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Fernand Gigon
Guinée, Etat-pilote

Paris, Plon, 1959. 109 p.


Chapitre III
Interview avec Sékou Touré

Le président de la République de Guinée, Sékou Touré, ne refuse jamais un interview. Il en promet à tous les journalistes de passage à Conakry. Mais, entre sa bonne volonté et les exigences du protocole, se dresse une si longue série d'obstacles que rares sont les entretiens importants qu'il peut accorder. Entre deux portes, ou quelques minutes avant que se réunisse le Conseil des ministres, on peut lui arracher un commentaire, plus rarement une information. Il est difficile d'en obtenir davantage.
L'interview qui suit est donc exceptionnel. D'abord par son propre intérêt, puis par le soin apporté à le réaliser. Il est un cours de philosophie appliquée et apporte, en partie, une réponse à un problème à ce jour pas encore résolu : quo devient le marxisme sous les Tropiques ?
Sékou Touré m'a reçu à l'improviste dans son bureau de la présidence, à Conakry. C'est dire qu'il n'a pas pu préparer d'avance ses réponses. Chaque question et la suite qui lui a été donnée ont été enregistrées sur la bande d'un magnétophone portatif. Cette circonstance explique mieux l'option politique dont le président coiffe n'importe quel problème guinéen. On lui reproche même d'écarter systématiquement de son esprit tous les problèmes économiques, par exemple. Parfois, dans les réponses faites d'une voix grave et harmonieuse par le leader africain, apparaît un peu de flou. Ces phases prouvent combien Sékou Touré est d'abord et avant tout un orateur. Il a aussi la personnalité d'un leader. Il manie avec une aisance éblouissante les mots et souvent se laisse entraîner par eux.
A l'écoute, même à 6 000 kilomètres de Conakry, les prestiges sonores de cet entretien ont continué à agir au détriment de la raison. Cependant quand l'interview est apparu sur papier, il a fait voir ses hiatus et ses faiblesses. Je n'en ai pas corrigé l'esprit. Parfois j'ai supprimé des répétitions qui flattaient peut-être l'oreille, mais rebutaient le stylo.

Question : Pendant longtemps, dans votre pays, il y a toujours eu une animosité entre les Foulahs, les Malinkés et les Soussous, par exemple. Vous avez réussi à créer entre ces groupes divers une certaine harmonie. Est-ce que vous ne craignez pas que de nouvelles difficultés surgissent à nouveau entre elles et se manifestent sous forme d'opposition ?
Réponse : Je crois que le phénomène qui a été observé en Guinée n'est pas particulier au territoire de la Guinée mais s'applique à tous les territoires africains et même à tous les pays du monde. Il marque une phase d'évolution de la pensée de l'homme. D'abord à l'égard des phénomènes sociaux et économiques, ensuite par rapport à leur action sur la nature. Tant qu'un peuple ne s'est pas élevé à un niveau de maturité et de compréhension qui lui permette de se déterminer par le raisonnement, ce sont les sentiments qui lui dictent, pendant la période primaire de son développement, les attitudes à prendre. Quand je dis peuple, je songe à l'homme. La Guinée a passé par cette phase où ses réactions en face des phénomènes économiques et politiques étaient de caractère affectif et sentimental.
C'est ainsi que les éléments irrationnels nés de la religion, du lieu d'origine et de la naissance, liés à la famille, au clan, à la tribu, devaient au début de notre action politique en Guinée marquer les attitudes des différentes parties ethniques de notre territoire. Par conséquent cela explique aisément la présence, de 1944 jusqu'à 1953, donc pendant près de neuf arts, de groupements politiques qui avaient tous un caractère ethnique, racial ou religieux. En face de ces nombreux groupements notre parti, le Parti démocratique de Guinée, s'était constitué, llui, en partant de principes rationnels. D'abord de principes de démocratie assurant l'égalité des hommes et des femmes, par la participation de tous les citoyens à la détermination de la ligne du parti et à l'élaboration de son programme — et aussi en vue de son développement — le Parti démocratique de Guinée a été amené à combattre ce qui était pour lui, à un moment donné, des entraves à son essor.
