Paris, Fayard. Conversations avec Jean-Luc Barré. (pages 160 à 164)
Question : Revenons à 1958 et à l'un des grands problèmes auxquels de Gaulle doit faire face dès son retour au pouvoir : celui de la décolonisation. En août 1958, vous l'accompagnez dans sa tournée des territoires d'Afrique noire. Tout le monde s'accorde à penser à ce moment-là, comme il l'affinne lui-même publiquement, qu'on s'achemine vers un système de type fédéral.
Mais, à l'escale d'Abidjan, avant de se rendre en Guinée puis au Sénégal, il vous livre le fond de sa pensée, comme il le fera un peu plus tard à propos de l'Algérie. Que vous confie-t-il ce jour là?
Réponse : Je n'ai rencontré qu'une seule fois le Général en tête à tête pendant notre voyage africain. C'était à Abidjan. Comme toujours, c'est Bonneval qui m'annonça : “Jean, le Général veut vous voir !” Comme toujours, j'étais à la fois enchanté et inquiet. Se trouver face à de Gaulle n'est pas chose facile … surtout quand il cherche, comme c'est presque toujours le cas, à vous désarçonner ou à vous provoquer. De Gaulle aime à jouer avec son interlocuteur.
Ce jour là, il commence, comme toujours, par des paroles aimables, personnelles, mais sans s'attarder :
— Alors, que pensez vous du voyage ?
— Mon général, vous bâtissez quelque chose d'énorme. Vous êtes en train de faire un Commonwealth à la française.
Sous ses paupières lourdes, le Général laisse tomber un regard comme de commisération. Il me dit textuellement et sans ménagement, l'air comme à son habitude un peu goguenard :
— Pensez-vous, la Communauté, c'est de la foutaise ! Ces gens là vont à l'indépendance. A peine rentrés dans la Communauté, ils n'auront qu'une idée, c'est d'en sortir.
Il s'arrête un instant comme pour juger de l'effet produit. Et ajoute :
— Mais que voulez-vous ? Il fallait la faire !
Je demeure muet, abasourdi, conscient, bien sûr, des paroles que je viens d'entendre et me les répétant pour les graver dans ma mémoire, au point de ne plus entendre ce que le Général me dit
ensuite. Bonneval vient l'interrompre.
— Au revoir, Mauriac, me lance-t-il. De toutes les façons, nous allons nous revoir bientôt…
Et, bêtement, je le remercie.
Je suis un peu plus tard entouré par mes camarades qui me pressent de questions :
— Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
— Rien, vraiment rien. Du moins, rien de nouveau…
Je m'interroge : pourquoi m'avoir dit cela sur la Communauté alors même qu'il parcourt toute l'Afrique noire pour annoncer sa création, louer sa pérennité et inviter toutes nos anciennes colonies à la rejoindre ? Que se serait-il passé si j'avais rapporté publiquement de tels propos ? Pourquoi a-t-il pris le risque d'une indiscrétion de ma part ? D'une indiscrétion qui aurait pu se traduire par une fuite ? Je voulais lui poser la question, et je regrette de ne pas l'avoir fait.
Les faits vont lui donner raison, en tout cas, dès son arrivée en Guinée, le lendemain, où il se heurte au refus de Sékou Touré, le leader indépendantiste, d'intégrer la future Communauté.
A notre arrivée à Conakry, le 25 août, tout semblait aller bien. La Communauté francoafricaine que le Général était venu présenter à nos anciennes colonies avait été jusque-là acceptée dans l'enthousiasme à Tananarive, Brazzaville et Abidjan. Nous pensions tous qu'il en serait de même avec Sékou Touré. Nous le savions jeune, turbulent, très à gauche, plutôt tourné vers Moscou. Mais comment imaginer que, devant de Gaulle, il oserait dire non ? Non à une Communauté qui devait mener forcément, tôt ou tard, à l'indépendance ? Après le oui des capitales visitées précédemment, ce n'était même pas envisageable.
En ce 25 août, donc, dans l'après-midi, la Caravelle présidentielle se posa sur le petit aérodrome à l'aspect provincial de Conakry. Le Général passa en revue les troupes de la garnison française et reçut aussitôt tous les corps constitués du pays. Le ciel était assombri de lourdes nuées noires. La pluie allait venir. La chaleur était écrasante. Tout ce que l'on touchait était humide, poisseux. J'observai le Général dans son unifonne léger, kaki clair.
