Paris. Editions Git le Coeur. 1972. 270 p.
La classe ouvrière guinéenne s'affirme très tôt comme le fer de lance dans le combat contre le régime colonial. Elle a une longue tradition de lutte qui remonte à l'aube de la colonisation. Spontanée dans une première phase, son action s'organise par la suite sous la direction de la petite bourgeoisie.
Si la classe ouvrière française a bénéficié dès 1884 du droit syndical, il en est tout autrement de son homologue guinéen. En effet le législateur colonial préfère édicter des règles spéciales. En fait ne sont règlementés que le recrutement des travailleurs et le contrat de travail. Le but du législateur est d'assurer aux entreprises une main-d'oeuvre qui, habituée au régime du travail forcé, fuit les lieux de travail. En dépit des circulaires administratives, la classe ouvrière guinéenne reste dépourvue de tout moyen légal pour la défense de ses intérêts légitimes. Cependant, malgré l'appareil répressif dont dispose le colonisateur la classe ouvrière guinéenne n'hésite pas, dès le début, à manifester sa volonté de lutte. Elle a su très tôt trouver l'arme de cette lutte : la grève. La première grève en Guinée a lieu en 1906. Elle est déclenchée par les ouvriers des chantiers du chemin de fer, et dure un mois. Les ouvriers extrêmement mécontents des conditions de travail et des vexations font preuve d'une grande résolution. La répression brutale qui s'ensuit cause dix morts et cinq blessés. Cette réaction violente et meurtrière n'empêche nullement trois ans plus tard, en 1909, l'équipage indigène du côtre Le Roitelet de se mettre en grève pour protester contre le mauvais traitement et l'insuffisance de nourriture. D'ailleurs, à partir de ce moment les grèves se multiplient : en 1910, sur les chantiers du chemin de fer, les manoeuvres employés sur la voie ferrée à Souguéta cessent le travail pour protester contre la trop grande durée du travail et l'insuffisance du repos hebdomadaire. En 1912, les manoeuvres de la maison Burki arrêtent par trois fois le travail pour protester contre l'insuffisance du salaire et de la ration alimentaire et exigent une augmentation ; en février 1916, sous la conduite d'un tirailleur réformé, Abdoulaye Mara, les laptôts de la S.C.O.A. refusent de s'embarquer sur les côtres de cette maison avant d'avoir obtenu l'augmentation de leurs salaires. Toujours en 1916, en juin chez Chavanel, en août chez Burki, les mêmes faits se reproduisent. En 1918, encore sous la conduite d'un tirailleur, les laptôts de quatre chalands de la maison Burki refusent de s'embarquer et exigent une augmentation de salaires.
A partir de la fin de 1918, avec le retour des premiers militaires guinéens d'Europe, les grèves se généralisent. Les militaires guinéens ont eu des contacts pendant leur séjour en Europe avec les ouvriers français ; ils ont vu comment s'organisaient des grèves. A leur retour au pays, ils prennent contact avec la classe ouvrière guinéenne pour l'aider dans sa lutte. Dès le mois d'août 1918, des militaires indigènes permissionnaires prennent d'assaut la maison Sawyer. On les trouve ensuite pendant toute cette période aux côtés des ouvriers. C'est notamment avec leur aide que les grèves des manoeuvres se multiplient : en 1919 chez la S.C.O.A., Fabre et Burki, en février 1920 (février 1920, grève des laptôts et grève des ouvriers de la S.C.O.A.). En avril 1920, un véritable mouvement d'insurrection se produit dans l'entreprise Morosini et dans la plupart des maisons coloniales de la place, contre l'insuffisance des salaires. En juin, les postiers de Mamou entrent en action pour protester contre la situation qui leur est faite et les difficultés qu'ils éprouvent pour se ravitailler en riz ; en juillet, les manoeuvres de la maison Paterson et Zochonis, employés au chargement de l' « Eboé », suspendent leur travail et réclament une augmentation de salaire (5 francs au lieu de 3 francs) ; le 10 juillet, les manœuvres de Burki se solidarisent avec un de leurs camarades renvoyé sous le prétexte de vol et exigent sa réintégration. Enfin, en juillet et en août, de nouvelles grèves au chemin de fer et des incidents chez M. Beynis et Poisat, deux colons installés à Kindia. De 1918 à 1920, les grèves sont constantes et deviennent un grand souci pour l'administration coloniale. Dans son rapport du quatrième trimestre 1920, le gouverneur Poiret note en effet :
Ces grèves sont, surtout depuis 1910, l'indice d'une évolution qui se manifeste dans la population indigène des grands centres. Elles dénote à la fois, la facilité avec laquelle, les travailleurs peuvent se laisser entraîner par quelques meneurs qui ont vu se pratiquer des grèves en France, et l'esprit de solidarité qui commence à régner dans la classe ouvrière de la colonie 1 … Ce mouvement est d'ailleurs facilité par la propagande verbale de quelques anciens tirailleurs qui, rentrés dans la colonie avec le désir de « se reposer », donnent des conseils pernicieux dans leur entourage avant que la nécessité les oblige à se mettre au travail dont ils croyaient peut-être, devoir être dispensés à l'avenir. Cet état d'esprit indique simplement que, comme d'autres pays, la Guinée est à un tournant de son évolution, et il est du devoir de tous de faciliter cette évolution, en dirigeant les masses vers le travail et la prospérité, au lieu de laisser s'établir un détestable esprit de vagues revendications dont se satisfait, en premier lieu, la paresse des éléments les moins intéressants de la « population ».
A la volonté de lutte de la classe ouvrière guinéenne, le colonisateur oppose la violence. Loin de « faciliter cette évolution», comme semblait le proposer Poiret, l'administration coloniale oppose aux justes revendications des ouvriers, l'armée et la police. En dépit de son inorganisation et de la violence de la répression la classe ouvrière guinéenne se bat courageusement.
