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Bernard Charles

Université de Montreal, Département de Science Politique

La transformation des relations de pouvoir
entre le Gouvernement général, le Ministère de la France d'Outre Mer
et la Guinée (1956-1958)


Cette étude traite des rapports triangulaires entre le Gouvernement général à Dakar, le Ministère de la France d'Outre-mer et l'une des composantes de la Fédération d'Afrique Occidentale Française, la Guinée.
Celle-ci prise comme cas exemplaire, voire extrême devrait jouer le rôle de révélateur de ces rapports. Pour ce, nous nous en tiendrons pour l'essentiel à une période très délimitée dans le temps, celle des trois dernières années de la Fédération, 1956-58 ; quitte à nous référer aux années antérieures pour mieux cerner les grandes lignes des transformations survenues. Pourquoi une telle période ? parce qu'elle paraît marquer la fin de l'apogée de la Fédération, puis la tentative de sa transformation avec la Loi-cadre, enfin sa disparition avec l'essai avorté d'une communauté d'un type inédit. Pour la Guinée, elle voit la consolidation d'une force politique hégémonique, celle du Parti Démocratique de Guinée avec Sékou Touré, qui la conduira hors de l'ensemble français. Nous n'entendons pas brosser un tableau politique général des trois dernières années de l'AOF, mais plus modestement tenter de caractériser la transformation des relations de pouvoir, ne retenant que le cas d'un seul des huit territoires composant la Fédération. Nous tenterons de saisir quelle fut l'action respective du Ministère de la France d'Outre Mer, du Gouvernement général et de Conakry (Gouverneur et Conseil de gouvernement) dans le traitement des problèmes guinéens au plan politique, en laissant de côté leur rôle en matière économique (FRIA, MARG).
Le plus possible, nous nous appuierons sur les sources dites primaires que constituent les échanges de correspondance (télégrammes, lettres, rapports) entre ces trois paliers de gouvernement d'une part ainsi que sur ceux qu'ils eurent le cas échéant avec des personnalités guinéennes, d'autre part.

Table

1. — Contexte général et spécifique
de la transformation des relations de pouvoir

La transformation des relations de pouvoir va se faire dans un contexte général à l'ensemble de la Fédération, mais également dans un contexte assez spécifique à la Guinée, lequel jouera comme facteur d'accélération. Au début de 1956, le type de relations est grosso modo celui qu'avait défini la constitution de 1946, c'est-à-dire des relations coloniales où les décisions, en tous domaines, sont prises par le Ministère de la France d'Outre-mer, relayé en Afrique par un Gouvernement général à Dakar omnipotent, et exécutées dans chaque territoire par un Gouverneur étroitement tenu en lisière. Les compétences des Assemblées fédérale et territoriales sont très limitées. Si l'on excepte les brillantes exceptions de leaders africains élus au parlement métropolitain, les “indigènes” ou les “autochtones”, selon les termes de l'époque, sont largement tenus en dehors des institutions, entravés qu'ils sont par un système électoral inégalitaire à deux collèges et au suffrage restreint. Une nouvelle époque s'ouvre avec la Loi-cadre du 23 juin 1956 et les décrets portant réformes institutionnelles ou en matière financière, économique, sociale et culturelle ; ces décrets vont s'échelonner jusqu'en juillet 1957. Toute une année pour bâtir une construction juridique extrêmement complexe ! Les réformes sont en effet considérables et impliquent un bouleversement fondamental des institutions. Certes, nous n'allons pas refaire ici l'analyse juridique de ces textes car elle a été faite et fort bien depuis longtemps 1. Qu'il suffise d'en rappeler schématiquement les éléments essentiels :instauration du suffrage universel et du collège unique, élargissement du pouvoir délibérant des assemblées territoriales en matière d'organisation et de gestion des territoires, création d'un Conseil de gouvernement, transformation du Gouvernement général de Dakar en un organisme de simple coopération, distinction entre services d'État et services territoriaux, extension de la décentralisation administrative avec les conseils de circonscription et les collectivités rurales.
Au niveau de la Fédération, l'élément le plus spectaculaire devait être la suppression implicite de l'exécutif fédéral au profit d'une semi-autonomie des territoires et d'une recentralisation sur le Ministère de la France d'Outremer.
Jusqu'alors le Haut Commissaire détenait des pouvoirs considérables, en particulier sur les personnels civils et militaires qu'il pouvait muter, suspendre et même renvoyer en France. Il était également « habilité à prendre toutes les mesures d'urgence pour assurer la vie économique des territoires et leur développement » 2. Il avait été l'objet de maintes critiques.
Désormais, le Haut Commissaire devrait borner son rôle à celui d'un simple coordinateur. Toutefois, les décrets d'application de la Loi-cadre lui laissent des pouvoirs d'administration fort importants sur les services d'État et leurs personnels, ainsi que la charge du maintien de l'ordre public ou du bon fonctionnement de la justice. Il assure une coordination générale de l'activité des services d'État, des services communs et territoriaux. C'est lui également qui assure les relations diplomatiques avec les pays étrangers avec lesquels il négocie toute convention applicable à la Fédération. Auprès de lui, un Grand Conseil, aux compétences élargies, doit jouer plus pleinement le rôle de législateur pour l'ensemble de la Fédération.
Au niveau des Territoires, l'élément majeur est la création, pour la première fois, d'un véritable exécutif appelé “Conseil de gouvernement” et doté de pouvoirs réels. Le Gouverneur, chef du Territoire nommé par Paris et recevant délégation permanente du Haut Commissaire, en est le président. Mais il demeure placé sous l'autorité hiérarchique du Ministre de la France d'Outre-mer et du Haut Commissaire. Les autres membres, ayant rang et responsabilité de Ministres, sont, eux, élus par l'Assemblée territoriale et responsables devant elle. Le champ de compétences de celle-ci est singulièrement accru (fonction publique des services territoriaux, impôts et redevances, etc.).
Mais à peine ces institutions sont-elles mises en place qu'elles se trouvent dépassées par les événements ; à peine les textes juridiques voient-ils leur interprétation clarifiée, qu'ils deviennent obsolètes ! En l'espace de trois mois, une ébauche de communauté avec l'ancienne métropole voit le jour sur des bases très différentes, suite à l'adoption de la constitution française du 28 septembre 1958. Celle-ci sonne définitivement le glas de l'AOF avec l'accession à l'indépendance, dans les deux ans qui suivent, de chacun des territoires. Bref, les trois années 1956-58 connaissent un bouleversement incessant des institutions et des structures. Aussi la vie politique dans la Fédération et ses territoires va-t-elle connaître une effervescence sans pareille : le rôle des personnalités aux divers échelons n'en sera que plus important, voire essentiel.
En Guinée, avec l'élection, le 2 janvier 1956, de Sékou Touré et de Saifoulaye Diallo comme deux des trois députés guinéens à l'Assemblée nationale française, la lutte pour le pouvoir devient sans pitié entre d'un côté leur parti le PDG-RDA et leurs adversaires regroupés dans le Bloc Africain de Guinée (BAG) qui avait gagné le troisième siège, Barry Diawadou, appuyé par la chefferie ou au sein de la Démocratie Socialiste de Guinée (DSG). Il s'agit d'une lutte sans merci, où tous les moyens sont utilisés en période d'élections ou non. Dans cette lutte, les protagonistes chercheront à l'emporter en s'appuyant alternativement sur le Ministère et les milieux politiques de Paris, sur le Haut Commissariat et ses services, soit en tentant de les mobiliser à leur profit, soit en cherchant à les neutraliser au détriment de leurs adversaires.
De plus, pendant quatre ans, de 1954 à 1958, c'est le règne de la violence exercée surtout par les troupes de choc du PDG-RDA : les affrontements les plus sanglants se produisent à Conakry en octobre 1956 (8 morts, 263 blessés) et en mai 1958 (26 morts et 392 blessés) ; au total, selon les sources officielles, un minimum de 50 morts et 1300 blessés. Cette violence acculera les autorités à la défensive et à une très grande prudence envers les partis afin d'éviter tout risque de provocation. Le maître-mot pour les autorités sera celui de “neutralité” au risque cette fois d'en être elles-mêmes paralysées. Les élections à l'Assemblée territoriale de mars 1957 consacrent le triomphe du PDG-RDA qui remporte la quasi-totalité des sièges (56 sur 60). Il n'aura de cesse d'accaparer en les monopolisant tous les pouvoirs. Ce sera chose faite au référendum du 28 septembre 1958.

