Paris. Editions Git le Coeur. 1972. 270 p.
Deux sociétés coexistaient dans la Guinée coloniale, la société coloniale et la société colonisée. La première exerçait la domination de la métropole et occupait les principaux postes de responsabilité. Aussi une des préoccupation de la bourgeoisie bureaucratique naissante est-elle l'africanisation. Amorcée dès 1957, celle-ci ne touchait à l'époque que les postes secondaire. Avec l'indépendance, la bourgeoisie naissante désire prendre la place de l'ancienne société coloniale.
“Elle estime pour la dignité du pays et sa propre sauvegarde, devoir occuper tous les postes” 1. Cette africanisation est souhaitée aussi par les éléments progressistes qui voient là un des moyens déliminer l'impérialisme. Le rappel brutal de tous les cadres français par leur gouvernement dès les premières heures de l'indépendance, précipite l'africanisation. En peu de temps, celle-ci devient totale à tous les niveaux : chefs de service, administration générale, services techniques, armée. Elle est facilité par l'arrivée de cadres africains des autres territoires. Le processus engagé, le gouvernement guinéen le poussera jusqu'au bout en africanisant quelques années plus tard le clergé.
En même temps qu'il africanise, le nouveau gouvernement entreprend une action de rénovation culturelle pour « extirper le complexe colonial » au nom de la dignité africaine et adopte comme mot d'ordre la « reconversion ».
Il s'agit d'une reconversion totale de l'être, mécanisé à une forme de pensée étrangère aux conditions réelles de son milieu et au destin de son pays… l'opposition à la colonisation implique nécessairement la réforme totale des mentalités afin que l'homme, en tout lieu et en tout moment, se considère non seulement comme être libre, mais aussi comme perpétuellement soumis aux impératifs que comporte l'édification d'une patrie et la construction d'une nation libre… 2.
Il s'agit de convaincre le Guinéen qu'il est l'égal du blanc et qu'il ne doit avoir aucun complexe à son égard. Cette campagne crée chez les cadres PDG une mentalité particulière, faite de suffisance et d'arrogance envers le blanc ; suffisance, arrogance et mépris encore plus prononcés pour les hommes politiques africains des autres colonies, et surtout des anciennes colonies françaises qui continuent d'être « soumis aux blancs ».
La reconversion se concrétise dans la réforme de l'enseignement et dans l'essor du folklore. La réforme qui fait l'objet d'une ordonnance du 5 août 1959, vise à redonner leur place aux réalisations et valeurs africaines ; à rendre effectif le droit à l'instruction, reconnu à tous par la constitution, en réalisant la gratuité totale de l'enseignement ; à créer les cadres nécessaires au développement économique. Il s'agit d'africaniser le contenu de l'enseignement universitaire à la fois en fonction des besoins propres de la Guinée et de ceux des pays voisins :
il est désirable que ce programme ne consiste pas en une copie des programmes étrangers… mais soit pensé en fonction des problèmes de l'Afrique d'aujourd'hui, et, plus encore, de demain… 3.
Les programmes guinéens sont rendus indépendants des programmes français. Une grande place est désormais réservée à l'Afrique (et non plus à la France et à l'Europe comme avant) dans l'enseignement de l'histoire et de la géographie.
Sur le plan culturel, le PDG favorise la renaissance du folklore. Dès 1959, les ballets de Keïta Fodéba, ou du moins ce qu'il en reste, sont transformés en « Ballet National guinéen ». Des activités culturelles et musicales sont développées sur toute l'étendue du territoire et une troupe de musique traditionnelle créée au niveau de chaque arrondissement et de chaque région ; des compétitions sont périodiquement organisées dans le cadre de chaque région administrative en vue de dégager les meilleurs éléments. Ensuite, sur le plan national, les différentes régions s'affrontent dans le cadre de la « quinzaine artistique ». Le « ballet national guinéen », bientôt suivi d'un second, a mission de faire connaître la richesse du folklore national. Cet ensemble est complété par la création d'un « ensemble instrumental », orchestre formé uniquement d'instruments de musique traditiorinels. La musique et la danse modernes connaissent aussi un essor, chaque région créant son propre orchestre et les trois meilleurs étant érigés en orchestre national : Bembeya jazz, l'orchestre paillote (Keletigui) et l'orchestre jardin de Guinée (Balla), sans oublier l'orchestre féminin, composé exclusivement d'éléments féminins et l'orchestre de la Garde Républicaine. La radiodiffusion nationale supprime presque totalement de son programme la musique européenne et consacre ses émissions musicales aux chansons africaines.