A la fin de la deuxième guerre mondiale l'impérialisme français est contraint d'accorder le droit syndical à ses colonies. En Guinée, les fonctionnaires sont les premiers à en profiter, suivis par les salariés du secteur privé et les artisans. Autonomes au départ, les syndicats guinéens se regroupent par la suite en trois confédérations :
Disposant désormais d'une arme, le syndicat, la classe ouvrière guinéenne va faire preuve d'une grande combativité.
Après la deuxième guerre mondiale les conditions des ouvriers guinéens loin de s'améliorer se détériorent gravement. Le manceuvre guinéen qui perçoit en 1946, quarante-six francs par jour peut difficilement subvenir à ses besoins les plus élémentaires. Il peut tout juste acheter soit huit kilogrammes de riz à cinq francs cmiquante, soit deux litres d'huile d'arachide à vingt et un francs, ou deux kilogrammes de viande à vingt deux francs cinquante, soit encore neuf kilogrammes de poisson à cinq francs ou payer la moitié de son impôt avec quarante deux francs cinquante. Un an après, son salaire ne lui permet plus d'acheter que cinq kilogrammes de riz à peine, à neuf francs cinquante. En 1950, pour le même pouvoir d'achat qu'en 1946, il lui faut pour le riz, trois cent vingt francs par jour. Ainsi, malgré les faibles augmentations de salaires, le niveau de vie des ouvriers baisse constamment, il baisserait encore davantage d'ailleurs si la classe ouvrière guinéenne ne menait de grandes luttes syndicales. Ces luttes syndicales commencent avec les cheminots (10 octobre 1947 — 19 mars 1948). C'est la première action importante par la durée et par le nombre de participants, de la classe ouvrière guinéenne. Les cheminots, toujours à la pointe du combat, soutiennent la grève la plus longue de Guinée. Si cette grève n'est pas seulement le fait des ouvriers (les cadres y participent)' c'est principalement sur ceux-ci que repose tout son poids. Elle se termine par une grande victoire des cheminots. Une nouvelle action de grande envergure a lieu en juin 1950. Les manoeuvres qui ne touchent que soixante-dix francs en 1950, alors qu'il leur faut au moins trois fois plus pour avoir le même pouvoir d'achat qu'en 1947 déclenchent sous la direction de l'U.S.C.G., une grève qui est suivie par tous les employés du privé ainsi que par les domestiques. Le patronat, fort de l'appui du pouvoir colonial, se montre intransigeant et rejette en bloc les revendications. Son attitude injuste et pleine de mépris oblige les alliés de la colonisation eux-mêmes à se séparer de lui.
A l'intransigeance patronale, les travailleurs guinéens opposent une intransigeance encore plus grande. Les négociations sont rapidement rompues, c'est l'impasse et le recours à « l'abitrage» de l'administration coloniale. Cette dernière, fidèle soutien du patronat, arbitre alors à sa façon ; elle procède à l'arrestation des dirigeants syndicaux (Soriba Touré, Sékou Touré, Lamine Fofana, Faber Raymond et Papa N'Diaye) et les fait condamner par le tribunal à six jours de prison avec sursis et deux cents francs d'amende. La tension entre blancs et noirs devient alors très vive. Certains employeurs en profitent pour licencier des travailleurs. Des boulangers européens refusent de vendre du pain aux africains sous prétexte que leurs frères sont en grève et pertubent la vie économique. La réplique des africains est assez vive ; on s'achemine dès lors vers une épreuve de force. Effrayés, les conseillers généraux africains, serviteurs zélés du colonisateur' interviennent précipitamment auprès du gouverneur et le supplient d'intervenir : la combativité des travailleurs et leur ferme volonté de ne pas céder rendent la situation « insurectionnelle», et cela ne peut que « favoriser le R.D.A. ». Ils réclament la fixation du salaire des manceuvres à 120 francs (alors que ceux-ci exigent 160 francs et la reprise de tous les travailleurs licenciés). C'est cette solution qui prévaut finalement. La classe ouvrière n'a pas obtenu entière satisfaction mais elle a montré son esprit combatif, sa discipline, son courage et sa détermination de ne plus reculer devant le patronat. La classe ouvrière guinenne (cheminots, secteur privé) a montré ainsi qu'elle est prête pour le combat, pourvu que les dirigeants syndicaux en aient le courage. D'autre part la puissance des syndicats et leur emprise sur les travailleurs, déjà nettes lors de la grève des cheminots (1947) et des fonctionnaires (1950) se sont manifestées avec éclat. D'un autre côté' la complicité entre le patronat et l'administration est apparue comme un phénomène permanent et naturel. Celle-ci ne peut donc plus jouer le rôle d'arbitre. Les travailleurs sentent alors la nécessité d'avoir une autre garantie plus solide : un code du travail garantissant leurs droits.
Après la grève de juin 1950, un vaste mouvement se développe donc en faveur d'un code du travail pour l'Afrique. L'action des syndicats est soutenue par les parlementaires africains. Le gouvernement est obligé de déposer un projet de loi. Mais la loi votée en prémière lecture par l'Assemblée Nationale est totalement dénaturée par les nombreuses modifications que lui apporte le Conseil de la République. L' « Ouvrier » (journal de la C.G.T. guinéenne) proteste contre ces modifications et s'élève contre le remplacement du terme « travailleur » par celui de « salarié », dénonce énergiquement ce qu'il considère comme un rétablissement du travail forcé sous des formes subtiles et conclut :
Jamais nous ne tolérerons de travail forcé quel que soit le manteeau qui le couvre. Jamais, nous ne laisserons porter atteinte à nos droits chèrement acquis : liberté du travail, liberté syndicale, droit de grève.
