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Histoire / Idéologie / Politique
Alpha Condé
Guinée : Albanie d'Afrique ou néo-colonie américaine ?

Paris. Editions Git le Coeur. 1972. 270 p.


Chapitre V. — Les raisons de l'échec

Nous pouvons avancer [trois] raisons :

I. — L'absence d'une avant-garde révolutionnaire organisée

L'histoire montre que les luttes des masses ne conduisent à leur victoire que si ces luttes sont placées sous la direction d'un parti révolutionnaire. Cette vérité historique s'avère encore plus impérieuse pour les peuples colonisés. Les masses asiatiques ont engagé leur lutte de libération quelques années avant la première guerre mondiale, mais ces luttes, à cette époque, n'aboutirent pas à leur victoire, malgré l'héroïsme incontestable dont elles ont fait preuve et les immenses sacrifices qu'elles ont consentis. C'est ainsi que la révolution chinoise de 1911 aboutit, après plusieurs péripéties, à l'usurpation du pouvoir par Tchang Kaï Check, représentant des grands propriétaires fonciers et des compradores ; les luttes des nationalistes indiens ne purent balayer le colonisateur anglais. Après la révolution d'octobre, des partis révolutionnaires naquirent en Chine, au Viet-Nam, etc. Ces partis furent créés par une fraction de la petite bourgeoisie, intellectuels et étudiants principalement. Mais, cette fraction de la petite bourgeoisie avait une particularité essentielle : elle avait renoncé à ses illusions petites bourgeoises et à ses intérêts de classe et s'était résolument placée sur les positions de classe du prolétariat. Loin de créer un parti petit-bourgeois se servant des masses populaires pour atteindre ses propres objectifs, elle s'était mise à leur service. Aussi, la plupart de ces intellectuels et étudiants se fondirent-ils au sein des masses dans les villes et surtout dans les campagnes. Ces intellectuels révolutionnaires renonçaient ainsi à leur situation sociale et se transformaient en révolutionnaires professionnels. Ils étaient des révolutionnaires' non seulement parce qu'ils voulaient changer radicalement les structures politiques, économiques et sociales de leur pays en partant d'une théorie scientifique, mais, surtout, parce qu'ils étaient profondément liés aux masses. Ces partis, construits sur la théorie marxiste-léniniste, représentaient réellement les intérêts légitimes des masses ouvrières et paysannes. Bien que la plupart de leurs créateurs fussent des petits bourgeois (intellectuels, étudiants), ces partis furent véritablement ceux des ouvriers et des paysans. En effet, c'est dans ces milieux qu'ils se développèrent et non dans le milieu petit-bourgeois. L'écrasante majorité de leurs membres (cadres et militants) furent des ouvriers et des paysans. Ces partis purent, en Chine et en Corée, ainsi qu'au Viêt-Nam, résoudre à la fois le problème national, en mettant fin à la domination extérieure, et le problème social, en instaurant le pouvoir populaire.
Tel n'est pas le cas en Guinée, dont l'une des caractéristiques est la faiblesse numérique et théorique des intellectuels. Dans la prise de conscience du fait national et de l'organisation de la lutte, les intellectuels jouent un grand rôle ; du fait qu'ils ont eu accès à la connaissance, ils peuvent mieux comprendre les problèmes auxquels est confronté leur peuple ; du fait de leur instruction, ils peuvent entrer en contact avec les théories révolutionnaires et il leur revient alors de les faire connaître aux masses. En Guinée, au lendemain de la deuxième guerre, il n'y avait que peu d'intellectuels, qu'un seul licencié en Droit (Me Touré Fodé Mamoudou) et quelques cadres formés dans les écoles coloniales qui n'avaient pas reçu une formation leur permettant de comprendre la véritable nature de l'Etat colonial et de poser le problème de la libération de leur peuple ; bien au contraire, tout leur enseignement visait à faire d'eux les serviteurs zélés de l'Etat colonial, les instruments de sa domination et les véhicules de ses mystifications. Très faibles numériquement, ces cadres manquaient,de plus, de formation politique. Les ouvrages révolutionnaires ou simplement anticolonialistes étaient rigoureusement interdits, jusqu'en 1945 ; et, même après, il n'était pas facile d'en trouver.
A côté de ces cadres, il y eut, à partir de 1945, des étudiants. Ces derniers, qui étudiaient en France, eurent accès à la connaissance des théories anticolonialistes et révolutionnaires et eurent une formation suffisante pour leur permettre de poser correctement le problème de la libération ; mais ils avaient une grande faiblesse : ils étaient très peu liés aux masses. Cette faiblesse des liens entre les intellectuels et les masses populaires était très nette en Guinée ; les étudiants qui vivaient pour la plupart en France, ne passaient guère que leurs vacances en Guinée. C'était seulement pendant cette période de deux à trois mois qu'ils pouvaient avoir un contact direct et réel avec elles. D'autre part, tous n'étaient pas conscients politiquement ; certains, loin de penser à l'éducation politique et à l'organisation des masses, s'occupaient de tout autre chose. Quant à ceux qui voulaient aider les masses, ils rencontraient, eux aussi, de multiples difficultés, telles l'absence d'une structure organisationnelle dans laquelle s'intégrerait leur action, l'attitude du PDG figée dans le réformisme, la difficulté de trouver un langage qui permette de communiquer avec les masses. Les intellectuels guinéens, pour toutes ces raisons, et aussi à cause d'un fort courant opportuniste en leur sein, ne purent jouer complètement leur rôle, c'est-à-dire aider les masses à s'éduquer et à s'organiser pour arracher leur liberté, et empêcher les opportunistes petits-bourgeois de confisquer leur lutte.

