Paris. Editions Git le Coeur. 1972. 270 p.
On compare souvent la Guinée aux autres Etats africains, tantôt pour affirmer que malgré ses faiblesses, l'Etat guinéen est plus progressiste que la plupart des autres, et qu'à tout prendre, c'est actuellement ce qu'il y a de mieux en Afrique, avec l'Algérie, l'Egypte, la Tanzanie et le Congo-Brazzaville ; tantôt, c'est pour soutenir que la Guinée est en retard sur la Côte d'Ivoire et le Sénégal, et que, dans ces pays au moins les magasins sont pleins, qu'on y trouve tous les produits alors qu'en Guinée, les rayons sont vides. Le premier point de vue, le plus répandu, se rencontre dans les milieux les plus divers. Il est le fait à la fois des partis progressistes d'autres continents, de certains pays socialistes et même de nationalistes africains ; les réactionnaires africains présentent même la Guinée comme un Etat communiste. C'est ainsi que dans la conférence de presse tenue en mai 1965, Philippe Yacé, le deuxième personnage de la Côte d'Ivoire, déclarait :
Fourrier du communisme chinois… M. Sékou Touré qui croit, il ne le cache pas, au triomphe final du socialisme, c'est-à-dire du communisme, qui croit que la Chine de Pékin sera tôt ou tard le vainqueur de cette compétition, la Chine de Pékin à laquelle il aurait apporté sa voix si la conférence d'Alger avait eu lieu, cette Chine qui inspire ses actions démagogiques et sanglantes en Guinée…
Que faut-il penser de cette opinion ? Pour répondre, il nous faut d'abord apprécier, ne serait-ce que sommairement, les autres régimes africains.
On divise en général les Etats africains en deux groupes l'Afrique dite révolutionnaire (essentiellement l'ancien groupe de Casablanca) et l'Afrique dite modérée (essentiellement l'OCAM).
On appelle « Afrique révolutionnaire », le groupe de Casablanca (la RAU [République arabe d'Egypte groupa l'Egype et la Syrie, de 1958 à 1961. — T.S. Bah] , l'Algérie, le Ghana (de N'Krumah), le Mali (de Modibo Keïta), la Guinée, la Tanzanie, le Congo-Brazzaville et la Mauritanie. Avant d'apprécier certains de ces pays, voyons d'abord ce que fut le groupe de Casablanca.
Il ne fut pas créé pour répondre aux intérêts des peuples africains, mais il fut suscité par « l'impérialisme américain » en vue d'éliminer le leader congolais Patrice Lumumba. Ce dernier inquiétait les Etats-Unis à cause de son nationalisme intransigeant et ils craignaient que l'intervention de l'ONU ne lui soit plutôt favorable. Ainsi, tout en souhaitant maintenir et renforcer au Congo les « casques bleus » favorables à leur politique (Tunisiens, Ethlopiens, Indiens… ), ils voulaient trouver un allié sûr pour lui confier une mission d'autant plus délicate que ni leurs services spéciaux, ni leur diplomatie traditionnelle ne pouvaient accomplir. Il s'agissait d'opérer le retrait de toutes les forces africaines susceptibles de gêner la nouvelle stratégie américaine au Congo. C'est M. Sékou Touré, chef d'un jeune Etat « progressiste » qu'ils chargèrent alors, avec le roi Mohamed V, d'organiser une conférence en vue du retrait des troupes. Mais cette décision de retrait devait apparaître comme une protestation contre l'action congolaise de l'ONU et comme une solidarité concrète avec Lumumba. Le président Sékou Touré prépara l'opinion par son discours à la 15e session de l'ONU presque entièrement consacrée à la question congolaise. Il fut aidé dans son action par la conjoncture tant africaine qu'internationale. L'opinion progressiste tant africaine qu'internationale trompée par les déclarations faites ainsi que par les communiqués et accords culturels et commerciaux signés par M. Sékou Touré dans les pays socialistes et à Cuba, continuait à voir en lui un révolutionnaire.
La République Arabe Unie, qui avait un fort contingent de son armée nationale au Congo, redoutait un long engagement en Afrique Noire et souhaitait concentrer les forces égyptiennes afin de pouvoir en disposer. Elle ne cherchait donc qu'un prétexte pour les retirer honnêtement du « guêpier congolais ». La République du Mali, née de la rupture avec le Sénégal, était entrée au Congo sous la bannière d'une Fédération qui avait cessé d'exister. Elle cherchait en novembre 1960, à retirer son contingent du Katanga autant qu'elle désirait s'institutionnaliser avec d'autres Etats afrcains pour sortir de son isolement.
La monarchie alouite était largement désavouée par l'opinion internationale pour ses prétentions sur la Mauritanie. Elle était dénoncée au Maroc même par sa sujétion vis-à-vis des USA et pour l'action de son général Khettani et de son contingent de « casques bleus » au Congo (opération Mobutu). Elle recherchait une caution des Etats les plus « progressistes » du continent et acceptait, bien entendu, de se dégager militairement du Congo. L'Algérie était à sa sixième année de guerre libératrice. Elle réclamait un appui plus concret des Etats africains. Elle était prête à participer à toute conférence susceptible de renforcer le prestige et la représentativité de son gouvernement provisoire. Tel était également le cas pour le gouvernement de Lumumba. Ce dernier, décidé à résister à l'agression, comptait sur l'aide concrète des Etats progressistes africains. Ainsi, tous les Etats et mouvements considérés comme progressistes en Afrique trouvaient un intérêt immédiat à la réunion d'une conférence. Seul, le Ghana du président Kwamé N'Krumah inquiétait les organisateurs de la conférence (Sékou Touré et Mohamed V) car N'Krumah avait, depuis quelques temps, menacé de retirer ses forces du commandement de l'ONU pour les placer sous celui de Lumumba. Aussi, les organisateurs décidèrent-il de le neutraliser. Grâce à la complicité du ministre « pro-américain » des Affaires Etrangères du Ghana, N'Krumah ne fut informé de la tenue de la conférence que quelques jours avant son ouverture. Mécontent, il faillit ne pas y assister.