Le comité inter-syndical (C.G.T., Cheminots et C.F.T.C.) de Guinée, par sa circulaire du 20 août 1952, lance un appel à toutes les organisations syndicales africaines pour l'organisation d'une grande conférence (à Dakar pour le groupe A.O.F.-Togo, à Brazzaville pour le groupe A.E.F.-Cameroun) afin d'étudier les formes efficaces « d'action commune » pour la promulgation et l'application d'un code du travail « démocratique » et « progressiste » dans les territoires d'Outre-Mer (TOM). Pour l'A.O.F.-TOGO, la conférence a lieu à Dakar les 6, 7 et 9 octobre 1952. Elle reprend les critiques déjà faites par le journal guinéen « l'Ouvrier », reproche à la commission des TOM de l'Assemblée Nationale d'avoir accepté certaines des « dénaturations » du conseil de la république, mais lui manifeste son appui dans ses propositions concernant les autres dispositions. La conférence affirme que dans les circonstances d'alors « seule une action décisive et unanime de la classe ouvrière est capable d'affaiblir et d'anéantir l'opposition des milieux réactionnaires », et de permettre ainsi le vote rapide du code du travail. Elle décide d'organiser une grève générale de 24 heures pour le 3 novembre 1952, et aussi une grève de 72 heures les 12, 13 et 14 janvier 1953, si avant le 5 Janvier 1953, le code du travail n'est pas promulgué. La grève du 3 novembre 1951 est largement suivie dans toute l'A.O.F. ; elle contraint l'Assemblée Nationale à soumettre le projet de code à une deuxième lecture. Finalement le code est adopté par la loi du 15 décembre 1952 et promulgué peu après. Il donne satisfaction aux syndicats sur un grand nombre de points, notamment l'égalité entre autochtones et européens (article premier) l'emploi du terme « travailleur » à la place de « salarié » et le principe à « conditions égales de travail, de qualifications professionnelles et de rendement, salaire égal » (article 91). Il établit la semaine de 40 heures (article 112) (sauf dans les entreprises agricoles) et décide une majoration de salaire pour les heures supplémentaires sans toutefois en préciser le taux. L'interprétation de ces dernières dispositions (40 heures et heures Supplémentaires) donne lieu aussitôt à de vives controverses. Paradoxalement la Guinée qui a été à la pointe du combat voit la situation de ses travailleurs empirer avec l'application du code. Avec la semaine de 48 h, le manœuvre gagnait 140 francs par jour (17,5 x 8) soit 840 francs par semaine ; avec les 40 heures, bien que son salaire horaire ait été élevé et porté à 20 francs, le manœuvre ne gagne plus que (40 x 20) 800 francs, par semaine ; les syndicats considèrent à juste raison que les travailleurs ont été roulés et réclament une au mentation de 20 %.
Contrairement donc aux autres territoires en Guinée, le code tel qu'il est conçu et appliqué entraîne une diminution sensible du pouvoir d'achat du travailleur. Alors qu'à Dakar, le comptable qui touchait 16.500 francs avait, après l'application du code, un salaire minimum garanti de 17.490, à Conakry ce salaire était passé de 16.500 à 13.490 francs. Aussi, face à cette attitude hostile et injuste du patronat, les travailleurs répliquent par une série de grèves : journée revendicative des postiers le 22 juin et grève de 24 heures des mêmes postiers le 24 juin, mais surtout grève générale du 21 septembre.
Après 40 jours de grève, le patronat propose une majoration de 14,30 % (contre 20 % réclamés par les syndicats) ; naturellement, les syndicats refusent. Leur intransigeance fait reculer le patronat qui propose une nouvelle majoration de 17 % subordonnée à la reprise immédiate du travail. Nouveau refus des syndicats. Finalement après intervention de l'administration, l'accord se réalise sur la base d'une majoration de 17,50 %. Mais deux jours après, cet accord devient caduc ; en effet, le 27 novembre, le ministre envoie une note aux gouverneurs leur prescrivant d'appliquer le principe du relèvement de 20 %. La grève qui a duré près de 70 jours, a montré de nouveau la discipline et l'esprit de combativité de la classe ouvrière guinéenne, suivie par les employés. Mais surtout, elle a été activement soutenue par les masses populaires ; les paysans ont constamment ravitaillé les grévistes. L'unité nationale guinéenne se forge et se renforce ainsi progressivement à travers la lutte. La grève a eu aussi des conséquences dramatiques ; un ouvrier, Mamadou Diallo, a été tué d'un coup de révolver par un Européen à Conakry ; un autre M. Baldé Oury a été grièvement blessé à Coyah ; d'autres africains ont également été blessés dans les mêmes conditions à Macenta et Kissidougou.
Bien que la situation de la classe ouvrière soit difficile, il est incontestable que les charges coloniales reposent essentiellement sur la paysannerie. Celle-ci est exploitée à la fois par le colonisateur, la féodalité et les fonctionnaires. Aussi, se trouve-t-elle dans une situation désespérée : la misère, les corvées et les livraisons constituent son lot quotidien. Au Foutah surtout et dans la région forestière, ils vivent sous un régime d'esclave à peine camouflé. Le paysan foula subit une exploitation intense :
Les chefs de cantons, leurs oncles, leurs nombreuses femmes et leurs enfants plus nombreux encore, ces hommes biens nés se nourrissent gratuitement 2.
Il cultive leurs champs, répare leurs cases, leurs tapades, celles de leurs parents sans aucune rémunération et le plus souvent sous la menace des fouets. Il surveille les troupeaux et entretient les plantations des chefs de cantons sans recevoir un sou.
