André Lewin.
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.
Paris. L'Harmattan. 2010. Volume I. 236 pages
Chapitre 18. — 27 juin 1954.
Sékou Touré rate son election à l'Assemblée nationale française
Le 27 juin 1954, Sékou Touré tente de nouveau sa chance à une élection partielle à l'Assemblée nationale française, au siège de Yacine Diallo, décédé en avril dans les circonstances que l'on sait.
Effrayés par son dynamisme et sa violence, les groupements ethniques, pour lui barrer la route, créent un comité de coordination qui se réunit du 29 au 31 mai, et où siègent son ancien camarade puis adversaire Framoï Bérété, devenu entre temps président de la commission permanente de l'Assemblée territoriale, et Keita Koumandian, secrétaire général des Syndicats de l'enseignement primaire public de l'AOF et futur président du Bloc Africain de Guinée (BAG) alors en cours de création 382.
Le député défunt étant originaire de la Moyenne Guinée, le comité décide que les notables du Fouta-Djalon désigneront le candidat : ce sera Barry Diawadou 383, fils de l'almamy de Dabola, appuyé également par la chefferie et par une partie de l'administration, qui pourra ainsi prendre sa revanche par rapport à l'élection de 1951, où il avait été battu par Yacine Diallo ; en échange, le Fouta cédera à la Basse Guinée le siège de sénateur du deuxième collège (celui de Fodé Mamadou Touré) et le siège de conseiller de l'Union Française qu'occupait Diawadou Barry (il est attribué à Bangoura Karim 384).
Barry Diawadou sera investi officiellement comme candidat par ses partisans le 7 juin. Barry Ibrahima, dit Barry III, tente de son côté de conserver le siège pour les socialistes de la DSG 385 ; il est opposé à la chefferie, contrairement à la position de Yacine Diallo 386. Les autres candidats sont :
- Chaikou Baldé (liste des Indépendants)
- Komby Diallo (liste des anciens combattants)
- Jean-Pierre Fara Bokoundo Touré (liste des Indépendants d'action économique et sociale)
Au grand mécontentement de ses adversaires (le sénateur Saller s'en plaint ouvertement), Sékou Touré a été encouragé par le haut-commissaire Cornut-Gentille, qui l'a reçu à Dakar à la mi-mai. Le 21 avril, il a été investi par le PDG, et le 8 mai, il se rend à Abidjan où les instances dirigeantes du RDA lui accordent leur investiture et lui promettent l'aide du mouvement.
Beaucoup de militants soudanais et ivoiriens viennent soutenir les candidats du RDA. En Haute Guinée, ce sont Modibo Keita et Makane, en Guinée forestière, Ouezzin Coulibaly, qui animent des meetings. Ce dernier sera d'ailleurs l'objet d'un attentat à Nzérékoré, lorsqu'un ancien combattant tentera de le frapper d'un poignard avant d'être désarmé et lynché par la foule.
Bien que Sékou Touré ait obtenu la majorité dans nombre de bureaux de vote — et en particulier à Conakry, où l'administration avait laissé le scrutin se dérouler plus ou moins normalement —, il sera finalement crédité de 85.808 voix seulement ; son principal adversaire, Barry Diawadou, en obtient 145.497 et il est proclamé élu (le “mal élu” disent les militants du PDG) sous le sigle du BAG.
La manipulation ne fait cependant de doute pour personne. Car si Sékou est considéré comme le protégé de la “haute administration” de Dakar, les cadres administratifs moyens du territoire, qui le connaissent mieux et depuis plus longtemps, le craignent et même le haïssent. Robert Buron, alors ministre de la France d'Outre-mer du gouvernement Mendès-France (qui visite la Guinée le 27 novembre 1954 à l'occasion du centenaire du gouverneur Ballay), écrira : “Il est évident que la dernière élection a été honteusement truquée pour provoquer l'élimination de Sékou Touré” 387.