2. — La transformation des relations : hiérarchiques puis triangulaires

L'extraordinaire rapidité des transformations pourrait être cristallisée autour de l'action de quelques personnages clés qui ont eu à exercer les responsabilités institutionnelles : trois Ministres à Paris (Gaston Defferre, Gérard Jacquet et Bernard Cornut-Gentille), trois Haut Commissaires à Dakar (Bernard Cornut-Gentille, Gaston Cusin, Pierre Messmer) et, à Conakry, trois Gouverneurs (Ch. Bonfils, J. Ramadier, J. Mauberna) et un bouillant leader syndicalo-politicien, Sékou Touré. D'ailleurs, il n'est pas sans intérêt de relever que celui qui symbolisa l'apogée de la Fédération fut aussi celui qui assista à sa disparition en tant que dernier Ministre de la France d'Outre-mer, Bernard Cornut-Gentille. On peut en effet considérer ces relations de pouvoir, dont l'intensité et le centre de gravité changeront à plusieurs reprises, comme devenant triangulaires (Dakar, Paris, Conakry).

F. Houphouet-Boigny (1900-1990) et Gaston Deferre (1896-2010)
F. Houphouet-Boigny (1905-1990) et Gaston Deferre (1896-2010)

Avant la Loi-cadre, les relations étaient normalement de type hiérarchique descendant. Les trois pôles, pour garder une image géométrique commode, se situaient, les uns par rapport aux autres, à peu près comme sur une verticale. Le Ministre à Paris élabore et exprime la politique du Gouvernement français, il en contrôle l'application. Dans le cadre de ses directives, le Haut Commissaire dirige la Fédération dont chaque territoire est administré par un Gouverneur. Chacun de ceux-ci, représentant du Gouvernement, est, pour ce qui le concerne, « dépositaire des pouvoirs de la République », selon l'expression consacrée, le second demeurant subordonné au premier. A ce titre, ils sont responsables de leurs actes devant le Gouvernement et non devant des Assemblées élues.
Le poids du Haut Commissaire est toutefois considérable tant vis-à-vis des Ministres de la France d'Outre-mer que vis-à-vis des Gouverneurs. Son autorité et son rôle se trouvent, en outre, singulièrement renforcés par une très grande stabilité dans la fonction : pour la période 1946-1958, on ne compte que six titulaires (avec une durée moyenne de 29,3 mois) qui successivement relevèrent de 14 Ministres 3 (durée moyenne de 11 mois).
Dans le même temps, la Guinée fut administrée, par huit Gouverneurs (durée moyenne de 21 mois) qui, du reste,demeurèrent en place de moins en moins longtemps.
Dans les rapports la métropole, le Haut Commissariat et le Territoire, la continuité du pouvoir est ainsi assurée, sans conteste, par le Haut Commissaire, d'autant qu'il est assisté dans ses fonctions par un Secrétaire général qui bénéficie d'une semblable longévité administrative (six se succéderont à ce poste). Ils sont les seuls à avoir résisté à l'érosion provoquée par l'évolution accélérée de l'AOF. Bernard Cornut-Gentille demeure en place à Dakar pendant 57 mois et Xavier Torré, Secrétaire général, y reste 54 mois (de décembre 1953 à mai 1958). Gaston Cusin exerce ses fonctions pendant 24 mois et Pierre Messmer durant 29. Il est vrai que ce dernier présida pendant un an et demi à la liquidation de la Fédération. Ils pouvaient se targuer de connaître les problèmes et prétendre à l'ampleur de vue nécessaire à leur règlement dans les huit Territoires placés sous leur autorité. Bien souvent ils ont été en mesure de faire prévaloir leur opinion auprès d'un Ministre et pas seulement de l'éclairer de leurs avis. Le Gouvernement général constitue le pôle central, même si ultimement la décison politique relève de Paris. Quant aux relations entre Gouverneur de Guinée et Ministère, elles respectent normalement la voie hiérarchique et se font par le truchement de Dakar.
Avec la Loi-cadre, le Haut Commissaire était appelé à voir ses fonctions ramenées à celles de coordination entre d'une part la France d'Outre-mer et d'autre part les composantes de la Fédération ; les rapports de chacune d'elles s'établissent dans une configuration plus triangulaire avec le Gouvernement général de Dakar et le Ministère de la France d'Outre-mer à Paris. Essayons de cerner ce que deviennent les relations entre ces trois pôles.

