Paris, Seuil, 2005
(quelques inexactitudes factuelles ont été corrigées par l'auteur)
A la fin du mois d'août 1958, le général de Gaulle entreprit un tour d'Afrique, qui visait à rénover les relations entre le continent noir et la France en offrant à douze colonies de constituer avec elle une “Communauté”, manière de Commonwealth à la française. Que l'homme qui venait de se ressaisir de l'avenir de la France ait cru ou non à la durée de cette construction jaillie du cerveau de quelques spécialistes reste problématique. Le fait est que cette expédition pacifique était un événement majeur, auquel Le Monde m'envoya le représenter.
Trois semaines durant, nous fûmes entraînés dans le sillage du grand homme. Journalistes, nous n'étions pas installés dans le même avion que lui, mais nous le serrions de près. Il était un spectacle perrmanent, un mécanisme à faire gicler l'événement. Il est vrai que le soir, à huit heures et demie, sauf exception, il allait se coucher. Mais il commençait de bonne heure, et fonctionnait au rythme de cinq ou six discours par jour, du premier à Brazzaville au dernier à Abidjan (erreur : le dernier fut prononcé à Dakar NDLA). Et il ne s'est jamais trompé de capitale. Se gardant, au Sénégal, de rendre hommage à M. Houphouet !
D'un pays à l'autre, travaillant ses dossiers, écoutant les experts, humant l'air et flairant le vent, il nuançait son affaire, la marche par étapes vers l'indépendance. Les mots sortaient petit à petit, de la liberté à l'autonomie au droit à l'indépendance, puis à l'indépendance pour après-demain, pour demain, pour tout de suite… Cétait ciselé au jour le jour, à la demi-journée près.
Une histoire se déroulait, à la fois sémantique, géographique, climatique, diplomatique… Fascinant. Mais la mirobolante aventure n'en déboucha pas moins sur le psychodrame de Conakry.
En Guinée, se dresse Sékou Touré… Le vieux général arrive les mains pleines de cadeaux, avec sa hotte de Père de Gaulle, une sorte de Dr Schweitzer à midi. Ne suis-je pas trop bon ?
Je leur en donne tant qu'ils n'osent plus demander. Je les ai gavés, je leur ai cloué le bec, ils vont redemander à être français ! Alors on vit, dressé sur la terrasse de l'ancienne résidence du gouverneur (erreur : c'était au siège de l'Assemblée territoriale, NDLA), un jeune homme noir drapé de clair, chef couvert d'un calot blanc. Il ne souriait pas, ce Sékou Touré, que j'avais rencontré au Palais-Bourbon, 6 ans plus tôt, député de la Guinée (erreur: Sékou Touré a été député de 1956 à 1958, soit deux ans plus tôt. NDLA), il ne remerciait pas. La communauté ? L'indépendance, même ? Lui, c'était l'unité qu'il voulait, l'unité africaine. De Gaulle était “à côté de la plaque”. Alors, le ton monta.
A la tribune de l'Assemblée guinéenne, Sékou Touré a exigé. Et de Gaulle lui a répondu. On a vu soudain qu'il était vieux (il n'avait pourtant, selon sa biographie officielle, que 68 ans. Et prouverait mille fois encore que l'âge ne fait rien à l'affaire…). Il déployait en vain les ressources de son machiavélisme de grand cardinal. Il n'y avait pas de langage commun entre lui et ce jeune syndicaliste noir, musclé et sûr de lui, tout gonflé d'avenir. Petit-fils ou non de Samory, Sékou Touré se voyait chef, le chef d'un âge commencé. Le général français vivait-il dans un âge fini ? Devant cette aurore torrentielle, cette aube noire, se dessinait le crépuscule du monde blanc.
Chacun était dans son rôle, le jeune Sékou Touré et le vieux Charles de Gaulle. J'ai trouvé superbe le premier dans sa véhémence, et j'ai aussi trouvé très beau le vieux voyageur qui
essayait quand même de tirer quelques ficelles encore, et les ficelles se cassaient entre ses mains, il les avait pendantes entre les doigts et il le disait d'un ton triste et grandiose. Là, de Gaulle m'a touché. Je l'ai aimé, ce soir là.
Mais on avait l'impression d'une cassure, non seulement entre l'Europe et l'Afrique, mais entre deux époques, deux visions du monde, deux rythmes de vie, deux types de langage. Tout le
monde parlait français mais ce n'était plus du tout le même français.
Le révolté à la peau sombre m'avait quasiment envoûté. Je le dis à mes confrères, qui jusqu'alors écoutaient mes avis avec faveur, et l'écrivis — un peu plus prudemment — dans Le Monde. Goguenard, Max-Olivier Lacamp, envoyé spécial du Figaro, me surnomma Lacoutouré … Je persistai dans l'illusion quelque temps et, deux ans plus tard, consacrais un chapitre presque élogieux à celui qui était devenu le dictateur de la Guinée.
Le rendez-vous qu'il m'accorda à New York, à l'occasion d'une session des Nations-unies, trois ans après, me convainquit que celui en qui j'avais vu un héros de la libération s'était mué bientôt en un des dictateurs les plus sanguinaires du continent africain. Si j'ai tenu ici à brosser, en quelques lignes, son portrait, c'est pour rappeler non que le libérateur peut se muer en oppresseur, ce que nous savons tous : c'est que l'art des rencontres ne va pas sans danger et qu'il en est qu'on appelle “mauvaises”…
Lors d'une conversation avec l'auteur tenue à Paris aux éditions du Seuil le 28 janvier 2009, Jean Lacouture a confirmé qu'il avait eu pendant plusieurs années une grande admiration pour Sékou Touré, qu'il avait été subjugué par lui en 1958, et qu'il le tenait encore aujourd'hui, pour l'un des leaders africains les plus intelligents, les plus remarquables et les plus doués de sa génération et que cela lui faisait regretter d'autant plus son évolution ultérieure.
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Fulbright Scholar. Rockefeller Foundation Fellow. Internet Society Pioneer. Smithsonian Research Associate.