II. — Les erreurs du parti communiste français (PCF)

Marx, Engels, Lénine et Staline avaient défini ce qui devait être l'attitude d'un parti communiste face au problème colonial. Dans une lettre à Ludwig Kugelmann, Marx écrivait :

Je suis de plus en plus arrivé à la conviction — et il ne s'agit que de l'inculquer à la classe ouvrière anglaise — qu'elle ne pourra rien faire de décisif, ici en Angleterre, tant qu'elle ne rompra pas de la façon la plus nette, dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes 1 … Voici comment je présenterai la question mardi prochain (au conseil de la première internationale) ; il est dans l'intérêt absolu de la classe ouvrière anglaise de rompre ses relations actuelles avec l'Irlande 2 … La tâche spéciale du Conseil Central (de la première Internationale) à Londres est d'éveiller chez la classe ouvrière anglaise la conscience que l'émancipation nationale de l'Irlande n'est pas pour elle une question abstraite de justice et de philantropie, mais la première condition de sa propre émancipation sociale 3.

Dans Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, Lénine insistait sur la justesse de la position de Marx :

La politique de Marx et d'Engels dans la question Irlandaise a fourni un très grand exemple, qui conserve jusqu'à présent une énorme importance pratique, de la façon dont le prolétariat des nations qui en oppriment d'autres doit se comporter envers les mouvements nationaux ; elle a été une mise en garde contre « l'empressement servile » avec lequel les petits bourgeois de tous les pays, de toutes les couleurs et de toutes les langues qualifient « d'utopique » la modification de frontières d'Etat créées par la violence et par les privilèges des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie d'une nation 4.

Dans Le Socialisme et la Guerre, il mit l'accent sur la nécessité, pour le prolétariat des pays colonisateurs, de lutter résolument pour défendre le droit des peuples colonisés à la séparation :

Les socialistes ne peuvent atteindre leur but sans lutter contre tout asservissement des nations. Aussi, doivent-ils exiger absolument. que les partis sociaux-démocrates des pays oppresseurs (des « grandes » puissances, notamment) reconnaissent et défendent le droit des nations opprimées à disposer d'elles-mêmes, et cela au sens politique du mot, c'est-à-dire le droit à la séparation politique. Le socialiste appartenant à une puissance impérialiste ou à une nation possédant des colonies, et qui ne défendrait pas ce droit, serait un chauvin 5.

Enfin, le 2e Congrès de l'Internationale communiste, après avoir affirmé que :

… le mouvement révolutionnaire de pays avancés ne serait, en fait, qu'une simple duperie sans l'union complète et la plus étroite dans la lutte des ouvriers en Europe et en Amérique contre le capital et des centaines de milliers d'esclaves « coloniaux » opprimés par ce capital »,

posait, comme l'une des conditions d'admission des partis en son sein, une orientation correcte sur ce problème :

Dans la question des colonies et des nationalités opprimées, les partis des pays dont la bourgeoisie possède des colonies ou opprime les nations, doivent avoir une ligne de conduite particulièrement claire et nette. Tout Parti appartenant à la IIIe Internationale a pour devoir de dévoiler impitoyablement les prouesses de « ses » impérialistes aux colonies, de soutenir non en paroles, mais en fait, tout mouvement d'émancipation dans les colonies, d'exiger l'expulsion des colonies des impérialistes de la métropole, de nourrir au cœur de la population laborieuse des colonies et de ses nationalités opprimées et d'entretenir parmi les troupes de la métropole, une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux. (8e des conditions).