Au moment du recensement, le fonctionnaire chargé de ce travail dans un canton donné est accompagné du secrétaire ou d'un frère du chef de ce canton. Quand l'équipe arrive dans un village, le suivant du fonctionnaire appelle le chef de village et fixe avec lui une certaine somme à payer par contribuable avant le recensement. Cette somme est rassemblée sur-le-champ par les notables et remise au secrétaire qui la répartit entre lui et le fonctionnaire véreux après prélèvement de la part du chef de canton. Les pères de famille sont tenus de payer en plus une ou deux mesures de graines (un ou deux kilogrammes), pour le chef de canton. Le déplacement des autres agents administratifs en tournée donne lieu à la même scène de pillage. Dans les campagnes, celui qui, sans être d'une « bonne famille », porte de beaux boubous, ou même consomme du beurre provenant de son troupeau attire sur lui le mépris et la haine des seigneurs qui cherchent aussitôt à s'en débarrasser. Un complot imaginaire est ourdi sur-le-champ et l'audacieux livré au gendarme ou au juge de paix, sous une fausse inculpation, mais avec d'innombrables témoins. Lorsqu'il y a infraction véritable, le jugement est rendu par le chef de canton « suivant la coutume ». En fait de coutume, c'est plutôt le bon vouloir du chef et le montant des cadeaux reçus qui comptent. Pour mieux pressurer les paysans, la féodalité s'assure la complicité de certains fonctionnaires :
Le Foutah est pour les fonctionnaires corruptibles comme le corridor de la tentation imaginé par Voltaire. On y distingue aisément les braves gens soucieux des intérêts des populations et du prestige de la France, des aventuriers chercheurs de fortune. Tout compte fait, les premiers sont très rares. Lorsque, par exemple, arrive un fonctionnaire détenant une parcelle d'autorité, les chefs des différents cantons de ce cercle le comblent de présents de toutes sortes… Au début, ce fonctionnaire croit à une manifestation de générosité. Par la suite il s'aperçoit qu'on est en train de le corrompre lentement, mais sûrement. Alors, il prend une position après avoir regardé en perspective les profits et les pertes. Neuf fois sur dix, il se range dans le camp des chefs pour mieux exploiter le paysan sans défense 3.
Toutes ces exactions sont soigneusement entretenues par une vaste propagande visant à faire croire que le chef est tout puissant, qu'il est libre de faire ce que bon lui semble et qu'il n'a de compte à rendre à personne.
Les paysans ne sont pas mieux traités dans la Région Forestière :
Le travail forcé et les livraisons obligatoires sont toujours en vigueur en dépit de la Constitution et de toutes les réformes libérales. Dans la région de N'Zérékoré, le « Tatoua » continue toujours à exister 4.
Ce système est un véritable pillage organisé. En 1950, les paysans livraient les poulets à 30 francs pièce et les œufs à 1 franc, alors que sur le marché, le prix du poulet atteignait 150 F (cinq fois plus) et les œufs 5 F (cinq fois plus aussi). On a vu des paysans livrer pour 300 F des moutons qu'ils ont payés 2.000 F. Un fonctionnaire africain très connu qui avait pour charge de faire les commandes dans le canton s'arrogeait la part du lion dans les répartitions. Il remettait les canards acquis à 30 F à sa maîtresse, qui les revendait ensuite pour 250 F. aux mêmes représentants venant de les fournir. En Haute-Guinée, la situation des paysans malinkés n'est guère meilleure.
Les paysans guinéens n'ont pas accepté cette situation sans réagir, bien au contraire. Avant la deuxième guerre mondiale, leur opposition s'est manifestée sous trois formes : les révoltes, les exodes et la dissimulation des biens.
Peu après la « pacification » de la région forestière (en 1911), les premières révoltes paysannes éclatent. Exaspérés par les travaux forcés et l'impôt, les paysans s'en prennent aux chefs dans certaines parties de la Forêt et de la Basse Guinée. Ils brûlent les champs, abattent le bétail et traversent la frontière pour se réfugier au Libéria et en Guinée Portugaise. Par la suite, les révoltes paysannes sont fréquentes, surtout en Basse-Guinée, dans le Bagatay et dans la région de Boké ; en Haute-Guinée, dans les environs de Kouroussa ; dans la région forestière, au pays des Marions, des Tomas ; en pays Coniaguis au Fouta. Mais toutes ces révoltes tournent court du fait de l'inorganisation des paysans et surtout des rapports de force en présence. On a d'un côté, un Etat colonial doté de tous les moyens de répression, appuyé par la féodalité et la plupart des fonctionnaires indigènes, et de l'autre les paysans pauvres, isolés, livrés à eux-mêmes et très mal armés. Aussi, devant l'échec continu de leurs révoltes, les paysans sont-ils amenés à recourir à d'autres armes, telles que l'exode et la dissimulation des biens.
Après l'échec donc des révoltes, l'exode constitue la principale arme de dissuasion des paysans guinéens. Les corvées deviennent-elles trop lourdes, aussitôt, les paysans des régions frontalières rassemblent femmes, enfants, animaux, domestiques, meubles et traversent la frontière. Les chefs se font-ils trop exigeants ? La même scène se reproduit. Parfois un village entier est brusquement abandonné par l'ensemble de ses habitants et les récoltes brûlées. L'exode devient la seule réponse efficace du paysan à l'exploitation et à l'oppression coloniales. Les révoltes, écrasées dans le sang, se terminaient toujours par la défaite des paysans. L'exode, en vidant le pays d'une partie de la population active et en entraînant la destruction des récoltes, porte au contraire un coup sévère à l'économie coloniale, sans causer de victimes parmi les paysans. Bien sûr, elle ne constitue qu'une attitude Plutôt passive face à la violence du colonisateur, mais on ne peut pas encore demander aux paysans guinéens, analphabètes, superstitieux, désarmés et inorganisés, de mener de grandes luttes populaires pour mettre fin au système colonial. L'exode est surtout une arme d'auto-défense efficace, dans la mesure où il permet aux paysans d'échapper à l'exploitation, au exactions aux corvées et à l'impôt. Outre l'exode, les paysans recourent à la dissimulation des biens. En effet, les paysans se sont rendus compte progressivement que les administrateurs en tournée et les chefs leur enlevaient systématiquement leurs biens visibles (bœufs, volailles, produits agricoles). Pour échapper à l'impôt déguisé, ils recourent à la dissimulation : il s'agit de paraître le moins riche possible. Les paysans guinéens, surtout au Fouta, deviennent de véritables experts dans la dissimulation des biens visibles.
