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André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.


Chapitre 27 — Annexe 2
Article de Jean Farran sur la Côte-d'Ivoire et la Guinée
Paris-Match du 11 octobre 1958

Il y avait tout de même dans le concert d'approbations qui se faisait entendre de Dunkerque à Tamanrasset et de Strasbourg à Fort-de-France, une fausse note : les 98 %de “non” de la Guinée.
La Guinée, c'est d'abord un homme et un homme jeune, M. Sékou Touré, trente-six ans, descendant par les femmes du conquérant Malinké Samory. Cet aristocrate guinéen commença sa carrière comme commis aux écritures de la société “Le Niger français” à Conakry. Son brevet élémentaire lui permit de devenir commis du Trésor et de se faire renvoyer pour avoir tenté de constituer un syndicat. Comme il avait signé en 1947 l'appel de Stockholm, les communistes s'intéressèrent à ce garçon qui avait du tempérament, et l'invitèrent à passer deux ans à Prague, à Moscou, en Chine, d'où il revint breveté ès-marxisme. Ainsi équipé, il “quadrillera” la Guinée, installant une section de son parti, le RDA, dans les 4.300 villages. Il remportera aux élections de 1957 cinquante-six des soixante sièges de l'assemblée territoriale. Maître du syndicat, du parti, de l'assemblée, il était maître de la Guinée.
Ses ambitions devaient l'opposer au chef du RDA, le grand parti africain, son parti, à M. Houphouet-Boigny, ministre du général. Alors qu'H.B., comme on l'appelle, faisait voter “oui”, Sékou Touré basculait vers le non après un certain nombre d'hésitations.
Et les deux hommes, l'un en Côte-d'Ivoire, l'autre en Guinée, maîtres des lieux, obtenaient les mêmes majorités écrasantes et contraires par les mêmes méthodes, disons d'organisation psychologique, sans que le scrutin soit matériellement truqué.
Sékou Touré prend avec quelques précautions cette indépendance. Il ne pavoise pas. Avant même le vote dont il connaissait le résultat, il interdit les meetings, les bals, les défilés, ferma les cafés, fit presque prendre le deuil à son pays, allant jusqu'à faire renvoyer chez elles six cents jolies Guinéennes en boubous multicolores qui étaient venues chanter sous sa fenêtre à la veille du référendum : “Nous avons dit oui depuis soixante-huit ans, nous dirons non dimanche, car nous t'appartenons, Sékou Touré, notre corps t'appartient, Sékou Touré.”
C'est que Sékou Touré et les Guinéens s'aperçoivent avec stupeur qu'ils sont seuls à avoir voté non. Toute l'Afrique les regarde et ils mesurent sous l'éclairage brutal de l'indépendance immédiate combien la France va leur manquer. Sékou Touré a maintenant un drapeau national avec une belle étoile noire, il aura peut-être une monnaie — le kory —, il a un hymne.

“Africain te souviens-tu
L'esclavage, l'indigénat
De ce que les hommes ont pu
T'avilir comme n'y en a pas.”

Mais tout cela ne fera pas vivre la Guinée qui est bien contente de vendre à la France ses bananes 40% plus cher que sur le marché mondial, son arachide 10 %, etc., de recevoir ses milliards pour boucler son budget, construire ses routes, ses ports, payer ses professeurs. Car au lendemain du référendum, M. Risterucci, “gouverneur chargé de mission”, a pris sa serviette de crocodile, est monté dans son ID noire, a quitté le palais blanc style Dufayel où résident les gouverneurs depuis Ballay dont précisément la statue en redingote boutonnée jusqu'au col, drapeau à la main, se trouve dans le jardin. Dans l'immeuble de ciment et de verre de deux étages où siège M. Sékou Touré, il a lu une longue déclaration fort mal écrite à Paris, une sorte de notification d'huissier où revient à chaque alinéa l'expression “de ce fait” et d'où il ressortait que la France coupait les vivres en hommes et en argent. “Pas de divorce avec pension alimentaire”, avait dit de Gaulle.

L'amitié des peuples vaut mieux que la bauxite

Et la Guinée s'est aussitôt transfonnée en entreprise de déménagement. 1.500 des 7.000 Français — les fonctionnaires et leurs familles — s'en vont tout de suite. Si bien que Sékou Touré a dû nommer à tour de bras. Ce peuple de 2.500.000 âmes — des paysans musulmans — manque encore de cadres autochtones. Un avocat est devenu procureur général, un porteur de plis du tribunal, greffier. Les Françaises qui ont épousé des Guinéens, les petites Françaises rencontrées au Dupont-Latin, sont promues d'emblée institutrices.
Le départ des fonctionnaires est définitif : mais celui des hommes d'affaires et des capitaux ne l'est pas. La Guinée, avons-nous dit, c'est un homme, mais c'est aussi des mines de fer et surtout de bauxite. Des sociétés américaines, anglaises, italiennes, canadiennes et françaises (Pechiney) se préparaient à exploiter en grand ces gisements de bauxite, à monter un combinat avec barrage sur le Kontoure (sic, pour Konkouré !), à investir plus de 200 milliards de francs (25 fois le budget de la Guinée) pour faire de ce pays un des grands producteurs d'aluminium du monde. La France est très gênée par cela : elle hésite à abandonner une entreprise qu'elle parrainait il y a quelques jours et qui au demeurant se ferait sans elle. Elle ne peut d'un autre côté donner une prime à l'indépendance. Car les territoires africains qui ont voté “oui” à la Communauté française ne comprendraient pas qu'on traitât aussi bien qu'eux les Guinéens qui ont dit “non”. Il y a plus qu'un reproche moral dans la conclusion de la conversation de M. Houphouet-Boigny avec notre envoyé spécial Charles Courrière : “Il ne faut pas que la France préfère la bauxite à l'amitié des peuples ; de la bauxite, on peut certainentent en trouver ailleurs, mais une fois perdue, l'amitié des peuples ne se retrouve plus.”

(Note de l'auteur) : Laissons de côté quelques erreurs vénielles : l'appel de Stockholm situé en 1947 alors qu'il date de 1950, les stages de Sékou à Prague, à Moscou et en Chine dont il a déjà été fait justice par ailleurs, l'omission du sigle PDG comme parti de Sékou Touré (plutôt que RDA, dont le PDG est la section guinéenne), l'imaginaire étoile noire du drapeau guinéen, l'idée d'une monnaie nationale (le kory, pour cauri ; mais en mars 1960 la Guinée quittera la zone franc et créera le Franc guinéen, et en 1972 une nouvelle monnaie, le Sily, dont l'unité divisionnaire est justement le cauri), le texte factice de l'hymne guinéen (à la date de parution du journal, l'hymne n'avait pas encore été choisi), le nom de Kontoure donné au Konkouré … Retenons aussi pour l'anecdote, que l'une des pages de l'hebdomadaire consacrées aux ressources minières de la Guinée comporte une demi-page de publicité sur… les tubes souples en aluminium !


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