Le Parti communiste français avait posé correctement le problème colonial dans certaines de ses déclarations. C'est ainsi qu'à son 7e congrès, en 1932, Thorez déclarait :

Tous les travailleurs de France doivent comprendre la portée de la lutte révolutionnaire et insurectionnelle des peuples coloniaux. Les combats révolutionnaires en Indochine, les Soviets en Chine sont des coups directs port, à l'impérialisme français diminuant d'autant ses possibilités d'oppression et d'aggression… Chaque coup porté contre la bourgeoisie française par nos fidèles amis indochinois ou algériens est une aide directe à notre mouvement. En retour, chaque coup porté par nous à notre bourgeoisie est une aide directe aux esclaves qu'elle opprime dans « ses » colonies.. (Les deux) doivent s'appuyer mutuellement dans leurs luttes contre l'ennemi commun : c'est leur intérêt à tous. Il est nécessaire de proclamer ici, une fois de plus, que nous, communiste de France, entendons lutter de toutes nos forces pour la libération des peuples opprimés par l'impérialisme français.

Le 6e congrès, en 1929, avait déjà défini, comme un des objectifs principaux du parti :

La « constitution d'organisations communistes dans tous les pays sous la domination de l'impérialisme français et la consolidation de celles existantes (Algérie), en particulier l'amélioration de la composition nationale et sociale 6.

Cependant, en dépit de ces prises de position correctes, le PCF commit un certain nombre d'erreurs d'orientation assez graves. Ce fut d'abord sa ligne assimilationniste : au lieu de poser le droit des peuples des colonies françaises à la séparation et de lutter pour sa réalisation, le PCF dégagea, dans une très large mesure, une ligne assimilationniste. Alors que Lénine disait que le prolétariat du pays colonisateur devait mettre l'accent sur le droit à la séparation, le PCF mettait l'accent sur l'union entre la France et ses colonies. Dans un discours prononcé à Alger le il février 1939, M. Thorez déclarait :

Quand je dis Français d'Algérie, je vous entends tous ici présents, vous les Français d'origine, les Français naturalisés, les israélites et vous aussi les musulmans arabes et berbères, tous les fils, sinon par le sang, du moin par le coeur, de la grande Révolution française qui ne faisait aucune distinction entre les races et les religions quand elle affirmait que la République Française était une et indivisible 7.

Cette postion était celle que Togliatti, dans son discours au 6e congrès de l'Internationale communiste (1923), critiquait chez les sociaux-démocrates :

Mais il existe une forme générale de domination politique des colonies qui est reconnue comme « juste » par presque tous les partis sociaux-démocrates des pays impérialistes colonisateurs. Cette forme de domination est celle que les colonialistes français appellent « l'assimilation » 8.

Cette position assimilationniste du Parti communiste français fut largement développée après 1945 et devint la ligne générale du Parti à l'égard des colonies françaises d'Afrique. Loin de poser la nécessité de la libération de ces colonies, le PCF se fit le défenseur de l'Union française :

Deux voies s'ouvrent devant la France : d'une part celle du Pacte colonial proposé par les milieux d'affaires pour lesquels l'empire, comme ils disent, doit rester une chasse gardée réservée à leurs fructueuses combinaisons. Cette voie ne peut que mener notre pays vers la désaffection des populations d'Outre-Mer et lui préparer de terribles réveils… D'autre part, la voie de la réalisation réelle de l'Union française qui en fera un rassemblement de plus de cent millions d'hommes de race, de civilisations, de mœurs les plus diverses, mais unis par un même amour de la liberté et du progrès… Nous assurons les populations coloniales que nous ne négligerons rien pour faire de l'Union française une union démocratique fraternelle d'hommes libres et égaux 9.

Pour le PCF, l'Union française était ce qu'il y avait de mieux pour les peuples africains. Léon Feix n'écrivait-il pas dans les Cahiers du communisme de septembre 1947 :

Nous sommes en effet convaincus que l'Union francaise, malgré toutes les imperfections que les députés communistes ont soufignés au cours du vote de la constitution, donne actuellement aux peuples d'Outre-Mer la seule possibilité de marcher sûrement à la conquête de la liberté et de la démocratie. Il appartient à ces peuples et au peuple de France d'en faire, par leur action conjuguée, une union libre et fraternelle de peuples 10.

Le 11e congrès (1946) du PCF déclarait, lui aussi, que :

La fondation de l'Union française permettra de régler, sur une base nouvelle, la question des rapports entre les peuples français et les peuples d'Outre-Mer jadis dépendants de la France.

Lors de ce congrès, M. Thorez présenta l'Union française comme l'objectif :

créer les conditions de cette union libre, confiante et fraternelle des peuples coloniaux avec le peuple de France, voilà l'objectif que doit se proposer une politique vraiment démocratique et vraiment française.

Outre la ligne assimilationniste, le PCF fit preuve aussi d'un certain chauvinisme ; il défendit, en quelque sorte, les droits du colonisateur français face à ses concurrents. Ce fut ainsi qu'il regretta la perte de la Syrie au profit des Anglo-Saxons :

l'exemple du bombardement de Damas, capitale de la Syrie, et de l'arrestation du gouvernement libanais qui nous ont coûté la perte des positions françaises au Moyen Orient n'est-il pas suffisant pour montrer la seule issue possible d'une telle politique 11.