Cependant, à partir de 1945, l'opposition des paysans change complètement dans sa forme. Les masses guinéennes excédées par l'oppression et l'exploitation de la période l' « effort de guerre » sont, en 1945, presque en état de rébellion contre les chefs qu'elles rendent responsables de tous leurs maux. Elles trouvent un sérieux appui auprès des anciens tirailleurs, devenus des adversaires résolus de l'autorité des chefs de cantons. Se faisant les défenseurs du paysan' ils prennent la direction de leur mouvement de contestation et se refusent désormais à reconnaître l'autorité ancestrale des chefs. Les paysans se refusent eux-aussi à accorder aux chefs de cantons les prestations jusqu'alors considérées comme des obligations coutumières. L'annonce des réformes, loin d'apaiser les esprits, renforce l'agitation et donne le signal d'une nouvelle rébellion des paysans contre les chefs en Basse-Guinée et en Haute-Guinée, principalement à Boké, Koba, Kouroussa, Kankan, Siguiri. Discréditée, ayant perdu (sauf au Fouta) son prestige, la chefferie semble condamnée. Mais l'administration coloniale, sous l'action énergique du gouverneur Roland Pré, lui redonne progressivement, à partir de 1948, de nouveaux moyens pour réimposer sa domination. Cependant en dépit de ce renforcement de ses ennemis, la paysannerie guinéenne continue courageusement sa lutte. Elle s'oppose à la fois aux droits dits coutumiers qui permettent à la féodalité de la voler et au colonisateur qui l'écrase sous le poids de l'impôt. Contre ces deux fléaux, les paysans mènent un combat ferme et courageux. Malgré tous les risques que cela peut entraîner pour eux, ils soutiennent le P.D.G. ils le font d'ailleurs très tôt dans certaines régions ; dès 1947-1949, c'est-à-dire dans la période où il faut beaucoup de courage pour se déclarer membre du P.D.G. dans les villages. En effet, si les fonctionnaires, à cette époque, ne risquent le plus souvent qu'un retard dans leur avancement ou une affectation, il en est tout autrement pour le paysan. Celui qui ose prendre la carte du R,D.A. est soumis à toutes sortes de brimades et d'exactions. Du commandant au chef de village, en passant par le chef de canton, chacun fait plus que son possible pour lui faire regretter son geste. Les paysans, membre du R.D.A., voient leurs cases brûlées et leurs récoltes ravagées. Souvent, le chef de village cherche des prétextes pour les faire arrêter et jeter en prison. Malgré tout, les paysans maintiennent leur soutien au P.D.G. car ils en attendent leur libération.
Les réformes de 1945-1946 n'apportent presque aucun changement à la condition de la femme guinéenne. Elle continue à subir une double oppression, celle du colonisateur et celle de son mari et reste l'inférieure de l'homme, sa « chose ». Elle n'est qu'un instrument de production et de reproduction. Dans l'écrasante majorité, les femmes ne jouissent d'aucune liberté, même pas de celle de choisir un mari. Ce dernier est choisi par un accord entre les parents : l'avis de la fille n'est, le plus souvent, même pas requis. On assiste à ce phénomène curieux qui consiste à marier une fille de la campagne à un homme qu'elle n'a jamais vu et qu'elle ne verra qu'après le mariage, lorsqu'elle le rejoindra en ville. C'est ce que les citadins appellent ironiquement, recevoir un « colis » de la famille. Cette aliénation de la femme est due au régime colonial qui, en détruisant la division sociale du travail existant dans la société traditionnelle entre l'homme et la femme, a fait de celle-ci l'esclave de celui-là tout comme il avait fait de ce dernier l'esclave du colon. Le degré de cette aliénation varie selon les régions. En Haute-Guinée, la plupart des femmes malinkes exercent des activités commerciales. Parfois, le mari donne un petit capital de départ que la femme se charge de faire fructifier pour faire face aux frais de nourriture. Grâce à leurs activités commerciales, les femmes malinkes arrivent à disposer d'une certaine indépendance financière. En outre, elles bénéficient d'une certaine liberté' car leurs activités les obligent à être souvent dehors.
En Basse-Guinée, certaines femmes Soussous font du commerce et disposent elles aussi d'une certaine indépendance financière… Mais, ici, le fait est beaucoup plus rare qu'en Haute-Guinée. Cependant en raison de l'urbanisme et de la désagrégation des structures traditionnelles, c'est dans la Basse-Guinée que la femme subit le moins de contraintes.
En revanche, c'est au Foutah, que la femme a le moins de liberté. En dehors de son ménage, la femme peule n'a d'autres activités indépendantes que celle de cultiver son verger (le galle). Souvent, elle ne va même pas au marché, produisant tout ce dont elle a besoin dans son jardin et laissant son mari s'occuper de l'achat du sel et des ustensiles importés. Le monde de la femme peule est réduit ainsi le plus souvent aux dimensions de sa concession.
Cependant, partout en Guinée, la femme subit une exploitation intense. Presque partout règne la polygamie. Les rapports entre les coépouses sont définis par la coutume. Selon cette coutume, la première femme garde toute autorité sur les autres épouses. C'est elle qui, la première, « a balayé la case du célibataire », ce geste symbolique garde toute sa valeur. Aussi, lorsque le mari prend une seconde femme c'est à la première qu'il la confie pour l'éduquer. La première a toute autorité sur la seconde. Si celle-ci veut sortir de la concession, elle doit demander l'autorisation et indiquer où elle va afin que le mari soit tenu au courant. La première femme, elle, au bout d'un certain temps, peut sortir librement.