3. Le pôle France d'Outre-mer : un pouvoir “de haut” et de loin

Avant 1956, les interventions du Ministère dans les affaires concernant la Guinée ne se différencient sans doute guère de celles menées dans les autres Territoires. Le Ministère n'intervient pas directement auprès du Gouverneur. Au cours de nos recherches, sur plus de 200 documents émanant de la France d'Outre-mer, nous n'en avons trouvé qu'un seul à lui avoir été envoyé directement. S'y ajoutent deux ou trois circulaires adressées à tous les Gouverneurs de Territoire à l'occasion d'élections. La règle de transmission hiérarchique verticale est quasi-intégralement respectée, même si le Ministre et ses services reçoivent souvent le Gouverneur lors des passages de ce dernier à Paris. Cependant, lors de circonstances exceptionnelles, le Ministre envoie, en mission spéciale, l'inspecteur général de la France d'Outre-mer, H. Pruvost, pour enquêter sur les troubles survenus en 1954-55. Celui-ci mènera son enquête principalement à Conakry, mais aussi à Dakar et fera un rapport au Ministre.
Aussi, à cette époque, le Haut Commissaire, avec ses services du Gouvernement général, est-il l'interlocuteur obligé du Ministère qui semble suivre et contrôler d'assez loin ce qui se passe en Guinée, à en juger par le très petit nombre d'interventions dont nous avons retrouvé les traces écrites : une dizaine environ concernant spécifiquement la Guinée, par année, pour la période 1946-1956. Il s'agit surtout de demandes d'informations ou d'explications soit en matière d'administration (mutation et gestion de personnel), soit en ce qui touche le maintien de l'ordre public ou en matière de conflits sociaux. Pour n'en citer que deux, mentionnons, dans le domaine politique, une instruction du Ministre interdisant toute poursuite sans son accord préalable dans les cas de délits de presse car l'opportunité « ne doitpas être uniquement appréciée sous son aspect local » 4 ; un compte-rendu d'entretien avec Sékou Touré :

« Je lui ai conseillé de prendre contact avec le Gouverneur et d'aller lui exposer ses problèmes avec l'attitude loyale du chef d'une opposition qui entend rester dans les limites de la correction et de la légalité STOP J'ai relaté dans les détails cet entretien pour que Mr S. Touré ne puisse en déformer les termes ou se vanter de promesses que je ne lui ai pas faites » 5.

Le contrôle du Ministère sur les affaires de la Guinée se fait via le Haut Commissaire. Ainsi à plusieurs reprises, il lui est demandé de justifier desdécisions comme, par exemple, l'arrestation de dirigeants syndicaux :

« Etant donné gravité mesures prises, prière d'adresser urgence rapport précis sur les circonstances ayant précédé, acompagné et suivi arrestation dirigeants syndicaux CGT et CFTC Guinée » 6.

Après la prise de fonction de Gaston Defferre comme Ministre de la France d'Outre-mer en janvier 1956, le Ministère adoptera, en fait, la même conduite. On peut relever deux cas d'intervention directe auprès du Gouverneur, sans passer au préalable par Dakar. Le Ministre télégraphie directement au Gouverneur au sujet d'arrestations qu'il juge « inopportunes en période pré-électorale et qu'il serait au moins indiqué de […] différer au-delà 31 mars » 7. Trois mois plus tôt, il avait déjà attiré son « attention sur l'impossibilité de fermer la frontière d'un territoire français à des ressortissants français » 8. Comme il s'agit du domaine des relations internationales, il s'en expliquera d'ailleurs auprès du Haut Commissaire :

« l'affaire … a été depuis son début ... constamment traitée en raison de l'urgence et de la gravité reconnue du problème en liaison étroite et si nécessaire directe avec Gouverneur Guinée » 9.

Dans d'autres circonstances exigeant aussi la rapidité d'informations ou de décisions (incidents importants troublant l'ordre public) le Haut Commissaire, lui-même, prescrit au Gouverneur « d'informer directement Ministère France d'Outre-mer en même temps que moi-même » 10. C'est ce que fera ce dernier, à maintes reprises, vu la fréquence des incidents en Guinée durant la période 1956-1958 11.
Comme on peut s'y attendre, la cohérence des décisions n'est pas toujours facile à respecter entre les trois paliers d'autorité dont deux sont éloignés du théâtre d'opérations et peuvent donner aux événements une signification et une portée différentes : en octobre 1956, le Ministère demande le maintien en Guinée des forces de l'ordre qui y avaient été envoyées, alors que celles-ci venaient d'être réexpédiées à Dakar par le Gouverneur 12.
La complexité des problèmes, la nécessité pour le Ministère de prendre en considération l'ensemble des territoires d'Outre-mer (et pas seulement l'AOF) et l'impact de ses décisions, la multiplicité des intervenants politiques ou administratifs entraînent parfois de tels délais que les effets bénéfiques à en attendre seront fortement minimisés. Donnons deux exemples : l'amnistie pour les auteurs d'incidents politiques ; la transformation des chefferies et leur place dans les nouvelles institutions. Le Gouverneur de Guinée avec le Haut Commissaire, pose le problème de l'amnistie dès mai 1957. Deux mois après, il en souligne à nouveau l'urgence car, juge-t-il,