Ce fut ainsi au nom des intérêts français (quel français ? la bourgeoisie française ou le prolétariat ?) que le PCF condamna les nationalistes africains accusés de servir les intérêts anglo-saxons ou allemands. Après les événements du 8 mai 1945, en Algérie, Alger-républicain écrivait :

une délégation commune du PCF et PCA a été reçue le 10 mai par le chef de cabinet du gouverneur général. Elle s'est entretenue des provocations des gents hitlériens du Parti du Peuple algérien et d'autres agents camouflés dans des organisations qui se prétendent démocratiques. Cette coalition criminelle, après avoir tenté vainement de faire éclater des émeutes de la faim, réussi à faire couler le sang… La délégation a estimé que des mesures (de châtiment rapide et impitoyable des provocateurs) appliquées sans délai, contribueraient réellement à ramener le calme 12.

Etienne Fajon déclarait lui aussi devant l'Assemblée le 11 juillet :

les tueries de Guelma et de Sétif sont la manifestation d'un complot fasciste. qui a trouvé des agents dans les milieux nationalistes 13.

Le PCF eut une position identique à l'égard des nationalistes malgaches :

Il est chaque jour plus clair qu'à Madagascar certains éléments étrangers ne sont pas restés inactifs dans les événements de ces dernières semaines et qu'il ne faudrait sans doute pas rechercher longtemps pour trouver parmi les auxiliaires du complot, des individus directement liés à l'Intelligence Service, agents de sa Majesté, le Roi d'Angleterre ou du maréchal Smuts 14.

Enfin, Etienne Fajon déclarait au 11e congrès :

Nous sommes résolus à défendre, contre les chevaliers du dollar, l'indépendance de la France et les intérêts de l'Union française.

Le PCF présenta l'attitude du colonisateur français comme la plus positive :

Face aux menaces qui pèsent sur eux, les peuples de l'Union française regardent aujourd'hui vers la France pour garantir leur émancipation… Malgré leur situation économique supérieure, les originaires de Léopoldville regardent avec envie sur l'autre rive du fleuve les habitants de Brazzaville moins bien habillés qu'eux, certes, moins bien nourris, mais qui bénéficient de substantielles libertés 15.

Or, Lénine avait condamné dans Du droit des nations à disposer d'elles-mêmes tout chauvinisme de la part du prolétariat :

Il faut que le prolétariat soit étranger à tout nationalisme, que les prolétaires soient, pour ainsi dire, entièrement neutres dans la lutte de la bourgeoisie des différentes nations pour la supprématie. Le moindre appui accordé par le prolétariat d'une nation quelconque aux privilèges de « sa » bourgeoisie nationale provoquera inévitablement la défiance du prolétariat de l'autre nation, affaiblira la solidarité internationale de classe des ouvriers, les désunira pour la plus grande joie de la bourgeoisie.

Ces erreurs doctrinales se reflétèrent sur la pratique du PCF et eurent de graves conséquences. La première fut le refus d'aider à la création de partis révolutionnaires indépendants dans les colonies. Bien que le Parti ait posé comme un de ses objectifs principaux :

La construction d'organisations communistes dans tous les pays sous domination de l'impérialisme français et de la consolidation de celles existantes (Algérie) en particulier, l'amélioration de la composition nationale et sociale.

Il n'en fit rien en Guinée. Il n'aida nullement les paysans et les ouvriers guinéens à créer leur propre parti. D'ailleurs, c'était inutile puisque, selon sa conception, le Parti communiste français représentait leurs intérêts. Au lieu de partis révolutionnaires, il aida plutôt à la constitution d'un front : le RDA. Or, pour des marxistes, la création d'un front présupposait l'existence d'un parti révolutionnaire servant de support politique et organisationnel, garantissant la justesse de la ligne politique. Le PCF était-il, pour le RDA, ce parti révolutionnaire ? Loin d'aider les ouvriers et les paysans à prendre en main leur destin national et social, il les fit embrigader par la petite bourgeoisie. Les syndicats et les organisations dont il favorisa la création furent placés sous la direction des petites bourgeoisies. Or, nous avons vu que ce qui intéressait ces petites bourgeoisies, c'était essentiellement d'assouvir leurs ambitions (les masses devant juste leur servir d'instrument) : améliorer leur niveau de vie, collaborer avec le colonisateur et mener ainsi l'évolution historique à son terme, c'est-à-dire se muer en bourgeoisie locale. Ces objectifs de la petite bourgeoisie africaine en général, guinéenne en particulier, n'échappaient pas au PCF, encore moins le danger que cela représentait pour les ouvriers et les paysans africains. Mais son orientation ne lui permit pas d'aider les masses populaires à prendre conscience de cette évolution inéluctable de la petite bourgeoisie et à s'organiser pour y faire face victorieusement. Certains de ses membres justifieront plus tard l'attitude du PCF par la quasi inexistence d'une classe ouvrière en Guinée. Bien sûr, numériquement, la classe ouvrière était faible, mais elle existait. D'autre part, le problème, loin d'être quantitatif, était qualitatif. Le prolétariat louait un rôle important, d'abord et principalement à cause de ses qualités spécifiques. Or, nous avons vu que la classe ouvrière guinéenne avait commencé sa lutte dès 1906, alors qu'il n'existait aucune sorte d'organisation. Par ailleurs, le problème de la lutte ne se posait pas uniquement dans le cadre étroit de la Guinée.

