(Conversation téléphonique avec l'auteur le 14 mai 2003,
complétée lors de rencontres à Paris le 10 novembre 2004,
ainsi qu'à Conakry le 26 avril 2005 et à plusieurs reprises en avril 2008)
Je me trouvais en France au moment du référendum, puisque mes fonctions m'obligeaient à y aller régulièrement : outre mes responsabilités dans les coopératives agricoles (suite à un stage collectif organisé par la France d'Outre-mer, et grâce auxquelles j'occupais un bureau Boulevard Saint-Germain), j'étais attaché au cabinet ministériel de Modibo Keita, je travaillais régulièrement avec Houphouët-Boigny, et j'avais été nommé au Conseil économique et social de la Communauté Économique Européenne, ce qui m'amenait à me déplacer assez souvent à travers l'Europe (celle des Six du Marché Commun de l'époque). Le 28 septembre 1958, lors du référendum, j'ai donc voté dans l'arrondissement parisien où je résidais, dans le 10ème, non loin de la gare du Nord ; et j'ai voté “Oui”. Cela ne m'empêchait d'être lié avec Sékou Touré, que je connaissais d'ailleurs depuis longtemps : nous habitions à Conakry à quelques centaines de mètres l'un de l'autre, dans le quartier Sandervalia, et nous nous étions souvent rencontrés, nous avions eu de nombreuses discussions ensemble.
Vers la mi-octobre, alors que j'étais sur le point de quitter mon bureau pour aller prendre un train qui devait m'amener en Allemagne pour une conférence, le téléphone sonne ; je dis à ma secrétaire de prendre note de l'appel et de répondre que je rappellerai mon correspondant à mon retour ; mais elle me dit que l'appel semble provenir de loin, que la communication n'est pas très bonne, et qu'il lui semble que c'est quelqu'un qui appelle de Conakry. Je prends donc l'écouteur et je reconnais tout de suite la voix très caractéristique de Sékou Touré.
Sans perdre de temps, il me dit d'emblée qu'il a besoin de moi pour établir un contact à un niveau élevé en France, et il me demande de regagner Conakry dans les délais les plus rapides ; en fait, il parle du vol de l'UAT de trois jours après. Je lui réponds d'abord que je suis obligé de rendre en Allemagne et que je ne pourrai pas venir en Guinée dans l'immédiat, par l'avion programmé une semaine plus tard. Et puis sur le fond, je lui dis que je ne suis pas certain d'être le meilleur intermédiaire possible. Et d'abord parce que j'ai voté “Oui” au référendum; il réplique :
— Tu as bien fait ; qu'aurait pesé ton “Non” dans la masse des “Oui” recueillis en métropole ?
Ensuite, je lui dis qu'il avait certainement auprès de lui des collaborateurs aussi bien familiarisés que moi avec le monde politique français, comme Karim Bangoura, par exemple, ou d'autres encore ; il me répond textuellement qu'il ne veut pas charger de cette mission quelqu'un qui a participé à la “farandole” — c'est son expression même — du passage de de Gaulle à Conakry au mois d'août et des événements des semaines qui ont suivi.
Malgré tous ses efforts, comme Sékou sent que je suis encore réticent, il me prévient que c'est ma famille — restée en Guinée — qui risque de subir les conséquences de mon refus ; et quand je lui dis que c'est du chantage, il répond qu'il y a des “chantages constructifs” ! Je finis donc par m'incliner devant son insistance, d'autant que je crois profondément qu'il faut absolument et très vite surmonter l'incompréhension et éviter la rupture ; mais je lui demande huit jours.
Une semaine après, dans les derniers jours d'octobre, je prends donc l'avion UAT pour Conakry. A l'atterrissage, le pilote demande aux passagers de ne pas bouger, et à Nabi Youla de s'identifier. Je me manifeste, et on me dit que le chef de l'Etat lui-même est venu m'attendre en voiture à la passerelle de l'avion, et que je dois donc descendre le premier.
Sékou Touré était effectivement venu à l'aéroport, comme il me l'avais d'ailleurs annoncé ; il était accompagné de Saifoulaye Diallo et de Lansana Béavogui : j'avais donc devant moi les trois anciens députés guinéens à l'Assemblée nationale, que j'avais évidemment vus souvent à Paris après leur élection en 1956.
[Erratum. Lansana Béavogui ne fut pas élu député de la Guinée en 1956. Les députés de la Guinéenne à l'Assemblée nationale française (Palais Bourbon) étaient : Barry Diawadou, Saifoulaye Diallo et Sékou Touré. Louis Lansana Béavogui ne siéga comme député français ni en 1956, ni en 1957. Sékou Touré le préférait pourtant à Saifoulaye Diallo. Sur la liste des trois candidats représentant le PDG à l'élection législative du 2 janvier 1956, il proposa le nom de Béavogui en deuxième place après le sien, plaçant ainsi Saifoulaye au troisième rang. Les cadres du parti, notamment la sous-section de Mamou, rejettèrent la liste ainsi composée et exigèrent que Saifoulaye soit le second sur la liste. Il en fut ainsi. Lire R.W. Johnson, “The Parti Démocratique de Guinée and the Mamou ‘deviation’” — Tierno S. Bah]
Il m'a fait m'asseoir à ses côtés et nous sommes tout de suite allés au Palais.
Là, Sékou me fait entrer dans son bureau du premier étage, totalement encombré, mais il sort de l'étagère et me donne un dossier de couleur verte dans lequel figuraient tous les messages déjà envoyés au général de Gaulle depuis un mois, et les réponses reçues, de simples notes sans véritable en-tête officiel, ni évidemment signature de de Gaulle ; y figuraient aussi des correspondances adressées à d'autres personnalités supposées proches du général comme Cornut-Gentille, etc.
