que je suis un jeune frère de Krouchtchev. Nous ferons du commerce avec tous et accepterons les investissements d'où qu'ils viennent lorsque leurs conditions sont intéressantes. Jusqu'à présent, nous n'avons eu d'offres de soutien financier que de la République démocratique allemande et de la Tchécoslovaquie. Les offres ont concerné divers aspects de l'économie guinéenne.”
M. Sékou Touré n'ignore pas que la Chine et l'Union Soviétique ont un besoin essentiel de bauxite, minerai que son pays possède en quantité particulièrement grande. Mais ce qui lui importe à lui dans l'immédiat, c'est l'installation d'une industrie de l'aluminium aux débouchés sûrs.
— “Étant donné que la France a coupé les ponts avec nous dans l'espoir de nous isoler, nous avons sondé les possibilités qui nous restaient ailleurs : les Américains et les Canadiens s'intéressent beaucoup à nous. Nous pouvons industrialiser la Guinée sans l'Europe, et même beaucoup plus rapidement, plus fondamentalement et dans des conditions sociales plus favorables pour nos populations que sous l'administration française. Le moyen sera l'ensemble d'accords et de traités dans lesquels les risques seront réduits au minimum. Nous sommes prudents. Bien entendu nous étudierons les possibilités de l'Association avec le Marché Commun mais une Communauté de l'Europe et de l'Afrique ne peut se concevoir que d'égal à égal et en toute liberté du côté africain. La France ou la Belgique ne peuvent engager leurs territoires africains pour une longue durée ; cela leur est possible juridiquement, politiquement non. L'Eurafrique par exemple, voilà encore une idée européenne pour l'Afrique. Il en va avec elle comme du “grand ensemble” du Général de Gaulle : en réalité, il doit s'agir d'un prolongement de l'Europe en Afrique. Les Européens doivent abandonner cette idée qui est fondée sur le besoin d'espace. Ce qui préoccupe les Africains, ce ne sont pas les terres vierges, mais l'homme. Notre espace naturel est l'Afrique, non pas l'Eurafrique ni l'Afro-Asie.
Mais pourquoi étant donné les aspirations qu'il expose ainsi, la plupart des territoires ont-ils opté pour la Communauté lors du référendum ?
C'est, estime Sékou Touré, que les élites, les chefs politiques de ces pays, l'ont voulu ainsi. L'élite unanime de la Guinée a opté pour l'indépendance, elle a été soutenue dans cette voie par le Parti démocratique de Guinée qui a proposé cette alternative aux masses dans de multiples réunions populaires. Les leaders politiques des autres pays ont négligé ces précautions, ils ne seront plus guère suivis longtemps. La Communauté suscitée par la France durera quelques années peut-être, pas beaucoup plus. Le processus de dissolution fonctionne depuis longtemps. Paris croit encore contrôler les événements, c'est une illusion. La France perdra dans un délai plus ou moins bref tous ses territoires africains, tous, sans exception. Aucune autre politique n'aurait pu éviter cela. Quoi qu'ait fait la France, l'indépendance de ses colonies eût été au bout du chemin ; aucune politique n'aurait changé cela Il ne restera rien à l'Europe.
Le Général de Gaulle n'a pas voulu comprendre que sa personne n'importe pas ; qu'il n'exerce aucune influence sur les millions d'Africains qui veulent leur propre Etat, qui aspirent à prendre leurs responsabilités. Il est un grand homme et il inspire l'estime. J'éprouve pour lui du respect. Mais ce n'est pas là une raison pour trouver sa politique bonne. Je suis Guinéen, responsable de mon pays et de l'Afrique, pas de de Gaulle. D'ailleurs, il a été bien accueilli chez nous ; beaucoup de mes concitoyens l'ont reçu avec enthousiasme, peu ont fait des démonstrations. Je lui ai dit ce qu'il fallait dire et ce que nul n'avait dit avant qu'il n'arrive à Conakry. Puis nous avons voté et ce fut tout. C'est cela la démocratie, nous n'étions pas redevables d'un plébiscite au Général de Gaulle.”
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