Voilà donc une conférence qualifiée de progressiste qui se réunissait principalement dans le cadre de la stratégie américaine au Congo. Comme il se devait, elle fustigea l'action de l'ONU, reconnut le gouvernement de Lumumba comme le seul représentant légal et qualifié du peuple congolais, dénonça Israël comme agent de l'impérialisme au Moyent-Orient, soutint les visées marocaines sur la Mauritanie et reconnut le GPRA.
Mais cela ne changeait rien au fond, la conférence de Casablanca réunie au profit des USA, ne pouvait donc pas écouter la voix discordante de Kwamé N'Krumah, partiellement étouffée du reste par les intrigues au sein même de sa délégation, et qui demandait si «… la place laissée vide par le retrait de nos forces ne serait pas immédiatement occupée par des troupes à la solde de l'impérialisme ».
Cependant, tous les progressistes africains ne furent pas, à l'époque, dupes de la manoeuvres américaine. L'Union nationale des Forces populaires du Maroc dénonça la supercherie. Son leader Mehdi Ben Barka déclara :
C'est dans la cadre des agissements de l'impérialisme américain et de ses manoeuvres pour détourner les jeunes Etats africains de la voie de la libération réelle que cette Conférence fut convoquée.
Loin d'être l'organisation révolutionnaire qu'il prétendait être, le groupe de Casablanca ne fut qu'un instrument des Etats-Unis. C'était si vrai, qu'une fois sa mission achevée (retrait des troupes du Congo), il n'avait plus de raison d'être. Moins de deux ans après sa création, il disparaissait.
L'Egypte d'avant les événements de 1952 était une néo-colonie reposant sur l'alliance entre l'impérialisme, principalement britannique d'une part, la féodalité et la bourgeoisie égyptienne d'autre part. La petite bourgeoisie, exclue de toute participation tant au pouvoir politique qu'économique, n'avait qu'un seul moyen pour s'élever dans la hiérarchie sociale : l'armée. La défaite de 1947 face à Israël, la corruption et l'incapacité du régime égyptien et sa soumission servile à l'impérialisme britannique avaient exacerbé le nationalisme de cette petite bourgeoisie. Aussi, prit-elle la direction de la lutte contre le régime et le renversa-t-elle en 1952.
Après la prise du pouvoir, la petite bourgeoisie se transforma progressivement en une nouvelle classe dirigeante, une bourgeoisie d'Etat. Elle liquida les intérêts de la féodalité et de la grande bourgeoisie au profit de l'Etat qu'elle contrôlait, de son Etat. La direction de toutes les sociétés d'Etat fut confiée à des officiers. La petite bourgeoisie issue de l'armée se transformait ainsi en une bourgeoisie d'Etat. Dépouillée de la plupart de ses biens, la grande bourgeoisie tenta de sauver ce qui pouvait l'être encore, en concluant notamment des alliances matrimoniales avec les nouveaux maîtres, les officiers.
La nouvelle bourgeoisie, après avoir liquidé les intérêts de la féodalité démantela les forces progressistes. Elle procéda à l'interdiciton du Parti communiste, à des emprisonnements massifs et à la liquidation physique systématique des communistes et autres éléments progressistes. Pendant cette phase, qui dura jusqu'en 1956, la nouvelle bourgeosie consolida sa base, mais ne démantela pas toutes les positions des impérialistes.
La nationalisation du canal de Suez ouvrait une nouvelle phase. L'opposition d'intérêt entre la nouvelle bourgeoisie et les impérialistes à la suite de cette nationalisation devint si vive (attaque militaire franco-anglo-israélienne) que la bourgeoisie d'Etat égyptienne fut contrainte de s'appuyer sur les masses populaires pour éviter d'être balayée. Elle développa ses relations avec les pays socialistes, principalement avec l'Union Soviétique. Cette dernière, depuis le 20e congrès du PCUS, s'était engagée dans la politique de soutien aux bourgeoisies nationales et aux Etats dits de « démocratie nationale ». Les poursuites contre les communistes cessèrent et ceux-ci furent même appelés à des postes de responsabilité dans l'administration. Le Parti communiste égyptien procéda à sa propre dissolution pour intégrer l'Union socialiste arabe.
Après ce bref historique, il convient maintenant d'apprécier la nature de classe de l'Etat égyptien.