Le RDA avait été créé pour l'ensemble des colonies françaises d'Afrique noire ; cela démontrait amplement qu'il était possible d'aider la classe ouvrière à s'organiser sur la même base. Ce qui aurait, entre autres,' résolu la question quantitative. Enfin, l'expérience asiatique, en Chine et au Viêt-Nam surtout, avait montré le rôle décisif que pouvaient jouer, dans les colonies, les paysans qui représentaient de 80 à 90 % des populations. Or, le Parti communiste français ne tira aucune leçon des expériences chinoise et vietnamienne. En Guinée, les paysans formaient 90 % de la population totale, les paysans pauvres constituaient plus de 90 % à la campagne, le nombre de paysans riches (culture avec charrues, puis tracteurs, emploi de main-d'oeuvre) était faible, celui des propriétaires fonciers encore plus (chefs de canton surtout). Ces paysans correctement organisés et encadrés par les éléments de la classe ouvrière et les intellectuels révolutionnaires n'auraient-ils pas pu jouer le même rôle que ceux du Viêt-Nam et de la Chine ?

Une seconde conséquence grave de ces erreurs fut la soumission des mouvements politiques et syndicaux à la stratégie et à la tactique du PCF. L'orientation du RDA avant son « tournant » des années 50, était fortement influencée par le PCF. Au point de vue stratégique, le RDA se faisait le défenseur de l'Union française telle que la concevait le PCF. Sur le plan tactique, la direction du RDA oscillait constamment entre l'opportunisme de gauche et l'opportunisme de droite. Gabriel d'Arboussier, secrétaire général du RDA, avait mené en 1949, une véritable politique aventuriste ; au lieu d'organiser et d'éduquer les masses pour leur permettre de résister et de triompher du colonisateur français, d'Arboussier consacrait la plupart de son temps à des activités internationales et faisait des déclarations qui constituaient de véritables provocations à l'égard du colonisateur. Alors que nos pays étaient au stade historique de la révolution nationale, démocratique et populaire, c'est-à-dire révolution dirigée contre le colonisateur pour l'indépendance nationale (révolution nationale) assurant aux masses populaires la réalisation des conditions nécessaires pour leur libération totale (révolution démocratique) enfin révolution dirigée par les ouvriers et paysans sur la base de leurs intérêts de classe (révolution populaire) et que les tâches qu'il fallait assigner au mouvement devaient correspondre aux exigences de ce stade, d'Arboussier engageait les masses sur des voies aventuristes sans leur donner les moyens de résister en cas de répression. L'essentiel des actions du RDA se ramenait ainsi à des déclaratons sur l'importance du PCF pour nos peuples, sur le génie de Staline, Mao ou Thorez, à des envois de télégrammes aux partis communistes. Inconsciemment, ces dirigeants défendaient le programme du PCF sans aucune considération des intérêts réels des masses africaines. Tant qu'ils ne se sentaient pas menacés, il ne coûtait rien à ces petits bourgeois irresponsables de faire des déclarations incendiaires ; mais, dès que le colonisateur décida de frapper, ce fut la débandade. Passant alors de l'ultra-gauchisme à l'ultra-droitisme, la direction du RDA s'engagea dans une ligne capitulationniste des plus viles. Cela était logique, car une des caractéristiques de la petite bourgeoisie est son instabilité, son inconséquence, passant de l'excès d'enthousiasme et de courage au désespoir, au découragement le plus profond et à la peur.