« le projet d'amnistie ne présente que des avantages pour la Guinée. Il conviendrait qu'il intervienne le plus rapidement possible. Néanmoins il ne couvre pas tous les délits que l'on peut appeler politiques pour lesquels des militants sont actuellement encore poursuivis dans le Territoire » 13.

En décembre, la question n'est toujours pas réglée ; on en est encore à en étudier les incidences 14. Quant au sempiternel problème des chefferies, un constat d'impuissance sera finalement établi par le Haut Commissaire :

« Les projets de décrets […] récemment déposés sur le bureau de l'Assemblée nationale attribuent aux futurs Conseils de Gouvernements […] toute compétence en matière de détermination du statut des Chefferies […] De ce fait la proposition […] en instance devant les Assemblées Métropolitaines depuis plusieurs années ne peut plus recevoir la sanction du Parlement désormais incompétent en la matière ».

Aux Gouverneurs « d'apporter à sa solution tous les soins et toute la diligence qui s'imposent » 15. Durant les deux dernières années, 1957-1958, le Ministère se trouve appelé maintes fois à fournir les bonnes interprétations que requièrent les décrets d'application de la Loi-cadre, vu les problèmes soulevés par la pratique des divers conseils de gouvernement et singulièrement de celui de Guinée. Trop souvent il est incapable de fournir à temps les solutions aux contradictions que cette pratique fait éclater,impuissant aussi à empêcher les dérives qui se produisent. Il pourra bien, via Haussaire, inviter le Gouverneur « en votre qualité de représentant du Gouvernement à me saisir immédiatement conformément article 12 décret 57-460 et par l'intermédiaire du Haut Commissaire d'une demande d'annulation de l'arrêté n° 57.231 du 26-12-57 portant organisation de l'administration territoriale de la Guinée. Les dispositions de cet arrêté excèdent à mon avis les pouvoirs du Conseil de Gouvernement… » 16. Rien n'en résultera. Les leviers de commande qu'il détenait ne répondent plus ; ce que viendront illustrer aussi les dramatiques incidents de Conakry (avril-mai 1958).
Continuellement tenu informé de ce qui se passe en Guinée, le Ministère apparaît, à cette époque, sans prise véritable sur les événements. Par contre, il va reprendre un rôle actif important dans la rupture des liens entre la France et la Guinée au cours des derniers mois d'existence de la colonie, en étroite collaboration avec le Haut Commissaire Messmer. A en juger par le nombre de télégrammes, de lettres et de rapports, jamais la Guinée n'avait tenu, semble-t-il, une telle place dans les préoccupations du Ministère de la France d'Outre-mer et dans celles du Gouvernement Général de Dakar : pour la période allant du 15 Septembre au 31 Novembre 1958, au moins 180 dont une bonne cinquantaine émanant de la rue Oudinot. Pour sa part le Gouverneur Risterucci, venu à Conakry au titre de la mission française de liquidation, en recevra directement plusieurs d'un ton cassant comme celui-ci où se trouve précisé ce que son rôle est et n'est pas :

« […] Vous devez vous abstenir des conférences de presse inutiles et imprudentes comme celle que vous avez faite hier [.] » 17.

Mais le véritable lieu du pouvoir est désormais à Matignon avec le Général de Gaulle. Le mieux que pourra faire son Ministre de la France d'Outre-mer, Bernard Cornut-Gentille, concernant la Guinée, sera de programmer avec efficacité le départ de la France décidé par le Général après son passage à Conakry, de freiner la reconnaissance du nouvel État et de tout faire pour que la sécession ne soit pas payante aux yeux des autres territoires ayant choisi la Communauté. Dès le 25 septembre 1958, il définit la politique du Gouvernement français : « que rien ne soit rompu définitivement mais que tout soit remis en cause sans équivoque » — « ne donner d'aucune façon […] l'impression de refuser le fait accompli, d'en éprouver de la rancune ou de se livrer à des actes de représailles » — « se réserver les meilleurs atouts pour les éventuelles négociations » — « faire en sorte que les Territoires ayant voté OUI apprécient sans délai la différence de régime » 18.

On sait que la Guinée indépendante finira, fin décembre, par refuser toute communication émanant de la France d'Outre-mer. Pour avoir conseillé l'escale de Conakry lors du périple africain de promotion du projet de nouvelle constitution, pour n'avoir pas su empêcher la Guinée de voter “non” au référendum, le Ministre se verra condamné par de Gaulle “aux oubliettes de l'histoire” 19.

4. Le pôle Gouvernement général : un pouvoir central avec pertes épisodiques de puissance

A la fin de son règne à Dakar, début 1956, le Haut Commissaire Bernard Cornut-Gentille projetait l'image du proconsul c'est-à-dire d'un responsable quasi tout puissant à la tête de l'AOF, quoique soumis au contrôle — lointain — du Ministère. Son successeur, Gaston Cusin, prend ses fonctions dans un contexte fondamentalement changé avec la Loi-cadre. A l'échelle de la Fédération, sa responsabilité majeure est sans doute de présider à la mise en place des nouvelles institutions et de maintenir la cohésion d'ensemble. Son rôle doit être davantage celui du coordinateur des semi-autonomies territoriales, mais à l'intérieur d'une logique, d'une dynamique qui, de plus en plus, va jouer à l'encontre de l'émergence d'une Fédération d'un type nouveau.