Sékou affirme qu'il y a eu “bourrage” des urnes sur ordre du gouverneur Parisot et déclenche une violente campagne de protestation ; il remercie publiquement le gouverneur d'être opposé au PDG, permettant ainsi au peuple de savoir qui est son champion.
Les militants du PDG de Conakry suscitent des troubles graves, entraînant des morts et plusieurs centaines de blessés ; les maisons qui ne portent pas le dessin-symbole de l'éléphant ou l'inscription “Sily” sont systématiquement incendiées ; les Soussous, majoritaires à Conakry parmi les militants, s'en prennent plus volontiers aux Peuls et aux partisans du BAG, dont le leader Keita Koumandian subit des exactions particulièrement sévères. Une compagnie de parachutistes arrivée de Dakar vient renforcer les troupes stationnées dans le territoire ; les gendarmes et les gardes-cercle sont impuissants à rétablir l'ordre. Des centaines d'émeutiers, souvent mineurs, sont emprisonnés à Conakry. Devant une commission d'enquête envoyée peu après par l'Assemblée de l'Union Française, Sékou Touré et ses lieutenants affirment d'une même voix que le mouvement était spontané et qu'il résultait de l'indignation de la population à la proclamation des résultats. A l'évidence, l'agitation était cependant minutieusement préparée, et l'encadrement des manifestants très efficace.
Selon l'Inspecteur général Pruvost :
« Sékou Touré garde une profonde amertume de ses deux échecs aux élections législatives (…), de même qu'il serait ulcéré des tripotages électoraux vrais ou imaginaires qu'il dénonce. Ne craindrait-il pas que par le renouvellement de procédés de ce genre, le siège qu'il désire ne lui échappe encore lors des élections de la future assemblée qui sera peut-être appelée à des choix d'importance majeure pour l'Outre-mer ? Est-il permis d'expliquer par l'amertume du passé et par l'inquiétude pour l'avenir vivement ressenties par son leader indiscuté, la poussée récente du PDG et son raidissement, allant jusqu'aux troubles caractérisés qui prendraient alors le caractère d'avertissement et de démonstration de force à l'adresse de l'autorité française et, qui sait, du RDA orthodoxe également ? »
Pour finir, les élections ne sont pas annulées : le 16 juillet, la commission de recensement des votes confirme les résultats, mais le gouverneur Parisot et le chef de la sûreté Heude seront mis en cause et remplacés au bout de quelques mois 388. Le gouverneur avait d'ailleurs écrit peu auparavant au sénateur Saller : “Si Sékou est élu, il ne me restera qu'à faire mes valises”. Battu, Sékou avait obtenu le même résultat !
Dans son influent hebdomadaire publié à Dakar, Les Echos d'Afrique noire, Maurice Voisin écrit : “La Guinée, nous le disions il y a deux ans, va devenir le territoire rêvé pour un soulèvement africain. Et ce n'est pas en falsifiant les élections que nous éloignerons le danger ; bien au contraire (…) Attendons 1956 et vous verrez que Sékou Touré aura sa revanche” 389.
Tirant les leçons de la campagne émaillée d'incidents, Sékou Touré pousse le PDG à adopter un nouveau programme d'action politique destiné avant tout à élargir les bases du recrutement, non seulement à Conakry et sur la Basse Côte (car l'enthousiasme et le soutien des Soussous de la capitale sont un élément indispensable du succès), mais aussi en direction des masses rurales, des jeunes, des musulmans 390 et des femmes.
C'est l'époque aussi où il donne de plus en plus de place aux symboles qui frappent les foules : l'omniprésent “Syli” (l'éléphant en langue soussou) qui est devenu l'emblème du Parti (il est déjà celui du RDA) et le nom traditionnellement réservé au chef, c'est-à-dire à Sékou ; la carte du Parti, considérée conune une sorte de “super-grigri” et dont certains affirment qu'elle dispense de payer l'impôt; ailleurs, cette carte est exigée pour passer la rivière sur un bac, pour prendre le train, pour se faire admettre à l'hôpital, pour envoyer ses enfants à l'école ; des “Maisons du Peuple” sont construites un peu partout ;
[span class="notes">Erratum. C'était plutôt des Maisons de Jeunes. Voir note 387. — T.S. Bah]
les chants du PDG et du RDA sont systématiquement entonnés lors des réunions, souvent accompagnés par les percussions et orchestres locaux, eventuellement aussi dansés 391.