Enfin, la troisième conséquence de ces erreurs fut l'hostilité à l'égard de tout mouvement « séparatiste » en Afrique. Le PCF, qui ne défendait pas le droit des peuples africains à l'indépendance, s'opposait à ceux qui s'engageaient dans la lutte concrète pour la conquérir. Il en fut ainsi à l'égard des nationalistes algériens après les événements de Sétif :

le sort lamentable des Arabes et des Berbères est évidemment un terrain favorable à la propagande anti-française de prétendus nationalistes qui bavardent sur une « indépendance » ou sur un rassemblement « panarabe » impossible à concevoir dans l'esprit économique présent de l'Afrique du nord autrement que sous un passage de domination différente 16

Léon Feix déclarait, de son côté :

l'indépendance immédiate de l'Algérie préconisée par le Parti du peuple algérien (PPA) conduirait aux pires déboires… La situation actuelle de l'Algérie, pays colonial dont l'économie a été volontairement maintenue dans un état arriéré, la ferait passer immédiatement sous la coupe des trusts américains. L'indépendance immédiate n'est donc qu'un mirage. Cette revendication ne sert pas les intérêts de l'Algérie et de la France 17.

Déjà, en 1924, la section algérienne du PCF, le PCA, s'était opposée à toute idée d'indépendance :

une souveraineté d'anthropophages n'est pas désirable. Un soulèvement victorieux des masses musulmanes d'Algérie amènerait fatalement en Algérie, un régime voisin de la féodalité 18.

La IIIe Internationale communiste lançait un appel aux esclaves du colonialisme dans lequel elle les exhortait à se soulever contre leurs maîtres. Lorsque cet appel parvint à l'un des groupes locaux du Parti cornmuniste français en Algérie, à Sidi Bel Abbès, ce groupe local adopta une résolution qui condamnait l'appel du Komintern.

Cet honorable groupe local s'indignait du fait qu'au moment où la noble nation française apportait la civilisation aux colonies, il se trouvât un organisme de la classe ouvrière internationale pour payer d'ingratitude les nobles efforts des colonialistes français ! Je demande seulement aux camarades français si ces messieurs, qui sont peut-être de bons français, mai de très mauvais communistes, ont été exclus du Parti. 19

III. — La politique réformiste du colonisateur français à partir de 1954-1955

Le colonisateur français, qui avait longtemps défendu l'idée d'une « République une et indivisible », avait su tirer quelques leçons de sa défaite en Indochine. La guerre d'Algérie vint le confirmer dans sa nouvelle orientation : créer coûte que coûte une bourgeoisie locale dévouée, qui serait le serviteur fidèle et servile à laquelle il donnerait plus tard une indépendance politique plus théorique que réelle, ouvrant ainsi la voie à la politique néo-coloniale. Il est indéniable que l'hostilité du colonisateur à l'égard de toute idée d'indépendance et son refus de toute liberté, favorisent le rapprochement des différentes couches et classes sociales de la colonie ; et l'action violente, qui se déclenche un moment ou l'autre, facilite ce rapprochement. Ensuite, la lutte armée, en se prolongeant, radicalise de plus en plus le mouvement nationaliste ; des forces nouvelles, plus décidées prennent peu à peu le pas sur les réformistes des premières heures. Au contraire, une attitude libérale du colonisateur et son acceptation de la collaboration facilitent le démantèlement du front uni des colonisés. Elles détachent progressivement la petite bourgeoisie qui dirige la lutte politique et lui donnent les moyens de se transformer en bourgeoisie. C'est ce qui arriva en Guinée à partir de 1955-1956 et surtout avec la Loi-cadre, en 1957. Illustrons par un exemple concret : l'échec de la CGT et le succès de la CGTA. En dépit de la levée des boucliers des syndicats contre la CGTA, celle-ci réussit à entraîner une grande partie des travailleurs. Ce succès est dû à trois facteurs.

A. — Trois erreurs essentielles de la CGTA

  1. L'utilisation des syndicats africains comme force d'appoint.
    Cette première erreur a des soubassements idéologiques, liés à l'attitude du Parti communiste français face au problème colonial. La CGT considère ses sections africaines comme une force d'appoint dans son combat en France. Loin d'envisager les problèmes spécifiques des travailleurs africains, elle met au premier plan les objectifs des travailleurs en France. Souvent des grèves sont déclenchées en Afrique sans autre raison que d'être le prolongement des grèves lancées en France. Les travailleurs africains se battent ainsi pour des causes qu'ils ne comprennent pas souvent et qui sont assez éloignées de leurs préoccupations fondamentales. On a finalement l'impression que les syndicats africains servent seulement à accroître l'influence de la CGT et à lui donner plus de poids face au patronat.
  2. L'orientation assimilationniste.
    Avant 1955, la CGT n'a nullement envisagé l'autonomie des syndicats africains, ceux-ci doivent rester ad-aeternam un prolongement de la CGT en Afrique. Cette orientation va à l'encontre du sentiment nationaliste des travailleurs africains, elle assimile maladroitement les colonies françaises à la France. Or, les travailleurs africains souhaitent, au moins confusément, l'autonomie syndicale, ils comprennent mal, faute d'un effort éducatif réel, les divisions et querelles entre la CGT, F.O et la CFTC, ils pensent que ces conflits ne les concernent pas et souhaitent l'unité.
  3. Absence de cadres prolétariens dans les syndicats.
    La CGT n'a presque rien fait pour former les ouvriers, livrant les syndicats africains aux petits-bourgeois et non aux éléments authentiquement prolétariens. Cette tendance a été, il est vrai, imposée par le colonisateur français, qui exigeait le niveau du certificat d'études pour les dirigeants syndicaux. Loin d'oeuvrer pour casser cette manoeuvre en formant parmi les ouvriers des cadres capables de présenter le certificat d'études et de prendre la direction des syndicats, la CGT s'est enlisée dans la solution de facilité mais à courtes vues. Nous avons vu que la petite bourgeoisie lettrée africaine aspire surtout à satisfaire ses intérêts et qu'elle est prête à tendre la main au colonisateur si celui-ci le désire. Aussi, les éléments petits-bourgeois portés à la tête des syndicats par la CGT utilisent-ils l'influence acquise pour se vendre au plus haut prix à l'administration.