Gaston Cusin 1903-1993
Gaston Cusin — 1903-1993

Une première tâche est d'expliquer du mieux possible les nouvelles institutions et de procéder à leur mise en place, tant à Dakar que dans les teritoires. De fréquentes circulaires et des télégrammes adressés à tous les Gouverneurs s'y emploient. Ils répercutent auprès d'eux les directives et commentaires reçus de Paris, en leur demandant de lui “rendre compte” ensuite des mesures qu'ils auront prises dans leur Territoire. Le Haut Commissaire veille tout particulièrement à assurer ce suivi, gage d'efficacité. Ainsi en est-il de la “publicité la plus large” à donner à l'instauration du suffrage universel 20. Il fera établir et commentera un mémento des opérations électorales où se trouvent abordés, très concrètement et jusque dans les plus petits détails, les problèmes soulevés : inscription d'un candidat inéligible sur une liste électorale,représentation des partis politiques dans les bureaux de vote, nécessité de l'émargement de la liste électorale, création d'un climat favorable et souci d'« aboutir à une interprétation commune de certains textes qui par leur obscurité peuvent prêter à discussion. On évite ainsi de nombreuses causes d'annulation tout en demeurant dans le cadre strict de la légalité » 21.
Soucieux d'assumer pleinement son rôle de coordinateur, G. Cusin s'efforce d'amener les Territoires « à élaborer des solutions harmonisées » par des échanges de vues, entre autres sur les principales questions soulevées au plan institutionnel et au niveau de la fonction publique. Il fait ainsi établir par ses services une première étude détaillée des textes portant sur la composition et le fonctionnement des conseils de gouvernement, sur la situation des chefs de circonscription, sur les réformes de la fonction publique à opérer. La pertinence des questions n'était pas douteuse, surtout dans le contexte de l'époque. Il se demandait s'il ne serait pas opportun de prévoir la désignation d'un Ministre sans portefeuille chargé des affaires inter-territoriales. Ne serait-il pas souhaitable que des métropolitains soient élus à des postes de Ministres et si oui ne conviendrait-il pas de les écarter de certains portefeuilles ? Quel sera le nouveau rôle du Secrétaire général du territoire ? Il sollicitait aussi une contribution active pour l'étude des réformes “délicates” de la fonction publique : « faut-il coordonner la politique des territoires, par quels moyens et jusqu'à quel point ? » 22.
Sur tous ces aspects, Gaston Cusin prévoyait de tenir une conférence des Gouverneurs le 6 avril 1957, en tablant sur une période assez longue entre les élections et la formation des conseils de gouvernement, car la « consultation pourrait être plus fructueuse lorsque sera connue la composition des nouvelles assemblées territoriales ». Son projet anticipait quelque peu les clauses d'un prochain décret, celui n° 57.548 du 4 avril 1957, disposant que le chef du groupe de Territoires pourrait tenir des conférences interterritoriales sur les questions d'intérêt commun. Il ne semble pas s'être réalisé et la première conférence des présidents et vice-présidents des Conseils de gouvernement se tiendra à Dakar en juin. L'instrument de solidarité que devaient être ces conférences ne donnera pas les résultats escomptés (de Benoist 1982 : 341-342).
Mais le Haut Commissaire est amené également à intervenir auprès du Ministère pour signaler les ambiguités, les contradictions et les lacunes que révèlent les textes législatifs concernant les nouvelles institutions comme les conseils de circonscription et les juridictions de droit local. « Aucun texte n'a précisé quels devaient être le rôle, la structure et l'organisation de ces conseils : faut-il en déduire que les autorités locales ont liberté entière ? » 23.
Paris n'apportera pas de solution.
Vis-à-vis de la Guinée, les préoccupations spécifiques de Dakar sont constantes. Le pays est en effet toujours en proie à une agitation politique quasi-permanente ponctuée de violents incidents si bien qu'à plusieurs reprises le Haut Commissaire devra suivre de très près l'évolution de la situation. Comme Paris est loin, il lui faudra parfois décider sur le champ de l'envoi de renforts de police, faire accélérer le fonctionnement de la justice, sanctionner les défaillances observées dans le maintien de l'ordre, accroître les moyens financiers mis à la disposition du territoire pour faire face aux événements. Son soutien au Gouverneur apparaît sans faille dans les circonstances, les décisions prises rapidement, en particulier lorsque s'avère nécessaire l'intervention des réserves fédérales. En octobre 1956, le Haut Commissaire se plaît à souligner : « l'utilité et l'efficacité de celles-ci ont d'ailleurs été une fois de plus démontrée lors des récents incidents, puisque 5 heures après la réception de la demande des autorités de Conakry deux pelotons complets de gendarmerie étaient à pied d'oeuvre » 24. Constamment il devra revenir à la charge pour obtenir la mobilisation de moyens adéquats en terme d'effectifs, de fonds supplémentaires, de matériels, etc. Les moyens ne seront jamais à la hauteur des demandes du Gouverneur et toujours limités par les contraintes du Ministère.
Cependant, la constitution du Gouvernement de Sékou Touré, en mai 1957, provoqua un certain retrait du Haut Commissariat dont l'autorité se trouva souvent, ou battue en brèche, ou neutralisée, quand elle ne sera pas purement et simplement ignorée dans les processus décisionnels de ce territoire. Aux yeux des dirigeants guinéens, le centre de gravité ne se situe plus à Dakar. L'initiative et le pouvoir sont pour quelques mois à Conakry.
L'action du Haut Commissariat ne consistera plus guère qu'à pallier les conséquences de décisions prises sans son aval (mutations de personnels) ou à tenter de contenir la nouvelle flambée de violences qui éclate en mai-juin 1958. Dans certains cas, la bataille est perdue d'avance et il ne s'agit d'appuyer des démarches du Gouverneur que pour la forme. Le meilleur exemple en est la transmission à Paris d'une contestation juridique d'un arrêté :

« Cet arrêté étant en contradiction avec décret 56-127 du 3-12-56! [définition des services d'État] j'appuie la position du chef de territoire en sollicitant annulation de la délibération du Conseil de gouvernement de la Guinée par décret pris après avis du Conseil d'État » 25.