L'épervier lâché par Sékou le 12 mai 1957, lors de la présentation au stade de Donka du premier gouvernement de la Loi-cadre, symbolise le vol invincible de la Guinée et de l'Afrique vers la liberté 392.
Présentées comme symbole de l'unité du peuple et de la cohésion du parti, car elles gomment les particularismes ethniques et les distinctions de classe, la tenue et la coiffure blanches sont imposées aux militantes et aux militants. Pourtant, Sékou Touré lui-même ne l'adoptera définitivement qu'en 1963 ; il restera jusque-là vêtu assez souvent à l'européenne, élégant costume trois-pièces, cravates colorées, chapeau de type “Eden” à bords roulés.
Il fera cependant sensation en assistant en septembre 1957 au 3ème congrès du RDA tenu à Bamako, vêtu d'un grand boubou et arborant une toque plutôt fantaisie. Il recevra également de Gaulle le 25 août 1958 en boubou blanc, seul dirigeant à le faire au cours de la tournée africaine du général.
Ainsi, un universitaire français, le professeur de droit international public Marcel Merle, invité à se rendre en Guinée en novembre 1954, assiste à un meeting à Kindia :
« J'ai été très frappé par le contraste éclatant dans la foule assemblée devant la maison de l'administrateur; 90% des personnes étaient vêtues de blanc ; c'étaient les partisans de Sékou ; il y avait quelques personnes isolées, habillées de vert ou d'autres couleurs : c'étaient les partisans des autres candidats. Les premiers dégageaient une impression de force, même lorsqu'ils restaient silencieux ; les autres ne manifestaient guère leur présence. Le gouverneur, qui accompagnait le ministre de la France d'Outre-mer Robert Buron, faisait remarquer que les amis du candidat récemment battu réussissaient ainsi à démontrer de quel côté penchait la grand e majorité de la population.” 393
Si les réunions donnent ainsi une impression d'unanimité, si le PDG paraît avoir toutes les cartes en mains, si les jeux semblent faits, en réalité, les oppositions restent vives.
Et à partir de cette période, les affrontements deviennent plus violents.
Notes
382. C'est en grande partie en raison de son opposition personnelle à Sékou Touré que ce responsable d'une centrale syndicale nettement progressiste a choisi de militer aux côtés des chefs et des notables traditionnels. Le BAG sera créé en novembre 1954 par le comité de coordination, et son autorisation officielle sera obtenue le 18 février 1955.
383. Le nom est parfois [mal] orthographié Diawandou.
384. Il y siégera dans le groupe radical tendance Mendès-France. Pourtant, Bangoura Karim, qui avait créé en 1947 une Union Franco-Guinéenne, avait fait en 1950 la connaissance de Jacques Foccart et avait annoncé le 27 avril 1952 son adhésion au RPF lors d'une réunion de ce parti au cinéma Rialto à Conakry.
385. Démocratie Socialiste de Guinée. C'est le nom que prend le 28 octobre 1954 l'ancienne formation socialiste.
386. Il avait pourtant été élu en 1945 avec l'appui d'une bonne partie de la chefferie du Fouta.
387. Robert Buron. Les dernières années de la IVème République, Paris, Plon, 1968.
Certains auteurs estiment cependant que même s'il n'y avait pas eu trucage, Sékou Touré n'aurait sans doute pas remporté l'élection : ainsi, Sylvain Soriba Camara, in La Guinée sans la France, (Paris, 1976, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques). Certains observateurs contestent même qu'il y ait eu des trucages et tentent de discréditer Robert Buron en précisant qu'il n'a pas hésité à danser à la Maison des Jeunes du PDG en l'honneur de Sékou Touré (témoignage de Koumandian Keita à Valéry Gaillard pour le film Le jour ou la Guinée a dit non (déjà cité).