En 1949, un débat est organisé autour de la polygamie par le journal colonial La Guinée Française. Les réponses sont un résumé parfait de l'idée que les hommes se font de la femme et du mariage. Ils justifient sans aucune gêne apparente, l'absence du libre choix de la femme, la polygamie et condamnent le travail de la femme en dehors du ménage et la scolarisation des filles.
Les femmes, qui sont les principales intéressées, interviennent très peu dans les débats. Une seule ose critiquer ouvertement la polygamie (Mme Diallo, institutrice à Kindia) et dénoncer le danger qu'elle représente :
Quelle que soit la circonstance dans laquelle elle est appliquée, je considère la polygamie comme un danger pour l'Afrique. Elle est la base de l'anéantissement des liens de famille 5.
La polygamie, sous un angle plus général, est la source même de l'exploitation de la femme par l'homme. Le chef de famille ayant un grand nombre d'épouses possède les champs les plus florissants du village.
La polygamie est l'image de l'égoïsme mâle. Croyez-vous qu'une femme, voire ignorante, n'aime pas être seule chez son époux ? L'homme ne suit que ses désirs. La femme n'a aucun avis à donner. Elle accepte cet état de choses, parce qu'elle n'y peut rien. Toutes les femmes lettrées ou ignorantes, blanches ou noires optent pour la monogamie. Les institutions religieuses font de la musulmane une véritable esclave. Aucun droit ne lui est reconnu. Elle n'a qu'à suivre son mari qui est son « enfer » ou son « paradis ».
L'article de Mme Diallo soulève un tollé général. Le journal La Voix de Guinée lui réplique à coups de citations du Coran et des docteurs de la religion musulmane, et sous-entend qu'elle parle de problèmes qu'elle ignore. Le point de vue des femmes illettrées est exprimé par une ménagère de Forecariah, Mm Touré Fatoumata Yaharaye :
La polygamie n'est pas seulement l'exploitation de la femme par l'homme, elle est aussi, chez certains maris, une forme déguisée de l'esclavage. La vie des coépouses pose de sérieux problèmes. La polygamie est de plus, un facteur odieux de maladies 6.
Cependant, Mme Touré ne condamne ni la polygamie ni les polygames. Elle jusitfie la première par la durée excessive de la période d'allaitement (4 ans) pendant laquelle la femme ne partage pas le lit de son mari' par l'absence d'enfant de l'épouse légitime. En outre, la polygamie est avantageuse pour l'Afrique musulmane :
La monogamie serait pour le moment dangereuse pour l'Afrique. Elle entraînerait nos jeunes africaines à la débauche, au moment où elles commencent à bénéficier de l'évolution. Les femmes étant plus nombreuses que les hommes chaque homme en prendrait une, que ferait l'Afrique du reste ? Voilà, ce qui entraînerait nos jeunes africaines à la débauche et à la construction des maisons de « tolérance », d'où (pour les musulmanes) disparition de l'Islam. C'est dans ces maisons de « tolérance » que certains mariés monogames vont pour satisfaire leur désir et retourner tranquillement au domicile dhonjugal tout souillé…
Nous aimons, nous autres femmes, être monogames, mais c'est un danger pour nos compagnes, nos sœurs, nos filles. Ce que nous devons faire, c'est essayer d'abandonner petit à petit, nos vieilles coutumes tout en évoluant…
Le point de vue de Mme Touré montre jusqu'à quel point le jugement des femmes analphabètes est conditionné par celui des hommes. Elles sont tellement marquées par l'éducation reçue qu'elles acceptent tout naturellement la polygamie.
En dehors de la polygamie, les femmes guinéennes connaissent bien d'autres malheurs ; elles doivent en particulier subir l'excision. L'excision des femmes existe toujours en Guinée et au Soudan. C'est une « Sounna » dit-on, comme le jeûne du mois de Carême, le sacrifice de la Tabaski, ainsi que le don de quelques mesures de riz le même jour (moudou). S'il est incontestable que la circoncision appliquée à l'homme joue un rôle tant esthétique qu'hygiénique, appliquée à a femme, elle constitue une oeuvre de diminution, car elle consiste à retirer à la jeune fille toute, ou du moins, une grande partie de sa sensualité.
La situation des femmes guinéennes est donc loin d'être enviable, tout concourt à perpétuer leur soumission et leur exploitation. Il leur revient, dès lors, de lutter pour changer leurs conditions politiques et sociales. Aussi, participent-elles activement, aux côtés des paysans, à la lutte du peuple guinéen.
Après la création du PDG-RDA en juin 1947, la petite bourgeoisie guinéenne se scinde en deux camps. L'écrasante majorité de la couche inférieure et moyenne rejoint les rangs du nouveau mouvement. Le reste suit Yacine Diallo. Mais la répression déclenchée contre le PDG en 1949 crée une débandade : les groupements ethniques et beaucoup de cadres l'abandonnent. Menacé de liquidation par l'administration coloniale et ses alliés, le PDG n'a aucune chance de résister et de triompher sans l'appui des masses populaires. Pour faire triompher ses objectifs petits bourgeois, il se fait donc le défenseur de celles-ci. Cela lui est relativement facile du fait de la convergence, dans une large mesure, de ses intérêts et de ceux des masses. En effet, ils ont les mêmes adversaires : l'administration coloniale, la chefferie et leurs alliés. Aussi, la lutte du PDG-RDA contre ses adversaires apparaît-elle, dans toute cette période, comme la lutte pour la défense des masses populaires. Cette convergence entre les intérêts de la petite bourgeoisie qui dirige le RDA et les masses guinéennes donne à l'action du RDA un aspect historiquement juste et progressiste pendant une certaine période. En revanche, l'action du comité d'entente, dirigée essentiellement vers la satisfaction des intérêts des milieux ultra-colonialistes, donc contre les masses populaires, lui donne un contenu historiquement réactionnaire. De ce fait, l'affrontement des deux ailes de la petite bourgeoisie est celui du progrès contre le retour au passé. Il se fait autour d'un certain nombre de thèmes. Les positions sur ces thèmes reflètent leur position politique. Le PDG-RDA s'est fixé comme tâche le regroupement de l'ensemble des populations guinéennes en vue de lutter contre les aspects du colonialisme jugés inacceptables. Il se définit corrime « l'agent inlassable du regroupement de toutes tes masses africaines dans leur lutte contre le colonialisme et l'impérialisme ». Il défend l'idée d'un front uni des forces anticolonialistes et s'offre comme cadre de lutte. Cette position est historiquement juste car la lutte contre le colonialisme nécessite l'union de toutes les forces progressistes. Dans sa phase historiquement ascendante, le PDG dirige le combat des masses contre les alliés du colonisateur et contre l'administration coloniale elle-même.