Il fallait, par conséquent, attaquer de front les éléments irrationnels qui avaient permis aux groupements ethniques de se développer et de se maintenir. C'est ainsi que l'éducation politique, organisée au niveau des masses, nous a permis d'éliminer toutes les caractéristiques particulières à tel clan, à telle région ou à telle religion. Elle nous a aussi permis de dégager des lignes de force, en harmonie avec une saine organisation politique, c'est-à-dire autour d'un programme précis, économique et social. A mesure que l'action d'éducation politique s'amplifiait, éclataient les frontières politiques qui divisaient les populations de Guinée en clans ethniques. Jusqu'au dernier moment notre lutte a été concrète autour des préoccupations des populations et des revendicatioris des travailleurs, de celles des paysans, des transporteurs, des fonctionnaires et des militaires. Un programme positif axé sur l'économie, axé sur la société, nous a permis d'arriver à réaliser la véritable volonté des populations grâce à une action qui n'est plus sentimentale, ou affective, mais qui représente une prise de conscience d'un peuple autour des problèmes qui conditionnent son évolution.
Question : Dans cette prise de conscience à laquelle vous faites allusion vous avez associé intimement la femme, la femme de Guinée. Or dans tous les pays neufs il me paraît que la femme est appelée à jouer un très grand rôle. Estimez-vous que la femme guinéenne a joué un rôle valable dans l'accession à l'indépendance de votre pays? Est-ce que vous pensez que malgré son rang d'être très peu évolué, elle vous a été d'un quelconque secours ?
Réponse : Je ne cesserai jamais de rendre hommage à l'action des femmes. Pour la bonne raison que de notoriété publique on me qualifie « l'homme des femmes ». Je ne peux que m'en féliciter et en suis très heureux, malgré tous les sous-entendus que l'on peut inventer. Je sais, par exemple, qu'un peuple, notamment un peuple sous-développé, dont l'organisation sociale est basée sur un sentiment de solidarité en la communauté, peut compter avec succès sur l'action que la femme exerce à l'égard de son mari et de la jeunesse. Nous avons compris que sans la femme il n'était pas possible d'organiser politiquement un pays. Il n'est pas possible non plus de l'éduquer.
Si la jeunesse, comme on le dit communément, est l'avenir d'un pays nous pensons que la femme est l'avenir d'un pays avant la jeunesse et que l'éducation de la femme se répercute immédiatement sur l'éducation de la jeunesse et par conséquent favorise la promotion sociale, intellectuelle et morale d'un peuple. Dans l'action à caractère révolutionnaire que nous avons menée pour substituer au régime colonial un autre régime — celui de la liberté — nous ne pouvions baser nos efforts que sur les couches de la société les plus déshéritées, celles qui avaient tout à gagner dans une révolution. Donc ce sont surtout les femmes, pratiquement pas touchées par le régime colonial et pas associées aux organismes économiques ou administratifs de ce même régime, qui formaient l'appui essentiel de notre action. C'est d'elles que nous pouvions recevoir la force la plus dynamique parce qu'en elles l'espérance dans le progrès était totale.
Question : Dans tous les gouvernements du monde il y a des points forts et il y a des points faibles. En Guinée quels sont ces points ?
Réponse : La question est assez ardue. Je dirai que nos points forts c'est d'abord l'union de la population guinéenne. Ensuite, c'est lamystique du travail, la mystique de la solidarité que notre Parti a réussi à créer et à faire partager par l'immense majorité des Guinéens. Un autre point fort c'est que nous avons placé l'homme au-dessus de tout. Nous nous sommes développés sans moyens financiers. Nous avons éliminé l'apport de l'argent dans la conquête de l'estime et de la confiance de la population. Nous avons ainsi voulu mettre en valeur et les placer dans la réalité, conformément à notre action politique, des principes qui auront la chance de durer.
La fortune, elle, peut être liée à des circonstances favorables ou défavorables.
