Ancien journaliste, ancien président du Conseil supérieur de l'audiovisuel de Guinée,
(paru dans “L'Enquêteur” du 4-18 septembre 2003)
Après une pluie persistante qui depuis la veille au soir tombait, la matinée pluvieuse du lendemain 25 août donna quelque émoi aux organisateurs de la réception du Général de Gaulle. L'on se mit à invoquer les mânes des ancêtres et les génies pourvoyeurs du soleil, afin d'intervenir pour mettre un terme à l'averse qui avait suffisamment inondé la ville.
Après de longues litanies rituelles d'invocation adressées au panthéon des dieux bienfaisants, coincidence ou pas, en fin d'une matinée encore obscurcie par de nuages noirs, il y eut soudain le beau temps avec un ciel dégagé et clément en levant les yeux au ciel.
13 heures 15. Sous un soleil de plomb, phénomène rare en cette période d'hivernage, le chef du Territoire M. Jean Maubema, les Officiers du Camp Mangin la poitrine bardée de rosettes, les Coloniaux de toutes conditions, le Clergé, les Membres du Gouvernement, de l'Assemblée Territoriale, les Anciens Combattants portant fièrement des médailles vestiges des deux guerres mondiales, et les responsables des syndicats attendent sur une vaste plate-forme face à l'aire d'atterrissage. L'on discute, l'on se congratule et même l'on chahute par petits groupes.
Ailleurs, l'on se fait des compliments assortis de boutades joyeuses et de révérences…
Les tirailleurs guinéens ont la mine patibulaire. Une compagnie de parachutistes, les fusils en faisceaux, fait face à une vingtaine de chars d'assaut impeccablement alignés. Poitrines bombées, des officiers en tenue kaki passent et repassent devant les hommes de rang. On les voit corriger par-ci, par là, les anomalies d'une présentation vestimentaire de rigueur. M. Sékou Touré détendu et souriant, vêtu de son traditionnel boubou blanc et sa toque qui lui resteront légendaires, discute en aparté avec ses pairs. Déjà la séparation semble perceptible entre Blancs et Noirs…
En ce début d'après-midi, la transpiration ajoutée à une crispation est visible sur des visages en sueur. L'ambiance exhale les alentours, l'ardeur quasi carnavalesque des joyeux groupes d'animation qui tambourinent en musique. Pour accueillir l'Hôte de marque, les populations indigènes en tenue de fête, venues des Cercles de Dubréka, de Coyah, de Forécariah et de Kindia sont alignées de chaque côté des treize kilomètres reliant l'aérodrome au siège de l'Assemblée Territoriale où vont avoir lieu les échanges de discours de bienvenue et surtout la réponse tant attendue du Général de Gaulle, Président du Conseil de la République.
Le cortège suivra “la Route du Niger”, ancienne voie qu'empruntaient les caravanes de caoutchouc, de cire, d'oléagineux et autres matières premières à l'aube de la colonisation de la Guinée. En ces temps-là, l'autoroute actuelle reliant la ville à l'aéroport n'était pas encore ouverte. Un premier DC7 se posa à 13 heures 45 pour débarquer une trentaine de journalistes, de reporters, de photographes, de cameramen et autres correspondants de presse, parmi lesquels l'auteur de cette évocation était heureux de retrouver et d'accueillir une demi-douzaine de ses anciens condisciples de l'École Supérieure de Journalisme de la France d'Outre Mer à Paris.
Environ 40 minutes plus tard, les vrombissements se font de plus en plus nets. C'est aussitôt le branle-bas chez les militaires et la Garde d'honneur dont les fusils étaient jusque-là disposés en faisceaux. Le Commandant de bord serait le fils ainé de son vieux camarade Félix Eboué, gouverneur général de l'A.E.F, disait-on dans la foule. L'avion présidentiel, un DC7 Star Liner Constellation, atterrit impeccablement.
Le général de Gaulle en kaki coiffé d'un képi à deux étoiles dorées, descend prestement la passerelle, suivi du Commandant Gaston de Bonneval son aide de Camp, de M. Bernard Cornut-Gentille, Ministre de la France d'Outre-Mer, de M. Pierre Messmer, Gouverneur Général de l'Afrique Occidentale Française et d'autres officiels. Au bas de la passerelle, l'hôte de marque est accueilli par M. Jean Mauberna, chef du Territoire, et M. Sékou Touré, Président du Conseil du Gouvernement Territorial. Deux fillettes de 8 ans environ, une européenne et une africaine, conduites par M. Sékou Touré, pour remettre dans une génuflexion timorée, une magnifique gerbe de fleurs de lys, d'hibiscus et de roses. Après avoir serré la main des deux principaux responsables de la Guinée, le Général est conduit devant l'Étendard d'Honneur frappé de la Croix de Lorraine que lui présente une escouade mixte d'Anciens Combattants des deux guerres mondiales fiers de leurs poitrines bardées de décorations.