La RAU est un pays relativement développé. Avant 1952, les intérêts impérialistes étaient surtout concentrés dans les banques, l'industrie et le commerce. Il n'y en avait par contre aucun ou si peu dans les mines et le pétrole. La mainmise de la bourgeoisie d'Etat sur ces secteurs entraîna un conflit d'intérêt avec les capitalistes, la féodalité et la grande bourgeoisie. Pour sauvegarder ses intérêts de classe, la bourgeoisie d'Etat fut contrainte de s'opposer à la pénétration impérialiste. Elle dut constamment se défendre contre les propriétaires fonciers qui restaient encore puissants dans les campagnes, contre l'ancienne grande bourgeoisie qui ne désespérait pas de renverser un jour la situation (l'exemple indonésien n'a fait que renforcer ses espoirs). Cependant, la bourgeoisie d'Etat pouvait sauvegarder assez aisément ses intérêts de classe parce que ses usines ne dépendaient pas des impérialistes, ni pour leur ravitaillement en matières premières ni pour les produits utilisés ; ceux-ci soit se trouvaient sur place, soit étaient fournis par les pays socialistes. La bourgeoisie contrôla aussi le marché intérieur qui est son principal débouché. Mais cette bourgeoisie d'Etat se trouve en même temps en contradiction avec les masses ouvrières et paysannes qu'elle exploite. Ainsi, ses intérêts de classe l'opposent à la fois à l'impérialisme, la féodalité et la grande bourgeoisie d'une part, aux masses ouvrières et paysannes d'autre part. Elle est anti-impérialiste dans la mesure où elle veut se réserver et se réserve l'exploitation quasi-exclusive des masses égyptiennes. Elle l'est aussi dans la mesure où elle s'oppose, dans une certaine mesure, à la présence impérialiste dans les Etats voisins. Mais son antiimpérialisme est inconséquent, car la peur qu'elle a des masses qu'elle exploite l'oblige à faire des compromis avec les impérialistes. De par sa base économique et son comportement, c'est une bourgeoisie nationale. De par sa composition sociale, c'est une bourgeoisie militarobureaucratique. Elle s'oppose à l'impérialisme car celui-ci veut sa destruction ; mais elle est incapable de lutter d'une façon conséquente contre ce dernier. D'autre part, vivant de l'exploitation des masses égyptiennes, elle n'a aucun intérêt à leur véritable libération. Elle constitue donc un frein dans le processus de libération de celles-ci.
La menace des impérialistes et surtout des forces réactionnaires internes (propriétaires fonciers, grande bourgeoisie et aile réactionnaire de la bourgeoisie nationale) s'est renforcée depuis la guerre de juin 1967. Aussi, l'aile gauche de la bourgeoisie nationale pousset-elle dans le sens d'un plus grand appui sur les masses populaires. Mais le régime égyptien actuel ne peut réellement s'appuyer sur les masses populaires. En effet, s'appuyer réellement sur les masses reviendrait pour la bourgeoisie nationale à renoncer à ses intérêts de classe pour servir ceux des masses populaires. L'absence d'une véritable avant-garde organisée sur des bases indépendantes de l'Union socialiste arabe ne permet pas aux masses populaires de s'engager systématiquement dans le processus de leur véritable libération. En intégrant l'Union socialiste arabe et en renonçant ainsi à son indépendance à la fois organisationnelle et politique, le Parti communiste égyptien a objectivement livré les masses à l'exploitation de la bourgeoisie. La décision des dirigeants du Parti communiste égyptien s'expliquait par des illusions qu'ils se faisaient sur le président Nasser, sur la bourgeoisie nationale et sur la capacité de ceux-ci de mener jusqu'au bout la révolution nationale, démocratique et populaire en Egypte. C'est la même erreur que celle commise par le Parti communiste indonésien (PKI).
Considérer la bourgeoisie nationale comme appartenant à l'aspect dit populaire au sein du pouvoir d'Etat de la République d'Indonésie, et le président Sukarno comme dirigeant pour ce qui est de cet aspect, c'est reconnaître que la bourgeoisie nationale était capable de diriger la révolution démocratique bourgeoise de type nouveau. Cela est contraire à la nécessité et à la réalité historique 1.
Le PKI, qui avait été pourtant beaucoup moins loin que le Parti communiste égyptien, car il n'avait jamais renoncé à son indépendance organisationnelle, allait payer très cher ses illusions :
En un court laps de temps, la contre-révolution, a massacré et arrêté des centaines de milliers de communistes et de révolutionnaires en dehors du parti qui se trouvaient dans une position passive, et a paralysé l'organisation du PKI et les groupements révolutionnaires de masses 1.
L'aile gauche de la bourgeoisie nationale égyptienne subit le même sort : ses leaders sont arrêtés et condamnés. Débarrassée de ces empêcheurs de tourner en rond, l'aile droite expulse les experts soviétiques et s'engage avec la Libye dans une sainte alliance anti-communiste.
Par suite de la domination française, une forte couche européenne s'était installée en Algérie. Elle s'était emparée des meilleures terres, refoulant les paysans sur les sols ingrats. Avec le temps, cette société coloniale avait étendu le champ de ses activités pour contrôler les banques, le commerce, la petite et moyenne industrie, en plus de l'agriculture. Le colonialisme traditionnel français s'appuyait sur la féodalité algérienne pour exploiter les masses populaires (ouvriers et paysans) et la petite bourgeoisie.
L'oppression, l'exploitation, les vexations et les humiliations subies par la petite bourgeoisie nationaliste, la contraignirent à recourir à la violence pour mettre fin à la domination coloniale. Le Front de Libération nationale (FLN) qui dirigeait la lutte armée était une alliance entre les masses paysannes, la classe ouvrière, certains féodaux nationalistes et la petite bourgeoisie. La direction était assurée par la petite bourgeoisie.
Le FLN n'avait pas de programme économique et social précis. Il posait le problème de l'indépendance politique, mais non celui de la nature du futur Etat. Le GPRA était contrôlé par des éléments petits bourgeois et bourgeois. Mais, avec la prolongation de la lutte, la base du FLN se radicalisait progressivement. Des éléments jeunes, plus politisés, venaient de plus en plus le renforcer. Ces éléments voyaient plus loin que la libération politique ; ils aspiraient à un véritable bouleversement des structures socio-économiques de la société algérienne, à une révolution véritable : révolution à la fois politique, économique, sociale et culturelle. Parallèlement à cette plus grande participation des éléments plus politisés et favorables à la révolution sociale, les éléments, soit moins politisés, soit peu favorables à cette révolution et qui étaient nombreux au début de la lutte, voyaient leur poids idéologique diminuer progressivement, soit parce qu'ils tombaient sur le champ de bataille, soit parce qu'ils étaient écartés par la base au profit de cadres plus engagés. Si la lutte armée se prolongeait suffisamment dans le temps, ce processus de radicalisation éliminerait progressivement lés éléments bourgeois et petits bourgeois réactionnaires. C'est ce que comprirent les milieux financiers français ainsi que le GPRA. Les uns et les autres voulurent éviter cette radicalisation et le seul moyen d'y réussir était de négocier au plus tôt. Le compromis entre les deux camps allait se faire au détriment des masses algériennes, d'une part, et du colonialisme traditionnel français d'autre part. En effet, le capital financier français, désireux de s'assurer le contrôle des matières premières de l'Algérie, n'hésita pas à sacrifier les intérêts du capital colonial (capital commercial et industriel) au profit de son nouvel allié, la nouvelle classe dirigeante algérienne. Le compromis livrait à celle-ci les secteurs économiques traditionnels détenus par les colons (commerce, petite et moyenne industrie, propriété foncière) tandis que le grand capital français se réservait l'exploitation du pétrole et du gaz.