B. — Les aspirations des travailleurs africains à l'africanisation

A partir de 1954-1955, l'idée d'africanisation commence à faire son chemin en Afrique. Les partis politiques opportunistes, les colonialistes intelligents, la petite bourgeoisie, y sont tous favorables et souhaitent une semi-autonomie. Certains milieux colonialistes qui ont très tôt, perçu ce courant sont décidés à l'utiliser au profit du capital colonial. Un autre courant, assez fort, se développe aussi chez les travailleurs en faveur de l'unité. Aussi, l'administration coloniale qui a favorisé la division par la création de sections F.O. et CFTC décide-t-elle, avec Cornut-Gentille, de jouer la carte de l'unité mais dans le cadre des syndicats autonomes. Enfermée dans sa ligne assimilationniste, la CGT ne sait pas réagir immédiatement en prenant les devants. Au contraire, elle engage ses meilleurs militants africains dans la défense des structures existantes. C'est ainsi que Le Facteur, journal des postiers CGT, écrit : « Les territoires d'Outre-Mer étant partie intégrante de la République française, les lois qui nous régissent étant votées par le Parlement français, la création des syndicats autonomes suggérés par le gouvernement, consiste simplement à placer les travailleurs africains dans un cercle vicieux, les coupant de toute solidarité avec les travailleurs de France, leurs alliés naturels. » La CGT présente l'autonomie syndicale comme un « renoncement camouflé » à la lutte. C'est oublier que le syndicat qui a été à la pointe du combat en Afrique, celui des cheminots, est autonome depuis 1947. La CGT est bientôt contrainte de réviser sa position, tant le courant autonomiste rencontre d'échos. De nombreux syndicalistes honnêtes et conscients s'ils condamnent la trahison de M. Sékou Touré et s'ils le dénoncent parce que manipulé par le Haut-Commissaire, n'en sont pas moins favorables à l'idée d'autonomie. Diallo Abdoulaye, vice-président de la Fédération Syndicale Mondiale se décide finalement à soutenir les « justes aspirations des travailleurs africains pour l'affirmation de leur personnalité», tout en dénonçant leur utilisation par les colonialistes et leurs complices ; il définit la nouvelle position de la CGT comme celle de l'autonomie et du combat contre les opportunistes : « En Afrique Noire, les travailleurs veulent créer une véritable centrale africaine, qui, même non rattachée organiquement à la centrale métropolitaine, en garde l'esprit et reste une organisation au service de la classe ouvrière et du peuple ; ils ne se prêtent pas à être un instrument conscient ou inconscient des monopoles capitalistes de façon directe ou indirecte. Ils se rendent pleinement compte, en effet, qu'il y a un mauvais virus dans les intentions de ceux qui proposent l'autonomie alléchante sur le plan syndical, tout en conservant sur le plan politique des attaches avec des partis politiques métropolitains tenant sans raison les arguments de ceux qui leur proposent l'introduction des capitaux étrangers et de main-d'oeuvre importée, en même temps que ces capitaux. » Il insiste sur le danger que représente ce genre d'autonomie : « Les exemples sont nombreux dans le monde des pays coloniaux et semi-coloniaux qui leur prouvent que pour 100 francs de capitaux privés il y a une exportation minimum de 1000 francs par an. Ils ne sont pas perméables à la « solution » qui consiste à laisser envahir les terres africaines afin de les « libérer» par la suite. Ils ne veulent plus se contenter d'une satisfaction d'amour propre. Ils sentent la nécessité de redoubler de vigilance et d'ardeur pour déjouer les manœuvres des adversaires de l'émancipation africaine et de leurs complices conscients ou inconscients, avoués et inavoués. » Enfin dans son salut à la 6e session du comité de coordination, la CGT indique qu'elle « remplissait son devoir en aidant les organisations syndicales des pays coloniaux à s'affirmer, en assurant dans son sein la solidarité et l'amitié des travailleurs français, africains, malgaches, gage de victoire sur l'ennemi commun, le capitalisme et le colonialisme ». Cette 6e session détermine les objectifs et perspectives du mouvement syndical africain, [à savoir] :