Elle sera sans effet.
Dans d'autres cas, le comportement des nouveaux Conseils de gouvernement — et pas seulement celui de la Guinée - ne permettra pas au Haut Commissaire de jouer son rôle de conseil et de tutelle ni non plus d'assurer la coordination dont il est chargé par les textes. Dans une note au Haut Commissaire, le Secrétaire général de l'AOF précisera n'avoir reçu aucun des actes des conseils de gouvernement durant les six premiers mois de leur existence 26.
Les événements qui se produisent en France en mai-juin 1958 et l'accession au pouvoir du Général de Gaulle vont à nouveau bouleverser les rapports entre Paris, Dakar et la Guinée, sans parler des autres Territoires. La Loi-cadre et ses institutions ne sont plus de saison. L'heure est à la redéfinition de l'ensemble franco-africain et à l'acceptation de la communauté proposée par le référendum. Le vote de la Guinée va redonner au Haut Commissaire, tout comme au Ministère de la France d'Outre-mer, un rôle considérable à son égard. Ils vont conserver la haute main sur les dossiers guinéens pendant les trois mois qui suivent l'accession à l'indépendance. Grande sera leur liberté d'action dans la mise en application des strictes consignes générales données par de Gaulle.

Pierre Messmer. 1916-2007
Pierre Messmer — 1916-2007

Pierre Messmer, qui assume les responsabilités de Haut Commissaire -depuis juillet, s'emploie avec énergie et détermination, sans grands états d'âme apparents, à exécuter les instructions reçues. Se sentant fort également de l'appui du Général, il n'hésitera pas à les transgresser quand il le jugera nécessaire, comme lors de l'enlèvement des billets de l'Institut d'émission :

« devant passivité Institut qui risquait de compromettre gravement intérêts français, j'ai décidé enlever de Conakry la partie des stocks de billets neufs non émis qui n'étaient pas nécessaires à la vie économique du territoire soit environ 1,700 milliards/CFA … ».

« Ma décision, dont je revendique responsabilité, est évidemment contraire aux instructions de votre 397-398 du 27-9-58 mais je pense qu'en raison des circonstances vous voudrez bien l'approuver » 27.

Dans son télégramme, le Ministre avait cependant indiqué clairement le changement de décision :

« après toute une semaine pendant laquelle j'avais maintenu les décisions prises en ce qui concerne encaisse Guinée et refusé de céder aux manoeuvres dilatoires de l'Institut et à l'opposition formelle du Ministère des Finances, je vous confirme que j'ai reçu instruction Matignon renoncer opération enlèvement » 28

L'enlèvement, sans incident, s'était effectué le jour même du référendum. Il fallait y penser ! Précisons cependant qu'il n'était pas vraiment contraire à l'esprit des instructions reçues puisque le Ministre avait prescrit l'estampillage des dits billets :

« cette opération a pour but, faute de pouvoir brûler les billets et faute de les transférer, d'aboutir à les rendre inutilisables ».

C'est bien la même ligne qu'appliquaient Paris et Dakar, mais plus dure dans le cas de ce dernier. Une douzaine de jours plus tôt, Pierre Messmer communiquait ses plans d'intervention des réserves mobiles dont il disposait pour parer aux situations selon leur éventuel degré d'urgence 29. D'autres mesures avaient été préconisées dont, entre autres, un arrêt et un démontage partiel des installations de Radio-Conakry 30. Paradoxalement, l'indépendance de la Guinée et son départ de la Fédération de l'AOF redonnait un surcroît d'activités au Haut Commissariat.