Pendant un moment, les forces progressistes, regroupées autour de Ben Bella, tentèrent de s'opposer à cette perspective. Pour liquider la direction bourgeoise et petite-bourgeoise réactionnaire du GPRA, ces forces progressistes s'étaient appuyées sur l'Armée de Libération Nationale (ALN). Si cette dernière, qui était installée durant la guerre à la frontière tunisienne, avait peu participé à la lutte dont le poids principal avait été supporté par les troupes intérieures, les wilayas, elle était, par contre, à la fois puissante (près de 40 000 hommes) et bien équipée ; et elle était plus une armée de type classique qu'une armée révolutionnaire ; elle était attachée plus à la personne de ses chefs qu'à la révolution. C'est donc cette ALN dont la direction constituait déjà une caste, qui allait permettre aux éléments progressistes de triompher sur le GPRA. Dans la réalité, la victoire remportée sur le GPRA sera moins celle de ces éléments progressistes que celle de la caste militaire. En écrasant les wilayas sous la masse de ses blindés, l'ALN devenait la seule force organisée en Algérie.
Face à cette force contrôlée par la caste d'officiers dont le chef de file était le colonel Boumédienne, les éléments progressistes ne pouvaient espérer imposer leurs vues qu'en se dotant de milices populaires puissantes, autonomes de l'ALN, et capables non seulement de lui tenir tête, mais encore de la vaincre. L'absence d'une véritable avant-garde organisée et liée aux masses, l'hétérogénité du FLN et l'opposition de l'armée ne permirent pas la création de ces milices. Cette absence d'avant-garde était due à la ligne opportuniste du Parti communiste algérien. Ce dernier, composé essentiellement de militants d'origine européenne et étroitement lié au Parti communiste français, s'était opposé à la lutte armée. Il avait traité les dirigeants du FLN d'aventuristes [?!]. Son opposition à la lutte armée de libération l'avait disqualifié et discrédité. Après la victoire, au lieu de faire son autocritique et de tirer les leçons de ses erreurs pour pouvoir jouer un rôle d'avant-garde, il adopta une autre forme d'opportunisme. Pour éviter de se voir rappeler son attitude défaitiste de la période antérieure, il apporta un soutien inconditionnel à Ben Bella. Il accepta même de se dissoudre pour intégrer le FLN. Ce dernier restait toujours, pourtant, un mouvement hétéroclite, groupant les représentants de classes antagonistes. Il était donc prévisible qu'on se dirigeait en son sein vers un affrontement entre ces différentes classes.
C'est en prévision de cet affrontement que Boumédienne et le groupe d'officiers qui l'entouraient procédèrent au renforcement de l'ALN. Ils recrutèrent et placèrent à des postes importants, les officiers algériens qui servaient auparavant dans l'armée française. Ils renforcèrent ainsi l'aspect d'armée classique de l'ALN, la transformant en leur instrument. C'est autour d'eux que se groupèrent les représentants des forces réactionnèrent qui s'opposaient de plus en plus à la politique de Ben Bella. L'aboutissement des contradictions fut le coup d'Etat de juin 1965.
Avec Boumédienne, s'installait une bourgeoisie militaro-technocratique appuyée sur les chefs religieux. Les quelques rares représentants des forces progressistes qui participèrent encore au pouvoir après le coup d'Etat furent progressivement écartés. Boumédienne profita des erreurs du colonel Zbiri pour écraser ce qui restait des forces progressistes. Ainsi, après sept années de guerre, de sacrifices de toutes sortes, le peuple algérien se retrouvait sous le joug d'une nouvelle bourgeoisie (formée de militaires et de technocrates) alliées aux forces réactionnaires et religieuses.
Le Congo-Brazzaville sous le régime de Fulbert Youlou était un des Etats africains les plus inféodés à l'impérialisme français. Le président de la république était entouré de conseillers européens dont la plupart avaient été des vichystes notoires. Le régime était si corrompu, si incapable et si honni des masses populaires que certains milieux français et l'Eglise elle-même souhaitaient quelques changements. C'est ainsi que le journal de l'Eglise la Semaine Africaine, écrivait : « Hommes en place, et vous leurs épouses, vous êtes aujourd'hui riches de votre confort, de votre instruction peut-être, de votre belle maison, de vos relations, des multiples missions qui vous sont octroyées et vous ouvrent des horizons nouveaux. Mais toute votre richesse vous fait une carapace qui vous empêche de voir la misère qui vous entoure… S'il n'y a pas de place dans votre coeur pour les égards vis-à-vis des gens placés en dessous de vous, il n'y aura pas de place pour vous dans la maison de Dieu. » Le régime réactionnaire de Youlou fut renversé par un mouvement populaire en août 1963.