Le RDA dénonce la nature réactionnaire et antipopulaire des dirigeants de l'Entente, qualifiés de « traitres », de « lâches » et de « fripons » ! Il les accuse de fermer à dessein les yeux sur la misère des paysans pour sauvegarder les « intérêts sordides » de la féodalité en général et particulièrement de la féodalité peule
qui vit du sang et des suées du peuple foulah et le tient sous un régime de terreur blanche avec l'appui de l'administration ; de n'être que de « simples figurants », des « béni-oui-oui », juste bons à fournir des majorités mécaniques aux colonialistes dans l'assemblée territoriale ; de falsifier la vérité et de masquer la réalité guinéenne en affirmant qu'il existe en Guinée la liberté pour tous, alors qu'il n'y a d'un côté (celui de la minorité privilégiée) que la liberté d'acheter des consciences, de fabriquer les opinions par presse et radio, liberté de tromper et de mentir, de voter pour une école privée deux fois plus de crédits qu'il n'en faut pour dix écoles publiques ; et de l'autre (du côté de la grande majorité, il n'y a que la liberté de chômer, de donner aux chefs « lait, veaux et argent », liberté de mourir, de faim et d'épidémie, liberté d'être des esclaves des riches ou d'aller en prison chaque fois que les revendications et aspirations, légitimes inquiètent les exploiteurs et les élus imposés. Ces élus qui, pendant la campagne électorale font toutes sortes de promesses « aux masses crédules » et qui ensuite les rejettent « aux calandes grecques parce que le but est atteint… non seulement, l'action du nouvel élu ne visera pas l'épanouissement des possibilités humaines et économiques, du pays, mais au contraire, provoquera la répression dans tous les domaines.
En effet, tout d'abord on divisera les populations en opposant les races, les religions, les unes contre les autres, mais l'ensemble des races contre l'ennemi commun : le colonialisme oppresseur et affameur des africains… On renforcera les charges du peuple tout en tolérant l'augmentation sans cesse des marchandises, la diminution des rations alimentaires, l'aggravation des conditions de vie et de travail des ouvriers, des manœuvres, des auxiliaires…
Quand ce sont le mensonge, la, duplicité, le mépris, la canaillerie qui caractérisent les rapports entre l'élu et ses électeurs, il ne saurait être question de l'intérêt de ceux-ci… Qui osera nier le servilisme dégradant qui est le trait saillant du caractère d'un conseiller malinké… 7.
Dans sa lutte contre la chefferie, la petite bourgeoisie progressiste ne se contente pas de dénoncer les exactions de cette dernière elle s'en prend à sa nature même (chefferie administrative) et à son action mystificatrice (à travers l'Islam).
Le PDG s'oppose à la chefferie en tant que système périmé,
inutile et coûteux et combat l'esprit qui l'anime. Cependant dans cette lutte, il prend soin de distinguer la chefferie traditionnelle, telle qu'elle existait avant la conquête coloniale de la chefferie administrative née des besoins de la colonisation. A l'égard de la première, il manifeste respect, sympathie et confiance. Autant il glorifie celle-ci, autant il vilipende celle-là.
Ceux que nous devons combattre ce sont les chefs de cantons, qui au moment où des libertés constitutionnelles touchent à toutes les couches sociales, font encore pression sur les paysans qu'ils veulent sous leur férule, au lieu d'être des interprètes fidèles de ces lois, ils se plaisent à les piétiner pour des fins personnelles 8.
La chefferie utilise souvent la religion pour justifier et masquer les méfaits. Aussi, le PDG s'attaque-t-il à ce fondement. Il distingue l'Islam de sa caricature dont se pare la chefferie pour justifier son pouvoir spirituel. Il oppose la nature démocratique de l'Islam au despotisme des chefs et montre que c'est le PDG qui est dans la voie de l'Islam :
Il nous apparait d'une façon aveuglante l'identité totale du programme d'émancipation populaire du R.D.A. et des prescriptions libératrices de justice et d'espérance de l'Islam. Nous distinguons l'Etat organisé par le prophète ou personne ne pouvait être honoré, en raison de sa race, de sa famille, de sa langue ou de la couleur de sa peau ; l'honneur étant dû à celui qui respectait le mieux son devoir; le Khalife, élu par le peuple, exclusivement en raison de sa connaissance du Coran et de l'application juste et honnête, qu'il faisait de ses ordonnances sacrées, de ces chefs égoïstes, oppresseurs, cruels, pillards. Alors que l'Islam condamne sans appel l'oppression du faible par le fort les chefs font de cette oppression leur credo. Alors que le véritable musulman du fait qu'il a peur de Dieu, ne peut avoir peur d'une créature, eux tremblent devant les commandants de cercle.
Le PDG s'èlève aussi contre l'utilisation de la religion pour escroquer les populations.