5. Le pôle Guinée : un pouvoir à deux têtes dont l'une est absorbée par l'autre

Par opposition aux deux pôles précédents des relations triangulaires, le pôle Guinée recouvre l'action de deux acteurs principaux, le Gouverneur (en la personne successivement de C. H. Bonfils, J. Ramadier et J. Mauberna) et Sékou Touré qui, de député élu en janvier 1956, devient Vice-Président du Conseil de gouvernement en mai 1957. Pour résumer les nouveaux rapports de force et leur évolution au cours de ces trois années 1956-1958, nous pourrions sans doute dire que le Gouverneur Bonfils réussira encore à contenir et encadrer la montée en puissance de Sékou Touré. Pour sa part J. Ramadier assurera, au prix d'efforts incessants, une relative tranquillité publique malgré le nombre des incidents et la mise en place sans à coups des institutions résultant de la Loi-cadre. Le Gouverneur J. Mauberna, lui, se trouvera de plus en plus marginalisé. Quant à Sékou Touré, il fait désormais jeu égal avec Dakar et Paris dont il est l'interlocuteur incontournable, si ce n'est le véritable partenaire. Mais deux instruments de pouvoir lui échappent encore : le plein contrôle des forces de police et de sécurité, la gestion unilatérale de la fonction publique. Il lui faut aussi tenir compte d'une opposition politique d'autant plus active qu'elle sent que le temps joue contre elle.
Avec une longue patience, Ch. H. Bonfils s'efforce, sans remettre en cause les résultats des élections, de faire comprendre au PDG-RDA et à son chef la nécessité d'un apaisement politique. Dès janvier, il lui écrit pour affirmer sa résolution de ne pas « tolérer les exigences comminatoires » des militants locaux, pas plus qu'il n'aurait admis antérieurement la violation, par des membres de l'administration, des règles de neutralité fixées. Aussi lui demande-t-il : « de conseiller à tous vos représentants d'éviter de donner au succès de votre parti une allure de provocation par des manifestations exagérées. La dignité dans le triomphe est plus difficile que la résolution dans la défaite : elle est aussi indispensable et reflète au même titre la maturité des hommes » 31. Deux jours plus tard, dans une lettre au Haut Commissaire, en forme d'auto-critique, il constate que ses « pronostics se sont avérés faux d'une manière qui dépasse la marge normale d'erreurs dans des prévisons de ce genre. Ceux des Commandants de cercle […] le sont aussi et dans des proportions identiques sinon supérieures… ».
Il expose les grandes lignes de la politique à mener qui consiste à « reprendre hardiment tout le problème guinéen : refaire une administration saine et fonctionnelle différentes de celle qui s'était endormie […] perdant ainsi le contact avec l'administré, faire évoluer une chefferie qui a besoin d'être reprise en main […] mettre en place un système de représentation qui engage l'autorité des responsables politiques et lancer le tout sur la voie des réalisations économiques[…] » 32.
Sans doute obtiendra-t-il quelques résultats vis à vis de la chefferie avec “l'épuration” de quelques uns de ses membres et la mise en place d'une association des chefs. Mais il quittera son poste, neuf mois plus tard, dans l'amertume et le découragement, sans avoir pu mener à bien sa politique : le statut de la chefferie en reste aux voeux pieux, les troubles politiques atteignent un nouveau paroxysme. « Il m'est pénible de l'écrire, mais la raison n'a plus beaucoup de poids à Conakry en face des haines inextinguibles que tempère seule une peur réciproque […] » 33
Son successeur, J. Ramadier, va tenter de ramener un minimum de calme par une présence personnelle sur le terrain dès que des incidents surgissent et grâce à des moyens plus adéquats pour le maintien de l'ordre. D'entrée de jeu, il avait voulu donner ainsi le sentiment de prendre fermement en main les destinées du Territoire. Vis-à-vis du Ministère également, à propos de l'expulsion de Sierra Leone de plusieurs milliers de ressortissants guinéens :

« Je regrette façon dont affaire a été menée avant ma prise de service car je n'aurais pu accepter : (a) être ainsi tenu à l'écart ; (b) que ce problème soit traité par voie diplomatique. Il s'agit avant tout d'un problème politique africain, celui des migrations saisonnières […] » 34.

Le fonctionnement des institutions dont il a présidé la mise en place va lui procurer de sérieux déboires. Il ne paraît pas avoir pu jouer un rôle dans la composition du Gouvernement élu par l'assemblée territoriale composée d'un bloc de 56 PDG-RDA sur 60 membres. Comme président du conseil de gouvernement, il sera amené, le voulant ou non, à signer ès qualité des arrêtés à la légalité contestable. Les autres membres du Conseil, soucieux de régler à leur façon des problèmes dont la solution demeurait pendante depuis longtemps, ne s'embarrasseront pas dans des subtilités juridiques.
La chefferie ? Elle est supprimée en décembre 1957, après la tenue d'une conférence des commandants de cercle, sans doute présidée par le Gouverneur, mais dirigée efficacement par Sékou Touré. Dans la foulée, une profonde réorganisation du terrritoire sera adoptée par un arrêté dont le nouveau Gouverneur demandera vainement l'annulation, un mois plus tard…
Les fonctionnaires d'État ? Sékou Touré et ses Ministres ne se préoccuperont guère de savoir s'ils relèvent de deux juridictions différentes (situation des administrateurs de la France d'Outre-mer) et demanderont, à leur convenance, toutes les mutations désirées. Le Haut Commissaire recevra maints télégrammes à ce sujet, au point d'essayer de calmer les émotions par l'envoi d'une circulaire à tous les Gouverneurs leur demandant d'y surseoir, d'autant que les autres territoires de la Fédération agissent, peu ou prou, de la même façon 35.

Jean Mauberna ( 1913-1968). dernier gouverneur de la Guinee francaise - 1956 a 1958
Jean Mauberna — 1913-1968

Lors des séances du Conseil de gouvernement, l'homogénéité du bloc des Ministres sera telle que le Chef de territoire s'en trouvera complètement paralysé. Tout se passe avant la réunion, les discussions et les décisions se faisant en d'autres lieux. Il n'y a plus ensuite qu'à entériner au cours de séances formelles. A la suite de l'une d'entre elles, le Gouverneur Ramadier s'effondrera littéralement, pleurant d'impuissance selon le témoignage d'un des Ministres présents 36. La même marginalisation se produira à l'encontre de J. Mauberna comme le révèle une de ses lettres à Sékou Touré :

« … ce texte [un arrêté] n'a pas été effectivement soumis à la délibération du Conseil de Gouvernement bien que le “chapeau” de l'arrêté porte “le Conseil de gouvernement entendu”. Certes je n'ai pas l'intention de m'attacher à l'aspect formel de cette question et encore moins de discuter de son fond […] Il ne vous échappera pas […] qu'un tiers bien informé pourrait soulever la nullité d'un tel acte et par la voie du contentieux, placer le Gouvernement dans une position fâcheuse. Il est donc souhaitable qu'à l'avenir le Conseil de gouvernement délibère effectivement sur les arrêtés et actes relevant de sa compétence et ceci dans le souci d'une bonne et saine administration »… 37.

Le signataire n'aura plus pour longtemps à s'inquiéter de la légalité des actes du Gouvernement guinéen : deux mois plus tard, sa fonction quasi honorifique sera supprimée, les vice-présidents devenantn résidents.