Après une discussion au cours de laquelle il me précise ce qu'il attend de moi, il me remet un nouveau message pour de Gaulle (c'est celui qui est daté du 29 octobre) et me demande instamment de le remettre en mains propres au général. Il souhaite que je parte le soir même.
J'ai à peine le temps d'aller embrasser ma femme, restée à Conakry. Je reprends donc l'avion pour la France le même soir.
Pendant près de huit jours, j'ai tenté de faire jouer mes relations pour obtenir une audience du général, qui était alors encore président du Conseil, et avait donc ses bureaux rue de Varenne.
Modibo m'a encouragé, mais c'est Houphouët-Boigny qui m'a finalement le mieux conseillé. J'avais été le voir rue de Lille, où il logeait alors, et je lui avais dit que je connaissais son hostilité à la position qu'avait prise Sékou Touré, mais que c'était lui-même qui avait “fait” Sékou Touré, que tout cela était donc de sa faute et qu'il devait m'aider à essayer de réparer les dégâts. C'est Houphouët-Boigny, en particulier, qui m'a orienté vers Jacques Foccart, que je suis allé voir sans tarder. J'ai parlé à Foccart, je lui ai dit que j'avais un message personnel pour le Général de la part de Sékou Touré. Il m'a dit qu'il me rappellerait. Il m'a rappelé un lundi et m'a demandé de venir le voir ; là il m'a annoncé que l'entrevue aurait lieu le lendemain mardi à 11 heures.
Je ne sais pas comment la presse l'a su, mais un quotidien, je pense que c'était un journal très conservateur de droite, L'Aurore, qui a publié quelques lignes à ce propos. Avant de me rendre à l'audience depuis mon bureau du boulevard Saint-Germain, je suis allé prendre un express dans un café situé en face. Un monsieur blanc entouré de quelques personnes basanées (sans doute des Antillais) et que je ne connaissais pas, a lu à haute voix ces quelques lignes en disant à haute voix :
— Ben alors, si le général se met à recevoir des nègres comme ça, que vont devenir ceux qui sont lui sont restés fidèles ?
Je me suis bien gardé de dire quelque chose.
Je me suis rendu à l'Hôtel Matignon, rue de Varenne, siège du chef du gouvernement, fonction qu'il [Gén. de Gaulle] avait encore à ce moment là : son élection comme premier président de la Vème République n'interviendra qu'en janvier 1959. Pour éviter les journalistes, on m'a fait entrer par une porte dérobée. Foccart m'a reçu tout d'abord et m'a prévenu que l'entretien ne durerait que cinq minutes ; à peine le temps de remettre la lettre de Sékou et de dire en quelques phrases le message dont il m'avait chargé. A 11 heures précises, la porte s'est largement ouverte et le général est apparu, et m'a fait entrer dans son bureau. Il m'a fait poliment mais froidement m'asseoir, a pris la lettre, en a pris rapidement connaissance, et a écouté sans broncher les quelques phrases que j'avais préparées.
Le général n'a pratiquement rien répondu, et au bout de cinq minutes, il s'est levé pour me signifier que l'entrevue était terminée. Il a fait le tour de son bureau pour s'approcher de moi et m'a tendu la main. Bien entendu, je l'ai prise, mais je lui ai dit :
— Mon Général, nous ne pouvons pas nous quitter comme cela et en rester là. Je suis Guinéen, et comme beaucoup d'Africains, c'est à la France que je dois d'être devenu ce que je suis aujourd'hui ; je m'exprime bien mieux en français que je ne puis le faire dans ma langue natale. Quelle que soit la direction prise par la Guinée, rien ne pourra changer cette donnée essentielle qui nous rattache à la France bien plus que tout autre lien constitutionnel ou politique. Votre pays et le mien sont liés depuis soixante ans, et un tel passé ne peut pas disparaître en quelques jours. Le problème qui nous préoccupe dépasse de loin nos personnes et concerne nos peuples, le peuple français et le peuple guinéen.
Laissez-moi vous en dire un peu plus à ce propos.
Surpris mais intéressé, le général m'a alors fait installer dans un fauteuil placé dans un coin de son bureau, s'est assis en face de moi, et m'a écouté. Il m'a vraiment écouté avec une grande attention, et ceci pendant près de trois quarts d'heure ; il n'a pas dit grand chose de son côté, et ne m'a pas interrompu.
Quand j'ai estimé que j'avais dit ce que je souhaitais dire, comme je ne voulais pas non plus abuser de la situation en prenant trop de son temps — en cette période, il avait évidemment bien d'autres visiteurs et beaucoup de dossiers qui l'attendaient —, j'ai pris congé de lui.
Je crois qu'il a apprécié à sa juste valeur ce dont j'avais cherché à lui faire prendre conscience. En tous cas, il m'a dit qu'il saluait Sékou Touré, mais que c'est à la Guinée qu'il souhaitait bonne chance.
Ceci a été la première d'une série de plusieurs rencontres, dont celle au cours de laquelle je lui ai présenté mes lettres de créance d'ambassadeur de Guinée en France. Je crois sincèrement que lorsque j'ai quitté Paris à la fin de l'année 1960, une année pourtant de sérieuses crises entre Paris et Conakry, j'avais réussi à mieux lui faire comprendre mon pays.
[ Home | Etat | Pays | Société | Bibliothèque | IGRD | Search | BlogGuinée ]
Contact :info@webguine.site
webGuinée, Camp Boiro Memorial, webAfriqa © 1997-2013 Afriq Access & Tierno S. Bah. All rights reserved.
Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.