Depuis la « révolution » de 1963, le Congo-Brazzaville est classé parmi les Etats progressistes. D'ailleurs, le gouvernement congolais, tant sous Massemba-Debat, qu'actuellement sous Marien N'Gouabi, a proclamé officiellement qu'il construisait le socialisme. Officiellement, le Congo-Brazzaville est à l'heure du socialisme scientifique. Mais, derrière cette façade officielle, qu'elle est la réalité ? Le Congo-Brazzaville est à la fois une colonie et une néo-colonie. C'est une colonie car les structures fondamentales de l'époque coloniale sont restées inchangées. Les maisons coloniales continuent à dominer le commerce, les sociétés étrangères contrôlent toujours l'économie ; l'enseignement supérieur dépend encore de la France. C'est une néo-colonie parce qu'il y a un gouvernement autochtone et une bourgeoisie locale alliée de l'impérialisme. Le Congo est donc loin d'être un véritable Etat indépendant.
L'économie du pays étant encore entre les mains de l'impérialisme, il va de soi qu'elle est au service de la minorité bourgeoise alliée de l'impérialisme. Les structures économiques du pays servent encore l'impérialisme français qui est le principal bénéficiaire des ressources naturelles et minières. Le commerce extérieur et intérieur envahi par les produits étrangers, les entreprises privées, non seulement voient leur chiffre d'affaires augmenter, mais leur champ d'action se développer harmonieusement au bon vouloir de la bourgeoisie bureaucratique et compradore, le secteur privé reste alors puissant et domine notre économie 2.
La situation des masses est restée fondamentalement identique à ce qu'elle était sous la période coloniale. La domination du capital étranger se maintient. Il suffit de se reporter à la suite du discours du secrétaire général de la CSC pour s'en convaincre.
Cette Afrique est représentée principalement par les Etats de l'OCAM. La caractéristique essentielle de ces Etats est d'être à la fois des colonies et des néo-colonies.
Dans la plupart de ces Etats, les structures coloniales traditionnelles sont restées à peu près intactes malgré les « indépendances ». Le secteur commercial reste toujours, comme aux beaux jours de la colonisation, le fief des maisons coloniales. La CFAO, la Compagnie du Niger, Paterson-Zochonis, continuent à contrôler le commerce, la plupart des petites et moyennes industries sont aux mains des colons. L'indépendance n'a rien changé sur ce plan. Les maisons coloniales continuent à dominer le commerce d'import-export, le commerce de demi-gros et voire le commerce de détail. Cette domination freine sérieusement les possibilités d'accumulation de la bourgeoisie commerçante et des industriels locaux. D'où le mécontentement de ceux-ci, à la fois contre ces maisons et contre la bourgeoisie politico-bureaucratique qui gère l'Etat. D'autre part la société coloniale se maintient. Nous avons vu, dans la première partie de notre ouvrage, la nature et le rôle de cette société et son opposition avec la société colonisée. Cette société colomale (éliminée en Guinée) continue de jouer un rôle important dans la plupart de ces Etats, tant dans l'administration que dans le privé. La présence des assistants techniques dans l'appareil d'Etat de ces pays est un phénomène général. Partout, du Sénégal au Cameroun, en passant par la Côte d'Ivoire, le Gabon, les assistants techniques règnent en maîtres incontestés. Dans tous ces pays, ils jouent le rôle de « maire du palais derrière un directeur ou un ministre africain acceptant celui du roi fainéant » 3. Le vrai pouvoir dans les cabinets ministériels est détenu par le « conseiller technique ».
[Les ministres délégués Malinké jouent un rôle similaire dans le gouvernement A. Condé du 4 janvier 2011. La ficelle est si grosse qu'elle poussa général M. Toto Camara (un Soso) à publier une lettre de émission le 6 janvier 2011. — T.S. Bah]
La plupart des chefs de ces Etats ainsi que leurs ministres africains n'ont aucune confiance dans les capacités intellectuelles et techniques et dans les compétences des cadres africains. Conscients de leur propre incapacité et de leur inutilité réelle, ils voient le reste du pays à travers leur propre image. Ils s'en remettent entièrement aux « conseillers techniques ». Les cadres nationaux qui rentrent, parfois après de brillantes études, sont sous-employés. Le plus souvent, ils sont confinés dans des tâches secondaires et sont condamnés à errer dans de vagues bureaux sans aucune responsabilité. Parfois, ils se retrouvent sous les ordres d'assistants techniques qui ont été leurs promotionnaires sur les bancs de l'université en France. Alors dans ce cas, l'humiliation est ressentie encore plus profondément.
Dans le secteur privé, la plupart des postes de responsabilité sont détenus par des européens. Les grandes sociétés et surtout les banques ont bien commencé une africanisation des cadres, mais celle-ci reste encore très timide. Ainsi, l'emprise de la société coloniale n'est pas près de disparaître ; elle se maintient et parfois même se renforce. Dans certains pays, le nombre des nouveaux colons est plus élevé que celui des anciens dans la période coloniale. Le Sénégal qui est un des pays africains des plus pourvus en cadres nationaux est aussi, paradoxalement, le pays où le nombre d'assistants techniques est l'un des plus élevés. Depuis « l'indépendance », leur nombre S'est notablement accru. Il en est de même pour la Côte d'Ivoire.
A cette présence envahissante des cadres techniques, s'ajoute parfois celle de l'armée. Dans certains pays comme la Côte d'Ivoire, le Sénégal, l'armée nationale est inexistante, si on la compare à la base militaire française existant dans le pays.