Des mauvaises langues ont répandu plus tard que M. Sékou Touré au bas de la passerelle n'aurait eu droit qu'à une furtive poignée de main du Général de Gaulle. Ce qui est archi-faux.
Une salve assourdissante de 21 coups de canon, ébranle les nues pendant que retentit La Marseillaise exécutée par la Nouba du Camp Charles Mangin. M. Bernard Cornut-Gentille, plus connu sous l'antonyme (?! — T.S. Bah) de “BCG”, et M. Sékou Touré se tenant par la main après une accolade, cheminent côte à côte. Assurément les deux hommes affichant de larges sourires sûrement complices, semblent bien se connaître. Pendant ce temps des chansonnettes de joie rehaussées par des instruments traditionnels percutants de musique et par les ovations quasi hystériques de la foule en liesse, s'élèvent de par tout, d'une foule enthousiaste qui hurle, sa joie et qui lance par saccades : “Vive de Gaulle… ! Vive la France ! Vive Sékou Touré ! Vive la Guinée ! Vive Sily !”
A partir des grands fromagers de Tombo se dressant à l'entrée de la vieille ville au lieu-dit Gbassikolo, L'on aperçoit des grappes humaines applaudissant au passage les hôtes venus de la lointaine France. La joie des habitants est au comble de l'extase et de l'euphorie. Sur le parcours emprunté par le cortège, des centaines de petits élèves de l'école primaire en tenue de fête et leurs maîtres applaudissent, dansent et chantent en agitant de petits drapeaux tricolores et des petites ardoises portant invariablement à la craie, la mention : “Vive de Gaulle ! Vive la France ! Vive Sékou Touré ! Vive Syli ! Vive RDA ! Vive la Guinée !”.
Le cortège présidentiel traverse la ville. Au croisement de la 6ème avenue et du 6ème Boulevard, le Général est content et tout à fait à l'aise. A la demande de M. Sékou Touré, l'hôte de marque est invité à la mode guinéenne à abandonner la voiture pour jouir d'un vrai bain de foule où l'on admirera la grande stature du Général dominant cette importante marée humaine qui l'acclame, l'ovationne et le suit à pied sur près d'un kilomètre aux cris de “Sily so tay ! Sily sotay ! N'ba sily so ta, bara rafé;”, ce qui signifie : l'Éléphant est entré en ville ; la ville est emplie de joie.
Vivement enthousiasmé par l'accueil délirant des populations de la Capitale, le Général de Gaulle s'arrête pour déposer respectueusement une grande gerbe de fleurs de lys au pied du Monument élevé à la mémoire des soldats tombés au champ d'honneur des 2 guerres mondiales. Pendant la sonnerie des clairons, la discipline sublime dans un silence d'outre-tombe. Les habitants de la ville tantôt surexcités étonnent maintenant par leur discipline et leur profond respect pour les Morts illustres. Quasiment envoûté et sans nul doute surpris par la qualité exceptionnelle de l'accueil réservé à Conakry, le Général de Gaulle, après le cérémonial de dépôt de la gerbe de fleurs, reprit la marche à pied pour atteindre le Palais du Gouvernement à environ trois cents mètres. De temps à autre, on le voit lever les deux bras en V, tantôt faire le salut militaire. Son visage est éclairé et épanoui de satisfaction. Au passage, le Général de Gaulle est salué par la sonnerie à toutes volées des cloches de la grande Cathédrale Sainte Marie construite en 1933 entre le Monument Morts et l'Hôtel du Gouvernement. L'hôte de marque s'arrete un instant au niveau des Missionnaires du Saint-Esprit dont la Congrégation évangélise le pays depuis 1875, ainsi que les religieuses de Saint-Joseph de Cluny dont l'Ouvroir des orphelines est installé en Guinée depuis 1892. Il leur serre la main, leur adresse des mots aimables d'encouragement avant de continuer sa marche. Les beaux parterres du Grand jardin de fleurs de la Place Ballay, pris d'assaut, sont littéralement piétinés par une foule enthousiaste. Aucun Président français n'était venu en Guinée depuis le passage M. Vincent Auriol en avril 1946. (NDLA : Émile Tompapa fait ici une confusion. Le voyage de Vincent Auriol a eu lieu en avril 1947)
A son arrivée sur le perron du Palais du Gouvernement, de Gaulle émerveillé par l'accueil, les bras levés en V, devait s'écrier : “La magnifique réception dont les populations de Conakry viennent de m'offrir le spectacle est à la dimension, je n'en doute point, de l'attachement de la Guinée à la France. La preuve de tout ce qu'ensemble nous devons entreprendre et construire.
