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André Lewin
Ahmed Sékou Touré (1922-1984).
Président de la Guinée de 1958 à 1984.


Annexe II

Extrait d'une conversation entre Jean-Toussaint Desanti et Roger-Pol Droit le 10 mars 1992. (Roger-Pol Droit, La compagnie des contemporains, Paris, Odile Jacob, 2002)

Imaginons des gens qui vont ensemble à une manifestation. Chacun est à sa place. Mais chacun est aussi à la place de l'autre, de telle sorte que ce que je fais, pour ma part, je peux penser que l'autre le reçoit et y répond. Ces relations ne sont jamais réfléchies, mais elles sont cependant présentes. Dans la rue, ce jour-là, il y a une foule de gens qui marchent, d'autres qui attendent, des gens qui ont mal aux pieds ou qui s'ennuient… Mais la “manifestation” constitue autre chose que ce cortège de gens dans la rue. Elle apparaît comme une action concertée et publiquement assumée. On prend conscience qu'un mouvement se déploie. On peut alors commencer à imaginer que ce mouvement correspond à une nécessité de l'Histoire, qu'il s'inscrit dans un processus inéluctable en train de se dérouler.
On entre alors dans le domaine du mythe. Il faudrait s'interroger sur le mythe du Parti, investi d'une mission historique, devenu le point de connexion de toute la pratique sociale, le lieu où elle s'élabore et se met en oeuvre. Dans cet univers du mythe, même s'il s'agissait d'un mythe apparemment rationnel, le Parti ne pouvait pas se tromper. Il pouvait commettre des erreurs techniques, accidentelles, dans telle ou telle circonstance particulière, mais fondamentalement, par essence, il était dans le vrai, il incarnait la vérité. Je dis que nous avons encore beaucoup de travail à faire pour comprendre comment s'est constitué ce mythe, pourquoi il a été éprouvé comme une nécessité, quelles étranges connexions il a opérées entre les individus et à l'intérieur d'eux-mêmes.

Question : Est-ce vraiment une tâche indispensable, et surtout urgente? On pourrait constater qu'après tout ce mythe s'est dissous. Les historiens pourront se demander un jour comment il s'est forgé, et finalement disloqué. Mais on pourrait penser que ce travail d'élucidation importe peu pour agir présentement…

Desanti : Je crois au contraire qu'il s'agit d'une tâche essentielle. Prendre acte de cet effondrement, ce n'est pas simplement l'enregistrer comme un fait accompli, mais tenter de comprendre les modes de relations que le système avait engendrés entre les hommes, la manière dont il les faisait vivre dans la terreur. Car tout cela ne s'est pas encore effacé et ne s'effacera pas d'un coup.
Le Parti ne s'est pas effondré parce qu'il a commis des erreurs — il y en a toujours eu, mais parce que la pratique même de ce Parti a détruit le lien social, l'a rendu artificiel, en construisant sur la société civile une armature factice. Au moment où ces liens se défont, les individus passent à l'état libre. Je veux dire que chacun ne pense plus qu'à manger, à piller ici ou là. Le tissu économique de la société lui aussi se désagrégeant, il n'y a plus de représentation possible de la société. C'est comme si l'on avait affaire à une langue dans laquelle manqueraient les mots de liaison, une langue où il n'y aurait plus que des unités qui ne renverraient pas les unes aux autres.
Il va bien falloir que ça se recompose autrement, que s'élaborent d'autres formes de connexions, une autre forme de syntaxe. Sinon, c'est la mort. Mais les hommes ne veulent pas mourir, et s'efforcent de résister à la mort. C'est pourquoi de nouveaux liens ne pourront pas ne pas s'inventer. Mais on ne compose pas une société par décret, et l'on ne peut préjuger aujourd'hui ce qui sortira de ces formes nouvelles.
On peut craindre que le tissu social ne parvienne à se recomposer que dans d'interminables conflits pour la survie entre groupes ethniques, nationalités, groupes de pression, et que l'on ne soit longuement en guerre d'un quartier à l'autre. C'est peut-être ce qu'il y a de plus improbable, mais il faut penser l'improbable. A l'opposé, on peut espérer que le tissu social se reconstituera assez vite, si l'économie s'y prête. On peut même entrevoir la possibilité d'une démocratie. Je ne suis pas certain qu'elle sera comme les nôtres. Mais toute démocratie n'est pas nécessairement à notre mode. En tout cas, je ne crois pas que l'Histoire soit finie!…

Note de l'auteur : Ce texte est intéressant, non seulement parce qu'il donne une explication à la pratique du parti unique et à son action sur le tissu social, mais aussi parce qu'il esquisse le devenir d'une société après qu'un système de Parti unique ait disparu, ce qui est le cas précisément de la Guinée après la mort de Sékou Touré en 1984.


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