Un autre point fort est que notre gouvernement est l'émanation directe de la population guinéenne et qu'il est resté lié directement à la vie et aux préoccupations de cette population. Dès le début de notre existence nous avons dit qu'il n'y a, pour les gouvernants, que deux voies possibles à suivre : la première, celle de la facilité conduit à la démagogie. Dans mon esprit, être démagogique c'est s'installer dans le régime et considérer l'accession à un poste de responsabilité comme une fin en soi, par conséquent attendre que le mal se présente pour lui apporter remède. La seconde voie qui implique un choix entre la paresse et le dynamisme veut qu'on s'attaque immédiatement aux points faibles d'une situation donnée. Se refuser de plaire mais suivre une ligne de coitscience qui, expliquée publiquement, peut être approuvée par tous les éléments de bonne volonté, voilà notre souci.
Un autre point fort à mettre à l'actif du gouvernement dès son installation, c'est son adaptation des différentes structures administratives, judiciaires, économiques et sociales au niveau évolutif atteint par le peuple, étant entendu que ces structures respectaient ses profondes aspirations. C'est ainsi que nous avons mis l'administration à la portée de l'administré et au service de ce dernier. Nous avons procédé à une série de conférences d'éducation, pour que chacun se rende compte que les efforts de nos différents cadres dans les domaines les plus divers n'ont été déterminés qu'en fonction de l'intérêt supérieur de la nation. C'est la seule façon d'obtenir de chacun non seulement l'acceptation correcte des lois mais aussi leur respect.
Point fort aussi c'est, notamment, le soutien le plus fervent que donnent la femme et la jeunesse à l'action du gouvernement. Je viens de dire et je le répète : l'avenir c'est la femme et la jeunesse.
Un point faible, décelable dans tous les pays sous-développés, réside dans le désaccord plus ou moins profond qui existe dans le pays entre ses besoins et les possibilités dont il dispose. Les besoins sont immenses, les revendications sont toutes fort légitimes et méritent d'être satisfaites en toute urgence alors que les moyens sont très réduits. Voilà le point faible le plus typique. Ce décalage entre le possible et les besoins de la population pourrait donner lieu à un déséquilibre politique, moral et social s'il manquait dans le pays une liaison directe entre le gouvernement et le peuple. Heureusement qu'en Guinée cette liaison directe existe. Elle permet à tout moment de s'expliquer et de dégager la ligne correspondant à l'intérêt général. Elle permet aussi de démontrer avec le plus d'efficacité possible la nécessité de l'apport de chacun afin que ce déséquilibre entre les nécessités primaires et les moyens puisse être liquidé au profit de la satisfaction progressive de tous les besoins de la population. Dans cette perspective-là, la Guinée a besoin de 80 % de techniciens et non plus de 90 % de bureaucrates.
Question : Vous avez utilisé il y a quelques minutes le mot revendication. Je vais vous poser, monsieur le président, une question, disons impertinente. Lorsque vous étiez syndicaliste et militant…
Interruption du président : Je le suis toujours et le serai jusqu'à ma mort…
Question : … disons : lorsque vous n'étiez pas encore président de la République de Guinée vous avez certainement utilisé comme moyen d'action la grève. Maintenant, en votre qualité de président de la République vous êtes, me semblet-il, un peu plus restrictif à ce sujet. Vous avez même dans certains cas empêché une grève. Je vois une contradiction ou est-ce que je me trompe ?
Réponse : Je réponds à la question en disant qu'elle est mal posée… Mal posée parce que qu'est ce qu'est une la grève ? Qu'est-ce que c'est le syndicalisine? Le syndicalisme est une vocation, une foi, un engagement pour assurer une transformation qualitative d'un régime économique et social donné et cela toujours dans la recherche du mieux, du beau et du juste. Le syndicalisme en tant qu'apostolat, en tant que choix, en tant qu'engagement implique une action contre ce qui est contraire à l'intérêt des travailleurs et pour la réalisation de ce qui est considéré comme favorisant leur évolution vers un régime de justice.