Ce capital contrôle le commerce, les transports, les banques et les plantations. Le secteur de la circulation qui permet un enrichissement rapide est ainsi entre ses mains. Aussi les experts de la Mission de Planification insistent-ils sur la nécessité de contrôler ce secteur. Ils estiment que son étatisation favoriserait la diversification des courants commerciaux et « une indépendance croissante à l'égard du marché international » 4.
Trois séries de facteurs vont entraîner l'étatisation du commerce :
En janvier 1959, le gouvernement crée le Comptoir Guinéen du Commerce Extérieur (CGCE) qu absorbe la Société Africaine d'Expansion et reçoit le monopole d'importation des produits de première nécessité : riz, sucre, farine, ciment, bière et allumettes, désormais fournis en priorité par les pays socialistes. Le commerce privé français se montre aussitôt hostile au développement du comptoir :
En Guinée, apparaît très rapidement une contradiction fondamentale entre les impératifs du commerce d'Etat et ceux du commerce privé français, installé sur place, décidé à abattre l'expérience en cours. Par l'opposition systématique du système bancaire, qui refuse au CGCE les moyens financiers nécessaires et aboutit à une diminution de moitié de la circulation monétaire, et du réseau commercial, qui refuse de fournir les produits agricoles de traite ou de distribuer à l'intérieur les produits importés ; le CGCE est très vite asphyxié 6.
Pour sauver le comptoir, le gouvernement est contraint de renforcer le contrôle du secteur commercial. Il confie au CGCE le monopole des exportations et procède à l'étatisation du commerce intérieur (décret du 11 mai 1960). Le commerce intérieur de gros et de détail est transféré à un nouvel organisme, le Comptoir Guinéen du Commerce Intérieur (CGCI) disposant dans chaque région, d'une succursale pour le commerce de demi-gros. Le commerce de détail est confié aux magasins d'Etat. Grâce aux deux comptoirs, l'Etat assure sa mainmise sur le secteur commercial. Le commerce privé n'est pas supprimé mais les maisons coloniales se trouvent dépouillées des secteurs d'activité essentiels qui leur permettaient de contrôler l'activité économique du pays. Elles sont contraintes de limiter leurs activités au commerce de détail, et seulement dans la capitale, car il leur est interdit désormais d'avoir des succursales en dehors de la région administrative de leur siège. Cette étatisation ne résoud par tous les problèmes posés au nouveau gouvernement par le comportement de la France. Celle-ci peut toujours perturber le fonctionnement de l'économie guinéenne puisqu'elle contrôle la monnaie.
En effet dès la proclamation de l'indépendance les capitalistes français organisent une fuite systématique des captaux : celle-ci atteint, quatre semaines à peine après l'indépendance, 4 milliards, soit l'équivalent de la valeur des exportations guinéennes pour l'année 1958. L'argent devient rare au moment même où les besoins financiers de l'Etat se multiplient. Seuls, le prêt ghanéen et l'aide des pays socialistes permettent à la Guinée de tenir momentanément. L'hostilité du gouvernement français accentue les méfaits de la fuite des capitaux (voir Cournanel).
La Mission de Planification recommande la création d'une monnaie nationale, d'un institut d'émission, d'une banque nationale de dépôt et d'une banque nationale de financement. Le 1er mars 1960 le gouvernement crée la monnaie et la Banque Centrale de Guinée. Il exige des banques étrangères le maintien de 50 % de leurs engagements à court terme à la BRG et soumet à l'autorisation de celle-ci l'octroi de tout crédit égalant ou excédant un million de FG. Passant outre ces décisions, les banques consentent, sur avance de la BRG, des crédits à découvert aux sociétés privées pour le règlement de leurs frais et salaires payés en francs guinéens, pendant que ces sociétés encaissent leurs revenus en devises à l'extérieur, réalisant ainsi un transfert déguisé de devises. Les cinq banques étrangères existantes sont mises en liquidation. Le 1er février 1961 la distribution de l'eau, la production et la distribution de l'électricité sont nationalisées ; l'exploitation de l'or et du diamant, le transit maritime et l'aconage le sont en août 1961.
Toute cette série de mesures politiques, économiques et financières ont pour conséquence le transfert du pouvoir de décision au gouvernement guinéen dans un certain nombre de secteurs. Ce dernier va-t-il renforcer son emprise en l'étendant au reste ou va-t-il aménager une collaboration avec les société étrangères ? En un mot, y aura-t-il véritable indépendance ou néo-colonialisme ?
Notes
1 . Frantz Fanon. Les damnés de la terre. p. 98.
2. La nécessaire reconversion : discours de M. Sékou Touré, prononcé le 23 novembre 1958.
3. Note méthodologique n°3 de la Mission de planification.
4. Charles Bettelheim, Mémorandum n°1
5. A. Cournanel. Planification et investissement privé dans l'expérience guinéenne. Thèse, Paris 1968.
6. Ameillon, op. cit., page 104.