Enfin, la superstructure coloniale se mantient ; tant au point de vue de l'enseignement que de la vie culturelle. L'organisation de l'enseignement est restée telle qu'elle était sous la colonisation ; son contenu est toujours déterminé par les anciennes métropoles. Dans les anciennes colonies françaises, les universités et les écoles secondaires ne sont rien d'autres que le prolongement de celles de la France. Elles sont inadaptées aux réalités de ces pays car les programmes d'enseignement français et les multiples réformes qu'ils subissent, suivent les rythmes des exigences de l'économie capitaliste française, or il est évident que ces rythmes ne sont pas ceux de l'économie africaine. Il en est de même dans la plupart des anciennes colonies anglaises. L'enseignement colonial qui était un enseignement expurgé de tout contenu africain, européanisé à l'extrême selon les désirs et les besoins des bourgeoisies colonialistes, est donc resté inchangé. Les anciennes métropoles ne continuent pas seulement à imposer les programmes ; la nomination des professeurs aussi, surtout dans les universités, dépend d'elles. Dans les anciennes colonies françaises, les chaires continuent à être attribuées par la France. Les universités n'ont d'africain que le nom.
La vie culturelle, lorsqu'elle existe, est soumise à l'influence étrangère, principalement à celle de l'ancienne métropole. Les centres culturels étrangers constituent les éléments moteurs de la vie culturelle dans la plupart de ces pays. Les revues, les journaux les plus répandus sont ceux de l'ancienne métropole. Toutes les activités culturelles sont organisées par celle-ci et par ses autres alliés occidentaux. Les séminaires, les colloques, les conférences sont toujours placés sous leur égide. C'est ainsi que le festival dit des Arts Nègres de Dakar fut placé sous la présidence d'un ministre français et d'une personnalité américaine. Les radios dites nationales reprennent souvent les programmes des stations de l'ancienne métropole.
Ainsi, sur tous les plans, aucun changement de fond ne s'est produit. Les structures fondamentales de l'époque coloniale se sont maintenues. Ce statu-quo est si manifeste au Sénégal, que le gouvernement n'a aucune gène à déclarer le 14 juillet (fête nationale fran
caise) journée chômée, cela en 1969 près d'une décennie après « l'indépendance ».
[En pleine campagne électorale 2010 —soit cinquante deux annés après la proclamation de la souveraineté politique —, A. Condé et Mamadou Sylla quittaient Conakry pour Paris afin d'yélébrer le 14 juillet. — T.S. Bah]
A cette structure coloniale restée presque sans changement notable, se superpose une structure néo-coloniale.
Cette structure néo-coloniale est imparfaite. En effet, le néo-colonialisme est, selon le général Vo N'Guyen Giap :
un produit de l'impérialisme à l'heure actuelle. Devant la puissante influence du système socialiste mondial et la marée montante du mouvement de Libération nationale des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine, les impérialistes ne sont plus à même de dominer les colonies suivant les vieux procédés. Les forces réactionnaires indigènes de leur côté, en premier lieu la bourgeoisie compradore et les grands propriétaires fonciers, tremblent pour leurs intérêts et leurs privilèges. Le néocolonialisme est le fruit de la collusion et du compromis entre les impérialistes d'une part et la bourgeoisie compradore et la classe des propriétaires fonciers et des féodaux des pays colonisés de l'autre, tendant à perpétuer le colonialisme sous des formes et suivant des méthodes nouvelles et à étouffer le mouvement révolutionnaire de masses.
C'est donc l'alliance entre les forces réactionnaires indigènes et les monopoles capitalistes. Or, dans la plupart de ces pays, l'aspect alliance est plutôt faible. Il y a surtout soumission. La répartition des pouvoir reste imparfaite. La structure néo-coloniale existe surtout dans le domaine politique car il y a un gouvernement autochtone. La bourgeoisie locale est ainsi confinée dans le simple rôle de commis aux écritures des grands monopoles impérialistes. Sa participation au pouvoir réel est très limitée. Elle ne contrôle ni sa monnaie, ni son commerce, ni son enseignement. Si elle occupe les principaux postes (président de la république, ministres, directeurs, etc.) dans l'appareil d'Etat, elle ne s'en remet pas moins aux « conseillers techniques » pour les décisions tant soit peu importantes. Sa puissance économique est faible. Son accumulation de capital est freinée par la présence envahissante des trusts et des maisons coloniales. On peut dire qu'aucun de ces régimes n'a résolu les problèmes fondamentaux de l'époque coloniale. Aucun n'a détruit à la racine l'appareil essentiel de l'exploitation coloniale traditionnelle. Telle est la réalité dans la plupart des Etats africains et nous pouvons maintenant procéder à la comparaison avec la Guinée.
La Guinée a accompli les tâches historiques de la petite bourgeoisie de l'époque coloniale. L'aile progressiste de la petite bourgeoisie africaine supportait avec peine la manière dont s'exerçait le pouvoir colonial. Aussi, sans mettre réellement en cause la présence impérialiste, s'opposait-elle à ce qu'elle considérait comme les méfaits de l'administration coloniale. Mais surtout, cette petite bourgeoisie souffrait de se voir confinée dans des tâches subalternes alors qu'elle aspirait à briller à la fois sur la scène locale et sur la scène internationale. Elle souffrait du mépris du colon, elle en souffrait d'autant plus que, souvent, elle se sentait aussi capable, sinon plus, que la plupart des cadres européens. En présence de l'appareil colonial, appuyé sur les féodalités et l'aile réactionnaire de la petite bourgeoisie, elle s'appuya sur les masses pour atteindre ses propres objectifs : prendre la place du colon et se transformer en bourgeoisie bureaucratique. Sa principale préoccupation était de prouver qu'elle était aussi capable que les cadres européens. Elle ne pouvait se réaliser pleinement en tant que classe qu'en s'emparant de tous les postes détenus par ces cadres européens. Dans la mesure où elle s'opposait à la domination coloniale, dans une certaine mesure, cette aile progressiste de la petite bourgeoisie était nationaliste. Ce nationalisme petit bourgeois va se reconnaître pleinement dans le régime de M. Sékou Touré. En effet, ce régime a réalisé à peu près tout ce que désiraient les nationalistes petits bourgeois africains. Il a procédé à l'africanisation presque totale des cadres (une des principales revendications de ce nationalisme). Cette africanisation satisfait l'amour-propre de la petite bourgeoisie progressiste de l'époque coloniale.