Le syndicalisme emploie comme moyen d'action la grève. Elle n'est pas le seul moyen mais est un des moyens d'action du mouvement syndical. En outre la grève n'est pas une fin en soi, c'est un moyen d'action qui doit d'abord être considéré comme indispensable avant d'être utilisé. Par conséquent dans une situation donnée si les travailleurs, eu égard à des revendications indiscutables, n'arrivent pas à obtenir satisfaction, ils sont en droit, légitimement, d'user de tous les moyens, y compris la grève, pour arriver à leurs fins ! Mais si un gouvernement ne veut pas allendre que les maux mûrissent et éclatent pour leur apporter une solution, s'il se sent engagé au service de l'intérêt général, il est amené constamment à rechercher la ligne de cet intérêt et à la défendre. Dans ce cas les revendications sont satisfaites par anticipation. On n'attend pas nue grève, mais dès qu'une chose est possible on la réalise. Un contexte moral est créé de telle manière que chacun est acquis à la justesse des mesures préconisées quand bien même ces mesures à un moment donné demandent de la part des travailleurs ou de la part d'autres couches de la société, des efforts et des sacrifices. Mais il importe que tous soient convaincus que ces efforts, finalement, se font à leur seul profit. Donc il n'y a pas de contradiction dans le problème de la grève entre la position actuelle et la position ancienne, il y a changement de position.
Hier, nous ne pouvions obtenir un centime qu'en revendiquant. Aujourd'hui, nous disons de produire et nous produisons, chacun dans sa sphère, dans son domaine — pour que les biens de consommation à distribuer entre les couches soient en qualité et en quantité suffisamment élevés afin de satisfaire progressivement les besoins de la population. Notre rôle est maintenant différent de l'ancien rôle. Aujourd'hui nous sommes responsables de l'ensemble des activités de la Guinée. Hier, nous n'étions pas responsables, nous ne pouvions que revendiquer. Aujourd'hui nous examinons les situations, nous voyons nos points forts, nous les maintenons, nous les développons. Nous voyons nos points faibles, nous les corrigeons au lieu de revendiquer contre nous-mêmes et à l'égard, de nousmêmes. Et nous corrigerons nos points faibles afin de satisfaire nos besoins. Progressivement.
Question : Cette imbrication du gouvernement et de la nation supprime pratiquement le problème des classes. Que devient, dans cet éclairage, le patronat ? Je parle du patronat européen aussi bien qu'africain ?
Réponse : Notre révolution politique serait incomplète sans une révolution économique et sociale. Cette révolution doit se faire par la mobilisation des énergies et des consciences en faveur du pays. Partout la classe ouvrière est au service de la nation et de la cause de l'Afrique. La classe ouvrière saura donner le meilleur d'elle-même pour que l'évolution s'accélère de plus en plus et pour que la production augmente dans tous les domaines. Quant au patronat il faut que son attitude démontre à tous, dans une nation libre, que désormais la dignité de la personne humaine est respectée. Lorsque le patronat apportera sa contribution au développement du pays, la rentabilité sera assurée sur le plan financier mais aussi sur le plan moral, sur le plan du développement de l'homme. Ce qui compte aujourd'hui pour le patronat, c'est l'appréciation de la nature nouvelle de sa situation. Il faut aussi qu'il se, rende compte que le mouvement syndical n'est plus un inouvenient clandestin, qu'il a le devoir de s'occuper de l'avenir de son pays, et qu'il a le droit d'établir ou de participer à l'établissement de tout programme activant l'émancipation du pays et de l'Afrique Noire.
Si nous prouvons que, sans lutte de classes, une profonde transformation est possible dans notre pays, nous aurons donné au monde et à la science politique et sociale notre contribution. Si nous sommes capables d'une évolution harmonieuse, l'Afrique aura démontré au monde qu'il a eu tort de sous-estimer son apport et de négliger sa personnalité. Si nous n'en sommes pas capables alors l'évolution obéira à d'autres lois, et ce sont des règles étrangères à l'Afrique qui détermineront en définitive sa société.