Vive la Guinée ! Vive la France !”
M. Saifoulaye Diallo, Président de l'Assemblée Territoriale, vêtu comme Sékou Touré d'un boubou blanc, se lève prestement et esquisse une révérence à l'hôte de marque, tête nue, dont le képi à deux étoiles dorées est placé devant lui. Il s'approche des micros sous les flashes éblouissants des photographes et des caméras dans un tonnene d'applaudissements.
Ce discours souvent interrompu par des applaudissements nourris est suivi aussitôt de celui de M. Sékou Touré, Président du Conseil du Gouvernement Territorial. Tout de blanc vêtu, l'orateur se lève, esquisse à son tour une révérence en direction du général, du présidium et de l'assistance.
Visiblement agacé tant par les projecteurs éblouissants des caméramans (sic) que par le ton tonitruant et le timbre claironnant de lecture du discours de M. Sékou Touré, le Général de Gaulle tête nue, choqué par l'intonation des paroles tonitruantes du leader guinéen, se lève prestement, balaie de la main les flashs et gestes des photographes et des reporters. L'on sent qu'il est irrité et sans conteste mal à l'aise. Sa réponse sèche et incisive est débutée avec hauteur. Elle comporte des mises en garde et des menaces à peine voilées. L'orateur s'essouftle, bute sur les mots, se reprend, puis hausse le ton comme pour marquer sa déception.
A la fin de sa réponse non moins tonitruante, l'hôte de marque, qui ne s'assoie plus, quitte la salle en oubliant son képi à deux étoiles dorées sur la table, que l'auteur de ces souvenirs ira lui porter au moment où il s'apprête à monter déconcerté dans la DS 19 CMCI, devant le reconduire au Palais du Gouvernement. En reprenant son képi de Général des mains du Commandant de Bonneval auquel je l'ai présenté, le Général de Gaulle de sa grande stature me gratifiera d'un sourire esquissé sous les vivats de la foule qui n'avait rien compris de ce qu'il venait de me dire : “Merci jeune homme, et bonne chance à votre pays”.
C'est le bon mot de remerciement dont je garde encore le souvenir. Ensuite le cortège présidentiel s'ébranle sur le premier boulevard pour passer devant le siège de l'Escadron de la Gendarmerie pour le Palais du Gouverneur.
Un banquet officiel prévu à 21 heures dans les jardins fleuris de l'Hôtel du Gouvernement en l'honneur des Hôtes de marque est annulé sine die sur ordre d'un Général de Gaulle excédé par la teneur et l'intonation timbrée du discours de bienvenue prononcé trois heures plus tôt par M. Sékou Touré au Siège de l'Assemblée Territoriale. Au sein de la gent huppée, ce discours de Sékou Touré, Président du Conseil du Gouvernement, est taxé aussitôt d'impertinent, “d'affront inadmissible, de francophobe.”
L'on s'épanche abondamment déjà en conjectures. On s'en est indigné au sein des colons, partisans de la manière forte, des hommes qui en l'absence de toute logique ne veulent rien comprendre. Les supputations y vont bon txain. L'atmosphère est tendue, au moment où la nuit tombe sur Conakry qui continue à festoyer dans tous les quartiers. Etrange paradoxe des dessous parfois obscurs de la politique, car de tous les discours prononcés cet après midi en français, la majorité des guinéens n'y a rien compris…
En cette nuit mémorable du 25 août, le destin de la colonie de la Guinée administrée par les Français depuis 1890, allait définitivement se jouer … “Alea jacta est : le sort en est jeté.” Le Général, qui s'est senti offensé à Conakry, passera la nuit dans une suite princière située au 5ème étage de l'Hôtel de France (actuel Hôtel de l'indépendance).
Il est 8 heures 30.
Après la revue des troupes sur le parvis de l'aérogare, il remonte dans son DC 7 Starliner à hélices qui décolle aussitôt pour Dakar. Les leaders des partis politiques l'ayant raccompagné, n'ont pas eu droit à la poignée de main de l'Hôte de marque.
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