Il a réalisé une réforme de l'enseignement ; les programmes scolaires ne sont plus élaborés par l'ancienne métropole. Il a éliminé la société coloniale et l'emprise des anciens colons a disparu. Il a liquidé les maisons coloniales et créé un commerce national. En un mot, le régime guinéen s'est doté de tous les attributs extérieurs d'une véritable indépendance politique. C'est ce qui explique les considérations dont elle jouit aujourd'hui dans les milieux nationalistes petits bourgeois en Afrique. Dans la plupart des autres Etats africains' la persistance des structures coloniales empêche ces petits bourgeois nationalistes de jouer le rôle qu'ils estiment être le leur. Ils souffrent de la présence envahissante des conseillers techniques, de l'attitude hautaine, voire méprisante, de ceux-ci ; ils sont révoltés par tout ce qui rappelle la période coloniale. Impressionnés par les aspects superficiels du pouvoir, incapables d'aller au fond des choses, ils admirent tous, dans une certaine mesure, le régime guinéen : « En Guinée, au moins, ce sont les Nègres qui commandent, tandis que chez nous… »
Tel est leur refrain quotidien. Vivant dans les sociétés encore coloniales, malgré les indépendances, écrasés par le poids de l'assistance technique, choqués dans leur amour-propre, se sentant frustrés, beaucoup d'intellectuels nationalistes petits bourgeois, en Côte-d'Ivoire, au Sénégal, désirent suivre la voie de la Guinée. Leur revendication principale est l'africanisation des cadres, l'africanisation de l'enseignement, l'africanisation du commerce. En un mot, ils aspirent à la lquidation de l'appareil colonial traditionnel (assistants techniques, maisons coloniales). Ils aspirent ainsi, consciemment ou inconsciemment, à leur intégration dans la bourgeoisie bureaucratique. En effet, l'africanisation des cadres, l'étatisation du commerce, ne sont pas en sol des mesures révolutionnaires. Tout dépend de la nature de classe de l'Etat. Quelle est la classe qui dirige l'Etat ? au profit de qui se feront les nationalisations ? Ces intellectuels passent à côté du problème principal : la deuruction des Etats actuels, qui sont tous des Etats dominés par l'impérialisme et les bourgeoisies locales. L'africanisation et les nationalisations ne transformeront pas la nature des Etats actuels, par contre, elles satisferont les aspirations de la petite bourgeoisie.
La politique extérieure du régime guinéen satisfait aussi la petite bourgeoisie africaine, impatiente de jouer un rôle international. La phraséologie pseudo anti-impérialiste du régime, ses discours enflammés sur la dignité africaine, sur la voie africaine, les impressionnent. Les attaques contre l'impérialisme français sont particulièrement appréciées par l'intelligentsia des anciennes colonies françaises où la présence de l'ancienne métropole est encore omniprésente.
La comparaison entre la Guinée et ces autres Etats africains nous permet de dégager maintenant la signification de l'expérience guinéenne. Nous pouvons constater que le régime guinéen, historiquement, représente un pas qualitatif par rapport à ces régimes de l'Afrique « modérée ». Il a rempli les tâches historiques de la petite bourgeoisie. Celle-ci a pu, en Guinée, réaliser pleinement sa transformation en bourgeoisie bureaucratique et compradore. Alors que dans les autres pays de l'Afrique dite modérée l'ascension d'une bourgeoisie africaine, favorisée par la situation juridique de « l'indépendance » est à la fois encouragée par les anciens intérêts coloniaux (surtout pour des raisons politiques) et limitée par le maintien de ces intérêts dans les secteurs fondamentaux de l'économie ; en Guinée, le caractère plus radical de la politique d'indépendance lui donne apparemment plus de champ. Mais, en même temps, le régime guinéen a montré les limites de la petite bourgeoisie, en tant que classe. En effet, l'expérience guinéenne montre que la petite bourgeoisie, lorsqu'elle dirige la lutte, ne peut jamais la mener jusqu'au bout. Il arrive un moment où, son rôle historique achevé, elle réalise sa mutation en bourgeoisie et entame alors sa phase réactionnaire.
Grâce à l'expérience guinéenne, le problème de la libération apparaît plus clairement. Elle montre que la véritable libération ne peut se faire que par un mouvement dirigé par les forces populaires (ouvriers et paysans).
La féodalité africaine, en se faisant l'alliée zélée du colonisateur, avait abdiqué toute volonté nationale. Les planteurs africains et l'aile réactionnaire de la petite bourgeoisie urbaine, en renonçant à briser les structures traditionnelles de la colonisation, se sont montrés dépourvus de tout esprit de nationalisme.
Avec l'expérience guinéenne, on voit les limites du nationalisme de l'aile progressiste de la petite bourgeoisie. Elle peut, au mieux, liquider les structures traditionnelles de l'Etat colonial et poser les fondements d'une véritable néo-colonie.
Cette expérience oblige tout Africain qui aspire réellement à la véritable libération de l'Afrique, à poser le vrai problème, celui de l'Etat.
Dès que le problème fondamental d'une révolution a été clairement posé… alors ce problème ne cesse de ressurgir dans toute son actualité, et, avec la fatalité d'une loi naturelle, chaque épisode de la lutte le fait apparaître dans toute son ampleur, si peu préparée à le résoudre que soit la révolution, si peu propice que soit la situation 4.
