Le président du Congrès interrompt un orateur un peu trop long.
— Camarade, c'est terminé. Il ne faut pas empiéter sur le temps des autres. La parole est au camarade Touré Sékou, de la Guinée française. (Applaudissements)
Robert : — Je m'excuse et regrette l'interruption, il y en avait encore pour une demi-minute, mais la discipline veut que je m'incline.
Touré Sékou (Guinée française) :
« Camarades, j'ai la joie sans bornes de me trouver aux côtés des délégués de tous les territoires composant la grande Union française. Oui, camarades, nous venons à vous convaincus que le syndicalisme français, en assumant ses responsabilités de plus en plus grandes, en réalisant ses lourdes tâches, donnera une vive impulsion aux oeuvres économiques et sociales des populations de l'Union française. Au nom des quinze syndicats et 10.000 membres (Européens et Africains) que je représente ici, j'adresse notre hommage fervent, respectueux et profondément reconnaissant :
Camarades, j'ai écouté l'exposé de tous ceux qui ont parlé avant moi pour peindre leurs souffrances, et vous me permettrez aussi de vous dire que mes frères guinéens souffrent encore davantage. Le grand malaise qui règne en Guinée, tant parmi les Européens que parmi les autochtones, s'est déjà traduit naturellement par des mouvements de grève dont l'amplitude ne fera que s'accentuer si on n'y apporte d'urgence les remèdes nécessaires par une équitable révision des salaires, la classification des emplois, l'application des promesses déjà faites aux travailleurs par le patron et l'administration.
Camarades, le temps m'est limité, je ne peux donc vous détailler les comportements antidémocratiques, antirépublicains des colonialistes, des profiteurs de la colonisation, des ennemis de la jeune classe ouvrière de mon pays, de tous ceux, commerçants ou gouvernants qui infligent d'une manière inhumaine, arbitraire, des souffrances, des injustices ignobles aux travailleurs africains. Pourrez-vous croire qu'à l'issue d'une grève des postiers en Guinée, on a supprimé le ravitaillement alimentaire à ces travailleurs, qu'on s'est opposé à l'avancement régulier auquel ils avaient droit, qu'on a condamné certains à 5.000 francs et d'autres à 200 francs d'amende, qu'on en a licencié d'autres encore pour cause de grève ?
Mes frères africains de Guinée sont affamés, nus, malades, ignorants et honteusement exploités par des gens qui y sont uniquement pour discréditer et contrarier la France dans son oeuvre civilisatrice et progressiste.
Notre Union départementale demande à la France la mise en valeur de nos terres fertiles, l'exploitation de nos riches forêts, de nos mines d'or, d'ardoise et de diamant, etc. …, en faveur des populations gumeennes et de la Métropole. Elle demande des matériaux pour la construction des machines agricoles pour permettre d'augmenter la production, des moyens de transports pour supprimer le portage humain, de petites usines pour la fabrication du savon, l'huile d'arachide ou de coco, de la cretonne, des souliers, etc. …
Malgré les immenses possibilités économiques de notre pays, il demeure inconnu de la majorité des masses laborieuses de la France.
Les populations guinéennes vivent d'une façon précaire. Leur alimentation est incomplète, les maladies de tous sortes les déciment, leur état physique est en conséquence déficient Les paysans, les artisans, les ouvriers ne reçoivent pas tout le prix de leur labeur. Les sociétés de prévoyance instituées habilement par l'administration pour exploiter le noir leur exigent 200 % du poids des produits qu'ils empruntent à titre de semence. Toujours trompés, les travailleurs noirs abandonnent de plus en plus la terre, leurs métiers producteurs pour faire le commerce. Cet état de choses sabote la production, qui faiblit et développe le marché noir.
Nous avons pourtant compris toute la vérité contenue dans le mot d'ordre de la CGT, c'est-à-dire produire, toujours produire pour le bien-être des travailleurs et enfin pour gagner la bataille de la démocratie. Pour nous faciliter notre devoir de production, nous demandons à la CGT, à tous ses militants désintéressés, de se pencher sur notre sort :
En ce qui concerne le problème de l'enseignement, je tiens à informer l'opinion métropolitaine que notre colonie, deux à trois fois plus grande que la France (sic : en réalité, la Guinée a la moitié de la superficie de la France !), ne dispose pas de plus de 50 écoles pour l'enseignement laïque, plus de 3 écoles professionnelles pour l'enseignement technique ; les 4/5èmes de nos enfants sont privés de l'instruction française.
Camarades, dans cette même colonie, les conditions sanitaires sont défectueuses, il n'y a pas d'établissements médicaux suffisants pour soigner les malades, le taux de la mortalité est très élevé.
Le régime de l'indigénat, quoique abrogé par l'Assemblée constituante, vit et règne en Guinée. On y condamne encore mes frères sans justice préalable, on les oblige à conserver une résidence fixe. Le racisme y est très développé, parce qu'ayant la peau noire, on n'est pas reçu dans quelques places publiques, dans les hôtels, dans les cinémas, il y a des lignes de démarcation entre les blancs et les noirs, le noir n'est pas accepté dans toutes les catégories des hôpitaux.
Mais hélas, malgré ces provocations, les populations guinéennes n'ont pas d'idées séparatistes (notons le “hélas” et l'ensemble de cette formulation. Nous sommes en 1946. NDLA) parce qu'elles savent que les malhonnêtes colons qui méconnaissent encore leur valeur humaine, qui professent le racisme et le fascisme ne sont pas la France, et ne reflètent rien de la France républicaine et démocratique. C'est pourquoi nous demandons que la législation française prévoie la peine de mort contre toute application de méthodes racistes dans l'un des territoires de l'Union française. Et cela pourra éternellement sauvegarder l'attachement de la France d'outre-mer à la France métropolitaine.
Camarades, pour une seule et même CGT pour un seul et même idéal et plus nettement pour la suppression totale de l'exploitation de l'homme par l'homme, pour enfin l'épanouissement économique, social et politique de la grande Union française, nous voulons que la CGT demande, exige au besoin de tous les gouvernants et gouvernés que soient respectés la dignité de la personne humaine, le culte de la justice et de la liberté.
Vive la CGT ! Vive l'Union française !
(Applaudissements)
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