La société africaine n'est pas supérieure aux autres, mais elle est différente. Si la démocratie est la règle de notre mouvement, si le travail est le point essentiel de notre programme et la solidarité la caractéristique essentielle de notre société, si la volonté de chacun est de considérer l'apport des autres peuples comme un apport qui doit être adopté afin que l'Afrique puisse développer sa propre personnalité, l'Afrique se sera réhabilitée, et nous ne viendrons plus au inonde coinirie des quémandeurs, mais comme un complément.
Question : Votre explication, monsieur le président, m'amène à vous poser encore une question. Plusieurs aspects de votre vie nationale au point de vue des structures politiques rappellent, celles de la Chine. C'est un pays que je connais bien. En quoi la Chine peut-elle servir la Guinée, eu quoi peut-elle éventuellement la guider dans son évolution et comment ?
J'ai été frappé de ces similitudes qui intéressent par exemple les conseils de villages et surtout le dispositif politique mis en place par le gouvernement pour se faire entendre et obéir dans le plus lointain des hameaux de la brousse.
Réponse : Vous avez de la chance d'avoir connu la Chine et par conséquent d'établir des points de comparaison. Je regrette de n'avoir pas eu cette chance et il m'est difficile, dans le concret, d'opposer deux pays dont je connais qu'un seul. Je pourrais néanmoins dire que la réussite de la révolution chinoise atteste de la justesse des principes qui ont été le moteur de l'action du peuple chinois. Et si la Guinée aussi trouve des principes correspondants à ses réalités humaines, sociales, morales, économiques et administratives, elle pourra connaitre une même réussite. Si, par malheur, je ne le souhaiterai jamais, des principes étaient employés sans être compris par le peuple et sans s'adapter à la mentalité du pays, ils pourraient nous conduire à l'échec. Par conséquent la leçon que l'on peut tirer, en comparant deux peuples, n'est pas dans l'identité des principes mais dans leur adaptation à leur réalité respective. Ces principes peuvent être différents de pays en pays. Mais malgré leur différence et leur diversité si, par rapport à la situation concrète de chacun des pays, les principes qui sont choisis sont parfaitement adaptés, il s'ensuit que les résultats, partout, deviennent positifs. Donc il faut comparer les résultats et non comparer les principes.
La société n'est pas faite pour des principes, pour une philosophie, pour une doctrine, pour une science donnée, mais au contraire la science, la philosophie et les principes d'action doivent être déterminés pour le peuple, et en fonction des réalités du peuple. Au lieu d'appliquer la société à la science, il convient d'appliquer la science à la société. Aussi le marxisme qui a servi à mobiliser les populations africaines et en particulier la classe ouvrière, et à conduire cette classe ouvrière vers le succès, a-t-il été amputé de celles de ses caractéristiques qui ne correspondaient pas à la réalité africaine. Telle est la réponse que je peux vous donner.
Question : En étudiant les structures politiques de votre pays on s'aperçoit bien vite qu'elles doivent une partie de leur solidité, justement, à cette inspiration que j'appellerai marxiste — puisque je pense à la Chine. Nous avons tendance en Occident à croire que ceci vous a mené ou vous mènera peu à peu au communisme. Pourriez-vous me donner quelques explications à ce sujet.
Réponse : Je vous mentirais si je ne reconnaissais pas avoir lu beaucoup d'œuvres de Mao Tsé-toung et beaucoup d'œuvres des grands penseurs du marxisme. Je pense que le marxisme apporte des thèses importantes sur l'histoire de l'humanité. Le matérialisme dialectique ou philosophique apporte une possibilité d'interprétation des faits sociaux ou des faits économiques qui aboutit, par exemple, à la négation de l'existence de Dieu. Or dans les pays africains et plus spécialement en Guinée vous ne trouverez aucun homme, aucune femme qui ne croie pas en un Dieu. Même quand il vous affirme qu'il est fétichiste ou sans religion, il croit encore. En Guinée, ce pays essentiellement croyant, nous pensons que ce sont les principes d'action concrète qui pourraient être adaptés à ses nécessités évolutives et permettre ainsi l'action du peuple sur la nature et sur lui-même.