Le problème fondamental de la révolution, en Afrique est donc de briser les Etats actuels, dominés par l'impérialisme, pour leur substituer des Etats populaires. Cette tâche ne peut être accomplie sous la direction de la petite bourgeoisie. Celle-ci ne peut désormais jouer un rôle progressiste qu'en se mettant au service des masses, en renoncant ainsi à ses intérêts de classe, et en s'intégrant aux masses ouvrières et paysannes.
Les revendications telles que l'africanisation des cadres, les nationalisations, ne peuvent nullement mener à la libération des masses populaires. Si elles sont satisfaites, elles ne peuvent que contribuer an renforcement de la bourgeoisie bureaucratique. Aussi, ces revendications, dans les Etats de l'Afrique dite modérée, ne peuvent être que tactiques. Elles peuvent servir à intégrer dans la lutte certains secteurs de l'opinion qui ne seraient pas immédiatement mobilisables pour une lutte anti-impérialiste conséquente. Elles doivent donc être intégrées dans une stratégie anti-impérialiste globale. Si elles ne sont pas intégrées dans une telle stratégie, elles favorisent objjectivement l'instauration du néo-colonialisme. Grâce à l'expérience guinéenne, on peut affirmer que la phase petite bourgeoise est à rejeter, comme incapable de résoudre le problème de la libération de l'Afrique.
Mais si, historiquement, le régime guinéen représente un pas qualitatif par rapport à ceux de l'Afrique dite modérée, il est aussi plus dangereux pour la révolution. Il constitue, par rapport à ceux-ci, un plus grand obstacle pour l'éducation et la mobilisation des masses pour une véritable démocratie nouvelle et la construction du socialisme.
La bourgeosie ivoirienne est conséquente avec elle-même dans la mesure où elle proclame ouvertement oeuvrer pour l'instauration d'un capitalisme libéral. De ce fait, les masses ivoiriennes, qui souffrent cruellement et vivent dans la misère et l'exploitation, sauront identifier rapidement leurs ennemis : le capitalisme ; mais aussi l'impérialisme, car la présence de l'impérialisme français est criarde. Il est relativement plus aisé de mobiliser ces masses contre l'impérialisme car la présence pléthorique et omnipotente des assistants techniques est un fait visible et un fait qu'on peut utiliser pour sensibiliser les masses contre l'impérialisme ; ensuite contre le capitalisme qui favorise le luxe insolemment étalé par une minorité, face à la misère noire de l'écrasante majorité.
En Guinée, les choses se présentent tout autrement. Sékou Touré et ses acolytes ont galvaudé et vidé de tout leur contenu les concepts de l'anti-impérialisme et du socialisme. Sékou Touré n'a que le mot socialisme dans la bouche ; il dénonce tous les jours un « impérialisme » vague et fumeux, presque jamais identifié (sauf lorsqu'il s'agit de l'impérialisme français).
Les masses guinéennes qui souffrent et haïssent le régime, l'identifient au socialisme, reportant ainsi sur celui-ci leur haine. Elles pensent que tous leurs malheurs viennent du « socialisme ». S'il n'y a pas de riz, s'il n'y a pas d'huile, si les magasins sont vides, c'est la faute du « socialisme». Le socialisme, c'est la misère pour le peuple et l'opulence pour la minorité dirigeante. La mystification du régime guinéen a développé chez les masses la haine et le dégoût pour le socialisme ; leur seul désir est de se « libérer du socialisme ». Les méfaits d'une telle politique mystificatrice peuvent se mesurer à partir de l'exemple malien. Modibo Keïta avait crié sur tous les toits que le Mali construisait le socialisme. Aujourd'hui, les masses se détournent de vous lorsque vous leur parlez de socialisme. Car, comme le disent certains ouvriers, le socialisme au Mali, c'était « le lettré au bureau, le travail pour les masses, les jouissances pour les dirigeants ».
A la haine contre le socialisme s'ajoute la confusion. La clique de Sékou Touré parle à tout propos de l'impérialisme. Aussi, lorsqu'un progressiste guinéen tente d'expliquer aux Guinéens ce que devrait être la Guinée, il s'entend répondre :
Il faut leur faire prendre conscience, et être très patient. Leur faire voir l'abîme qui sépare les déclarations de Sékou et ses actes, pour leur faire saisir la nature pro-impérialiste du régime. Ainsi, du fait que par sa politique mystificatrice, le régime de Sékou Touré développe la haine des masses à l'égard du socialisme ainsi que leur dégoût pour la lutte anti-impérialiste, ce régime est infiniment plus nuisible et plus dangereux pour la révolution. Il l'est d'autant plus qu'il bénéficie, sur le plan international, du soutien de certains milieux de gauche. S'il est par exemple facile de mobiliser les forces de gauche en Occident contre certains dirigeants africains, c'est infiniment plus difficile lorsqu'il s'agit de Sékou Touré. Quant aux pays socialistes de l'Europe de l'Est (Albanie exceptée), ils lui apportent tous leur soutien.
Voilà un régime qui livre le pays à l'impérialisme le plus féroce, l'impérialisme yankee, qui fait régner la terreur et la désolation, qui maintient les masses dans l'état de dénuement le plus total, et qui pourtant reçoit sur le plan international l'appui agissant de certaines forces dites progressistes. Quelle situation on ne peut plus rêvée pour l'impérialisme américain !
Notes
1. Autocritique du PKI.
2. Discours du secrétaire général de la CSC (Confédération syndicale congolaise).
3. J. Suret-Canale, in Revue Economie et Politique, octobre 1964, p. 77.
4. Rosa Luxembourg. “L'ordre règne à Berlin”, n° 14, Rote Fahne.