favoriser la personnalisation des unions territoriales CGT en créant dans ce but, toutes les conditions nécessaires pour l'élévation du niveau de leur organisation, et de l'effort sur le plan matériel, pour le renforcement de la prise de conscience individuelle et -collective des travailleurs… D'œuvrer activement à la création d'une organisation générale des travailleurs africains sous la forme d'une confédération unique du travail AOF-Togo et Cameroun… Préparer concrètement les conditions de la tenue d'une grande conférence africaine en vue de la création de cette confédération unique qui aura à déterminer ses liens avec la CGT française 20.

C. — Moyens mis à la disposition de la CGTA par l'administration coloniale

M. Sékou Touré reçoit de l'administration des fonds substantiels pour corrompre les dirigeants syndicaux. Les journaux colonialistes orchestrent en sa faveur une immense campagne. Surtout, il profite amplement de l'appareil du RDA, tout puissant en Côte d'Ivoire, au Soudan, en Haute-Volta, et en Guinée. L'action de Diallo Abdoulaye, leader des syndicats du Soudan, eut à souffrir sérieusement de l'appui donné à M. Sékou Touré par le député Mamadou Konaté, grand maître de l'Union Soudanaise RDA. En Côte d'Ivoire, le PDCI de Houphouët lui facilite la tâche en imposant la CGTA. En Guinée, Sékou Touré fait suspendre du PDG les syndicalistes qui s'opposent à lui, utilise sa popularité en tant que leader du PDG pour discréditer ses adversaires. Les plus tenaces de ces derniers subissent les brimades de l'administration coloniale et les expéditions punitives des commandos RDA. Ainsi, par la terreur, la CGTA se rend maître des syndicats guinéens.
Pressions et corruptions administratives aidant, la CGTA devient toute puissante. Elle se développe rapidement et atteint en importance la CGT. M. Sékou Touré, en dépit de sa trahison, continue à maintenir la confusion par des déclarations démagogiques. Il réussit si bien dans ce jeu qu'il apparaît au 3e congrès du RDA en 1957 à Bamako comme le chef de file de l'aile gauche du RDA et un rival dangereux pour Houphouët. Aussi, lorsque l'unité syndicale se réalise dans le cadre de l'UGTAN, c'est tout naturellement sous sa direction.
Les erreurs accumulées par la CGT, admirablement exploitées par une administration coloniale intelligente, — une fois n'est pas coutume— permettent de faire de M. Sékou Touré, qui s'était fait l'instrument du colonisateur, le grand leader du syndicalisme ouest africain. Le Haut-Commissaire Bernard Cornut-Gentille pouvait être satisfait, il avait bien réussi sa manoeuvre.

Notes
1 . Lettre de Marx à Ludwig Kugelmann, 29 nov. 1869.
2. Lettre de Marx à Engels, 10 déc. 1869.
3. Lettre de Marx à S. Meyer et A. Vogt, 9 avril 1870.
4. Lénine. Du droit des nations a disparu d'elles-mêmes (Oeuvres t. XX).
5. Lénine. Le socialisme et la guerre (Oeuvres, t. XX).
6. Thèses sur la situation nationale et les tâches du Parti, p 42.
7. M. Thorez, Oeuvres, tome IV, p. 173.
8. La Correspondance Internationale, numéro spécial XXXVI, n° 115, 8e année, 4 oct. 1928.
9. Henri Lozeray à l'Assemblée Constituante, 20 mars 1946.
10. Léon Feix. Les Cahiers du Communisme, sept. 47.
11.R. Barbé. Les Cahiers du Communisme, mai 1947.
12. Alger Républicain du 12 mai 1945.
13. E. Fajon à l'Assemblée Consultative, il juillet 1943.
14. R. Barbé, op. cit.
15. Thèses sur la situation nationale et les tâches du Parti, p. 42.
16. Joany Berlioz. Les Cahiers du Communisme, n° 4, fév 1945, p. 47.
17. Léon Feix. Les Cahiers du Communisme, sept. 47.
18. Résolution des membres du P.C.F. de Sadi-Bel-Abbès envoyée à l'Internationale.
19. Rapport de Manuilski, secrétaire du Komintenn, au Ve Congrès de l'Internationale Communiste, 1924
20. Le Facteur, n° 18.