Dans le marxisme les principes d'organisation, de démocratie, de contrôle, etc. … tout ce qui est concret et qui intéresse la vie organique de mouvements donnés, trouve parfaitement les moyens de s'adapter aux conditions présentes de l'Afrique. Mais nous aurions échoué — c'est écrit à l'avance — si nous nous étions enfermés dans une philosophie abstraite et nous aurions échoué encore plus rapidement si nous avions voulu voir l'Afrique ou la Guinée accepter l'existence ou l'inexistence d'un Dieu.
Je dis que la philosophie ne nous intéresse pas. Nous avons des besoins concrets. Nous comptons organiser la population en vue de réaliser ce qui peut favoriser son évolution. Chaque homme reste libre de sa pensée intime. Et c'est ainsi que les religions ne sont pas du tout attaquées par notre organisation. Elles ne sont attaquées que dans les aspects ou les actions qui portent atteintes à la personnalité humaine en exploitant l'ignorance de la population ou en entravant son évolution sociale normale. En dehors de cela nous respectons toutes les idées philosophiques. Notre principe fondamental est de développer avant tout les formes d'action rationnelles qui pourraient être acceptées par tous et qui par conséquent pourraient favoriser l'évolution générale du pays.
Question : Une dernière question, monsieur le président. Vous avez parlé dans un de vos récents discours, vous avez dit même textuellement : « Nous avons évité une guerre avec la France. » J'ai été très surpris de cette phrase et j'en ai déduit en conséquence que vous avez pensé à une guerre. Est-ce que vous avez réellement envisagé, au cas où vous n'auriez pas obtenu votre indépendance, la formation d'un maquis, genre maquis Résistance française contre l'Allemagne ou maquis vietminh? Est-ce que c'est trop indiscret de vous poser cette question-là?
Réponse : Rien n'est indiscret quand quelque chose intéresse la vie d'un peuple. Tout doit être expliqué. Qu'est-ce qu'une guerre d'abord, sinon un désaccord fondamental entre des intérêts ou entre des positions données? Nous avons suivi l'évolution de la politique coloniale française. Cette politique ne présente aucune phase de révolution politique profonde sans que le désaccord entre les aspirations du peuple colonisé et la position du gouvernement français n'ait donné lieu à une forme de guerre politique ou une forme de guerre armée.
Nous n'avons aucun exemple où il ait été permis à un pays colonisé par la France d'accéder à l'indépendance sans verser un centilitre de sang. Or, à l'occasion du référendum du mois de septembre 1958, d'une manière sublime, il a été laissé à la disposition de chaque peuple des territoires africains de choisir entre l'indépendance et l'appartenance à une communauté.
J'ai suivi aussi les différentes possibilités d'application des lois votées par le Parlement français. J'ai été parlementaire. Je sais donc que l'Union française telle qu'elle était constitutionnellement présentée après la guerre nous donnait entière satisfaction et qu'elle posait franchement le problème d'une association entre les peuples africains et le peuple français. Elle permettait la transformation de la qualité juridique de ces peuples et leur accession jusqu'à l'indépendance par des propres attributs de souveraineté. Et cela sans difficulté, sans bataille et sans guerre. Voilà notre position. C'est le départ qui importe, au moment où un pays vole de ses propres ailes. Il ne faut pas le manquer. Or, si les circonstances permettent à un jeune Etat de faire l'économie de moyens violents, c'est un capital positif qui lui reste acquis. Tel est le cas de la Guinée.

Depuis dix minutes les téléphones résonnent autour du président Sékou Touré. La porte de son bureau s'entrouvre et laisse passer une tête livrée à l'impatience. En plus la bande du magnétophone est arrivée à sa fin. Ce sont là autant de raisons qui expliquent la fin un peu abrupte de cet interview.