Nous ne clamerons jamais assez notre mépris à l'égard de ces marabouts escrocs qui moyennant rétribution, distribuent des amulettes, promettent richesse et le paradis même aux naïfs qui font foi à leurs ragots, à ces curés, qui, instruits de notre expérience, attribuent des vertus magiques à un caducé ou à un scapulaire, à ce féticheur aux cauris et queues d'animaux décevants et trompeurs, enfin, à tous les adroits fripons exploiteurs de notre misère et notre ignorance.
Il dénonce l'action des marabouts qui appellent à la soumission au colonisateur :
Quand, sous le masque de la croyance des marabouts, prêtres ou féticheurs nous convient à une lâche résignation et prêchent que s'élever contre le fait colonial constitue un délit ou blasphème contre la religion, nous leur rétorquons non ! Quand, sous le manteau de l'Islam, des marabouts, après la grande alesse, le père Supérieur font sommation à leurs ouailles de soutenir telle postulation ; quand le chef féticheur, dans sa forêt noire menace des foudres de Jupiter ceux de la secte qui enfreindraient aux usages du commandant et du chef de canton, nous leur disons non !
Enfin, il leur reproche de soutenir les forces réactionnaires :
Quand dans le Foutah, des comités électoraux, pour les besoins de la cause, se rebaptisent comité de l'Islam, l'on nous permettra de ne pas embrasser cet Islamisme, nouveau genre qui se confond avec la réaction et dont les administrateurs sont les prophètes et les chefs de canton, les Oulemas et les Waliyous
En revanche, il exprime son respect pour les vrais chefs religieux :
Nous nous inclinons devant l'érudition et l'abnégation des vrais chefs religieux tels Tierno Aliou Boubadian, Tierno Abdourahame Koula-mawnde, Chérif Abdoulaye Sagale, dont la conception de la justice, de la fraternité, de la vérité est celle de tous les démocrates convaincus et conséquents 9.
Si la chefferie oppresse et exploite les masses guinéennes, l'administration coloniale constitue cependant le principal instrument d'exploitation. Elle est le soutien essentiel de toutes les forces hostiles à l'émancipation de la Guinée. Aussi, n'est-il pas étonnant que, dans sa lutte contre l'administration, le PDG fasse preuve d'une certaine combativité. Il met à nu la nature de cette administration, son hostilité de principe aux intérêts des masses guinéennes, dénonce quotidiennement et d'une manière systématique ses différentes manifestations contraires aux aspirations du peuple. A travers ses journaux successifs, Coup de Bambou, Liberté, les méfaits de l'appareil colonial sont complaisamment étalés. Dans ses attaques, le mouvement fait preuve d'une certaine audace, prenant à partie les plus hautes autorités du territoire, le gouverneur et le secrétaire général, sans parler des administrateurs de cercles. La cible favorite est notamment le gouverneur Roland Pré arrivé en janvier 1948 avec son chef de cabinet Fernand Saller, venant du Gabon. Dès leur installation, ceux-ci proclament leur volonté de ne s'occuper princtipatement que de l'équipement de la Guinée, « en retard dans tous les domaines ». Ces déclarations sont enregistrées par le RDA qui attend « des actes pour se faire un jugement ». Ces actes ne se font pas attendre. Le gouverneur utilise d'abord son chef de cabinet pour endormir la vigilance du RDA :
Tout d'abord, le chef de cabinet est mis en avant pour domestiquer les Africains en exploitant sa condition d'homme de couleur. Devant une délégation de notre comité directeur, il approuve chaleureusement le RDA et nous exhorte à ne point abandonner une lutte que « seuls » les affairistes corrompus désapprouvent 10.
Pendant que son chef de cabinet manœuvre ainsi le RDA, le gouverneur s'occupe de raffermir l'autorité de ses subordonnés, il assure :
de son appui inconditionnel, féodaux et administrateurs colonialistes n'osant encore ouvertement trahir l'esprit de la constitution. La majorié administrative du conseil général, les parlementaires opportunistes ne font aucune résistance et se soumettent avec empressement pour appuyer M. Roland Pré et trahir honteusement les intérêts de leurs mandats, sacrifier délibérément les populations guinéennes.
Enfin, lorsqu'il estime le terrain suffisamment préparé, le gouverneur entreprend le démantèlement du RDA. Ce dernier, de son côté, dénonce sa politique fiscale et l'accuse de pressurer les indigènes :
L'impôt injuste de capitation et de servitude qu'on appelle justement le « prix de la vie » ou le « rachat de la tête » est majoré de 25 %, alors qu'il l'a déjà été de 160 % en 1947. Les cotisations de la SIP, inutiles et tracassières, sont presque doublées partout. Il faut certes beaucoup d'argent, et le colonisateur ne sait où le trouver que dans les bras de nos misérables travailleurs sous-alimentés. Une contribution exceptionnelle, un sur-impôt fut allègrement voté par l'écrasante majorité des laquais de l'assemblée territoriale, les ouvriers et les paysans déjà accablés assumant 40 millions de charges nouvelles sur 70.
Ainsi, durant toute cette période, le RDA s'est montré combatif, et a défendu les intérêts des masses en dénonçant leurs exploiteurs. Mais progressivement, le mouvement abandonne cette voie et s'engage dans la politique de collaboration.
Notes
1 . Souligné par nous, A.C.
2. Coup de Bambou, journal du P.D.G.-R.D.A.
3. Liberté. n° 37, 30 nov. 1954.
4. Coup de Bambou.
5. La Guinée française, journal du gouvernement colonial. 11 août 1949.
6. La Guinée française. 8 sept. 1949.
7. Coup de Bambou, avril 1950.
8. Liberté, journal du P.D.G. n° 37, 30 nov. 1954.
9. Liberté, n° 43, 18 janvier 1955.
10. Coup de Bambou, avril 1950.