Pressentiment ? Je le trouvais fatigué. Quelque chose de sourd dans sa voix, une sorte de lassitude dans ses gestes, de tristesse aussi. Notre représentant à Conakry, le gouverneur Mauberna, l'avait-il mis en garde au sujet du discours de Sékou Touré ? De Gaulle fit comme si de rien n'était, écouta sans impatience le doyen des corps constitués, répondit par une brève allocution chaleureuse, salua chaque femme en boubou multicolore, le képi à la main, s'inclinant selon son habitude et répondant avec son extrême courtoisie aux uns et aux autres, comme s'il avait l'éternité devant lui.
Puis, tout sembla s'accélérer brusquement. Le Général murmura quelque chose à son aide de camp, le lieutenant-colonel de Bonneval. Dépôt rapide d'une gerbe au monument aux morts.
Sonneries. Arrivée au palais du gouverneur. Courts entretiens protocolaires. Les journalistes avaient précédé le Général. Nous l'attendions à l'Assemblée territoriale. Il y arriva à pied, accompagné du ministre de l'Outre-mer, Cornut-Gentille, de Pietre Messmer, haut-commissaire à Dakar, et de Sékou Touré, tout en blanc. Nous autres, journalistes, nous sentimes aussitôt que le drame était noué et qu'il allait éclater. D'une part, les hurlements frénétiques d'une salle surchauffée. Frénétiques, le mot est faible : délirants plutôt. De l'autre, un Général qui savait que tout était accompli : la Guinée dirait non et quitterait la Communauté avant même qu'elle soit née, donnant par là un redoutable exemple.
Comment vous dire ? Tant d'années après, j'en ressens encore comme un serrement au coeur. Le Général (nous l'avons su après) n'avait pas pris connaissance du discours de Sékou Touré. Nous avons assisté en direct au coup de poignard qu'il reçut. Nous avons vu en direct le Général blessé, chancelant littéralement. Curieusement, plus que le texte même de Sékou, c'était l'atmosphère qui régnait dans cette salle qui créa le drame. Jamais je n'avais connu pareil déchaînement lorsque le chef guinéen déclara : “Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l'esclavage”, puis : “Nous affirmons que la force militaire ne peut plus préserver les intérêts et le prestige d'une métropole”, ou encore : “Nous voulons la disparition totale du régime colonial.”
Les soixante envoyés spéciaux, français et étrangers, qui, par devoir, cachaient toujours le moindre sentiment, montrèrent leur extrême émotion en se levant tous comme un seul homme quand, après le discours de Sékou Touré, de Gaulle s'approcha des micros.
Le Général ne dissimulait pas sa fatigue ni sa propre émotion. Plus, une immense tristesse était visible, trahie d'abord par sa voix, basse, grave, amplifiée par les haut-parleurs. Je le voyais ainsi profondément atteint pour la première fois en public. En cet instant, il se passait quelque chose de si pathétique dans cette salle de l'Assemblée de Guinée, quelque chose de si déchirant et de crépusculaire que la scène n'avait plus grand rapport avec le texte même du discours du Général :
“Il n'y a pas de raison pour que la France rougisse de son oeuvre ici…
L'indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre en disant non, le 28 septembre, à la Constitution. La métropole n'y fera pas obstacle et votre territoire pourra suivre la route qu'il voudra dans les conditions qu'il voudra.”
Bien sûr, le Général prononça des paroles d'espoir. Mais personne ne s'y trompa. Son discours était un adieu à la Guinée. L'émotion des Français fut à son comble quand il déclara pour terminer, sur un ton très lent, détachant chaque mot :
“Si je ne devais pas vous revoir, sachez que le souvenir que j'emporte de la Guinée, je ne l'oublierai pas. Vive la Guinée, vive la France !” Sa voix alors était comme brisée.
Les jeux étaient faits. Le lendemain, il dit à Sékou Touré, qui était venu le saluer à l'aérodrome :
“Bonne chance pour la Guinée !” Dans ses Mémoires d'espoir, le Général ne reprend pas cette phrase, mais écrit : “A Sékou Touré, je dis : Adieu, la Guinée.”
Comme nous, le Général s'était senti humilié. Mais, pour lui, bien sûr, c'était avant tout la France qui avait été humiliée par ce jeune leader africain, et il allait lui en faire payer cher le prix.
[ Home | Etat | Pays | Société | Bibliothèque | IGRD | Search | BlogGuinée ]
Contact :info@webguine.site
webGuinée, Camp Boiro Memorial, webAfriqa © 1997-2013 Afriq Access & Tierno S. Bah. All rights reserved.
Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.