Il ne faut pas être grand clerc pour sentir dans chaque parole de Sékou Touré, le marxiste ou, du moins, ce qu'on appelle un crypto-communiste. Dans ses discours, improvisés ou écrits, dans ses articles, et aussi dans les réponses qu'il donne à ses interlocuteurs, apparaît toujours la même méthode. Les années passées comme militant au sein de la C.G.T. et les cours de perfectionnement suivis à Prague donnent à sa pensée une certaine rigueur.
D'abord, à partir de chaque situation, il établit une analyse impitoyable de chaque aspect, positif ou négatif, de cette situation. Puis, grâce à une habileté dialectique qu'il a fort bien assimilée — pour ne pas dire qu'il a enrichie — il essaie de faire coller ses conclusions avec son problème à résoudre. Ensuite un coup de charme, qui se traduit par un éblouissant sourire, un proverbe soussou ou une légende africaine. Puis encore un coup de gueule qui transforme les mots en chair et en muscles. Enfin, un peu d'anticolonialisme — mais juste ce qu'il faut, à la mesure d'un honnête homme — et finalement une péroraison passionnelle. Il ne refuse ni les facilités, ni les effets déclamatoires et gagne presque toujours sur la foule et les individus.
En l'écoutant, on se surprend souvent à murmurer : « C'est fou ce qu'il est habile. » Ce goût de la subtilité, il le partage avec la plupart de ses compatriotes surtout si la religion musulmane les a atteints. De là à la confondre avec la qualité numéro un de la politique, il n'y a qu'un petit espace à franchir. De loin, les observateurs ne manquent pas d'établir ce rapprochement. Cependant il est toujours vain de faire à un homme politique un procès d'intentions. C'est le réalisme de ses actions qui doit déterminer seul notre jugement.
Or Sékou Touré est devenu assez modéré depuis qu'il symbolise le pouvoir. Il veut bien se lancer dans les généralités et développer des principes politiques. En cela il lui suffit de suivre la voie naturelle de sa faconde. Mais les faits, sertis dans la dure réalité quotidienne, il évite autant que possible de les commenter devant un étranger. Pas par crainte mais par méfiance naturelle. Son Conseil des ministres et le Bureau politique du P.D.G. le surveillent de trop près pour qu'il se permette une maladresse. Par goût, il frôle le danger, mais son instinct l'avertira toujours des erreurs à ne pas commettre.
Aux yeux des purs marxistes, Sékou Touré n'est qu'un déviationniste de plus, une sorte de Tito à usage africain. Cette indépendance à l'égard de la doctrine, et aussi à l'égard des militants de la C.G.T., lui vaudrait à Moscou ou à Pékin une condamnation sans réserve. Dans le contexte africain il a compris que le salut de la Guinée ne lui viendra pas d'une doctrine depuis trop longtemps sclérosée, mais plutôt d'une adaptation aux nécessités locales. Cette bonne logique, il peut la pratiquer parce que les cadres ou plus exactement, les demi-cadres ont toujours, dans l'histoire, alourdi les révolutions et dégradé les régimes politiques.
En Asie, à mesure que le communisme descendait vers le Sud, Viet-Minh, Kouangtoung, par exemple, le problème se posait de savoir ce qu'il deviendrait à l'ombre des cocotiers. Les expériences marxistes tentées en Indonésie, en Malaisie, grâce à un système d'infiltration pourtant efficace, se sont soldées par des échecs. Marx se dissout un peu sous l'Équateur.
La Guinée apporte à cette constatation une nouvelle preuve. Il faut en tirer au moins une conclusion. Si l'Occident le veut, la Guinée ne sera pas un relais du communisme international à travers le monde. Il semble étrange qu'un petit pays comme elle, qui compte au maximum 250 à 300 000 personnes sachant lire et écrire, prenne dans cette perspective une telle importance. Mais c'est la vérité du moment. Sékou Touré offre à l'Occident une chance historique : avant de penser en marxiste, il pense en Africain. Avant d'agir en communiste, il laisse parler la réalité de son pays.


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