388. Le commissaire Heude est remplacé par Paul Humbert, qui est d'origine vietnamienne. Jean-Paul Parisot est remplacé comme gouverneur par Charles-Henri Bonfils. Auprès de celui-ci, son directeur de cabinet Émile Biasini est chargé par BCG “d'apprivoiser” Sékou Touré et de veiller désormais à la tenue d'élections honnêtes et libres de toute pression administrative. A cette fin, il met en place un système de rencontres hebdomadaires avec Sékou, au cours desquelles toutes les questions y compris les plus délicates sont discutées avec franchise, étant entendu que le succès de cette procédure sous-entend également la cessation des violences (lettre d'Émile Biasini à l'auteur, écrite en 1995. Voir aussi son livre L'Afrique et nous, Paris, éditions Odile Jacob, collection Opus, 1998).
389. Les Échos d'Afrique Noire, 7-13 octobre 1954 pour la 1ère partie de la citation ; 26-31 août 1954 pour la 2ème partie. Maurice Voisin était également le directeur des Echos Guinéens.
390. C'est l'époque où le journal du PDG La Liberté publie régulièrement des articles sur l'Islam rédigés par Chérif Youssouf Nabaniou, professeur diplômé d'arabe à Boké (il a étudié à l'Institut d'études supérieures islamiques d'Alger), ardent militant du PDG (dont il comparera la doctrine à la religion musulmane), qui deviendra ambassadeur en Arabie Saoudite puis ministre-délégué (à Kankan puis à Faranah), ministre des affaires islamiques, président du Conseil islamique national, avant d'être arrêté en septembre 1977 et détenu au Camp Boiro d'où il sera libéré en octobre 1980.
391. Une étude (en anglais) de ces chants a été effectuée par l'universitaire américaine Ruth S. Morgenthau dans “French Guinea's RDA FolkSongs”, West African Review, d'août 1958.
392. “Souvenez-vous, ce jour-là, nous avons lâché du haut de la tribune officielle de Donka l'épervier qui avait été capturé par moi-même à Siguiri au cours de la campagne électorale de mars 1957 ; cet épervier est le symbole de notre liberté. Ce jour-là, le carcan de l'esclavage a été brisé en Guinée. L'épervier libéré a puissamment volé jusqu'à l'horizon sous les acclamations de la foule enthousiaste de Conakry. Il vole encore dans le ciel d'Afrique et demain toute l'Afrique sera libérée partout où l'épervier aura passé.” se rappellera Sékou Touré (Tome 1 des Oeuvres du PDG). Sékou avait déjà utilisé ce symbole de l'épervier lorsqu'en novembre 1955, lors de la conférence des cadres de Mamou, Saifoulaye Diallo avait été choisi comme candidat RDA aux élections législatives et avait publiquement renoncé à ses privilèges de chef de canton dont il avait hérité de son père ; Sékou avait alors comparé Saifoulaye à un militant du RDA qui venant dans un village avait vu un petit epervier qu'un chasseur avait capturé, enchaîné et élevé au milieu de poussins, affirmant qu'il en ferait ainsi un poussin. Le militant du RDA avait pris le jeune épervier sur son poing, avait tranche ses entraves et lui avait lancé : “Es-tu toujours un épervier ou es-tu vraiment devenu un poulet ? Choisis entre la servitude et la liberté du ciel.” Bien entendu, l'oiseau s'était élancé ! (cité par Ruth S. Morgenthau, Political parties in French-speaking Africa, Oxford Clarendon Press, 1964)
393. Conversation avec l'auteur à l'Académie de la Paix de Monaco, mars 1 985 ; nouvelle conversation avec l'auteur au Thoureil (Maine et Loire) le 13 août 2000.