Conclusion

Pour la Guinée, la Loi-cadre et les institutions qu'elle avait créées sont désormais du passé, suite à la disparition de tout rapport hiérarchique, de tout lien de subordination vis-à-vis des instances de la métropole, qu'elles siègent à Conakry, Dakar ou Paris. Mais n'y a-t-il pas une contre-partie ? Sékou Touré, dans l'exercice concret de ses responsabilités à l'intérieur de la Guinée, par sa volonté acharnée de ne tenir compte d'aucun autre pouvoir que le sien, de rejeter toute forme de coordination qu'il n'assumerait pas personnellement, semble avoir travaillé, lui aussi, à rendre impossible l'émergence d'un ensemble africain solidaire, une Fédération AOF transformée, en harmonie avec les réalités de ce temps. Il l'appelait pourtant de ses voeux sur toutes les tribunes ! Quoiqu'il en soit, l'étape de la semi-autonomie est quasi terminée, sauf en un seul domaine, celui de la sécurité publique. L'accession à l'indépendance, par le vote négatif au Référendum, y pourvoit. Désormais, les relations sont des relations de puissance, d'Etat à Etat. La Guinée devient responsable de son propre destin.

Notes
1. On peut se reporter, entre autres analyses, à celle, classique, de Luchaire (1958 : 221-294).
2. Voir de Benoist (1982). Ce livre demeure l'ouvrage de référence incontournable sur l'évolution de l'AOF.
3. Deux jouèrent les éphémères, J. J. Juglas (un mois en 1955), A.Colin (15 jours en 1958)
4. Circulaire du 23 juillet 1951, de François Mitterrand.
5. Télégramme n° 93-99 du 25 mars 1955, de Pierre-Henri Teitgen.
6. Télégramme n° 220 du 17 juin 1950 à Haut Commissaire.
7. Télégramme du 5 février 1957.
8. Télégramme n° 20193 du 7 novembre 1956. Problème soulevé par l'expulsion de ressortissants guinéens par les autorités de Sierra Leone.
9. Télégramme n° 20207-20208 du 16 novembre 1956.
10. Télégramme n° 40086 du 30 mars 1957, du Haut Commissaire à tous Gouverneurs.
11. Télégramme n° 263 du 7 septembre 1957, à Haut Commissaire (82 France d'Outre-mer) :

« Agence Française de Presse ce jour signale incidents Macenta. Il s'agit d'une version exagérée d'événements somme toute mineurs dûs à des bagarres entre conseillers en mission et partisans d'un chef révoqué. Il y a eu effectivement 2 morts, l'affaire est entre les mains de la justice. Le calme le plus complet règne dans cette région. Je regrette seulement qu'un journaliste en mal de copie se soit crû obligé de faire un papier sans disposer de tous les éléments d'information ».

12. Télégramme n° 467 du 13 octobre 1956, de France d'Outre-mer à Haut Commissaire et Télégramme n° 775 du 14 octobre 1956, de AFCOUR-Dakar à France d'Outre-mer.
13. Télégramme n° 200 du 7 juillet 1957, de Gouverneur Guinée à Haut Commissaire.
14. Télégramme n° 1018 du 20 décembre 1957, de Haut Commissaire à France d'Outre-mer.
15. Lettre n° 59 du 21 janvier 1957, de G. Cusin aux Gouverneurs chefs de Territoires.
16. Télégramme n° 4 du 23 janvier 1958, de France d'Outre-mer.
17. Télégramme n° 61-63 du 30 septembre 1958, de Ministre France d'Outre-mer à Gouverneur Risterucci.
18. Télégramme n° 386-394 du 25 septembre 1958, à Haut Commissaire Dakar.
19. Cf. la sentence prononcée par de Gaulle à propos de Valéry Giscard d'Estaing : « il ira rejoindre les Soustelle et les Cornut-Gentille, tous ceux qui m'ont trahi, dans les oubliettes de l'histoire » (Foccart & Gaillard 1995 : 444).
20. Télégramme n° 80266 du 20 juillet 1956, de Haut Commissaire à tous Gouverneurs.
21. Circulaire n° 47 du 8 mars 1957, à tous Gouverneurs.
22. Circulaire n° 49 du 18 mars 1957, à Messieurs les Gouverneurs, chefs de Territoire.
23. Lettre n° 1405 du 22 février 1958, à Ministre de la France d'Outre-mer.
24. Lettre n° 2525 du 30 octobre 1956, de G. Cusin à Ministre de la France d'Outre-mer.
25. Télégramme n° 458 du 4 février 1958, de G. Cusin, Haut Commissaire, à Ministre de la France d'Outre-mer.
26. Note pour Monsieur le Haut Commissaire du 2 janvier 1958, de X. Torré.
27. Télégramme n° 782-783 du 29 septembre 1958, à Ministre France d'Outre-mer. Voir aussi le témoignage de Pierre Messmer comme ancien Haut Commissaire (Messmer 1992).
28. Télégramme n° 397-398 du 27 septembre 1958, du Ministre de la France d'Outre-mer à Haut Commissaire.
29. Télégramme n° 730-731 du 17 septembre 1958, de Pierre Messmer, Haut Commissaire, à France d'Outre-mer.
30. Télégramme n° 762-764 du 25 septembre 1958, de Pierre Messmer, Haut Commissaire, à France d'Outre-mer.
31. Lettre n° 3 du 4 janvier 1956, de Ch. H. Bonfils au Secrétaire général du RDA à Conakry.
32. Lettre n° 6 du 6 janvier 1956, de Ch. H. Bonfils à Haut Commissaire.
33. Rapport n° 2726 du 16 octobre 1956, de Ch. H. Bonfils à Haut Commissaire.
34. Télégramme n° 32-34 du 13 novembre 1956, de J. Ramadier à France d'Outre-mer, adressé Dakar, communiqué Paris.
35. Circulaire n° 109 du 21 décembre 1957, de X. Torré, Secrétaire général AOF à Chefs de Territoire du groupe.
36. Témoignage du Dr N.R. Accar, alors Ministre de la santé (entretien avec l'auteur).
37. Lettre n° 23 du 20 mai 1958, de J. Mauberna à Sékou Touré, vice-Président du Conseil de gouvernement.

Bibliographie



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