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Histoire / Idéologie / Politique
Alpha Condé
Guinée : Albanie d'Afrique ou néo-colonie américaine ?

Paris. Editions Git le Coeur. 1972. 270 p.


Chapitre I. L'Impact de la colonisation

I. — Transformations économiques

A. — Transformations

Du début de l'installation française en Guinée jusqu'aux lendemains de la deuxième guerre mondiale, l'économie guinéenne est soumise aux intérêts des maisons coloniales. Le colonisateur vise moins à organiser l'économie en vue de favoriser le développement du pays, qu'à fournir au commerce les produits les plus rentables sur le marché européen. L'économie de traite est donc la règle. D'abord la cueillette de la gomme copal et du caoutchouc jusqu'en 1912-1913, ensuite le développement des plantations de banane et de café dans l'entre deux-guerres.
En 1945-1946, les perturbations causées à l'économie française par la deuxième guerre mondiale imposent une nouvelle politique coloniale.
Confronté à d'immenses besoins économiques, l'impérialisme français se voit contraint de développer des industries dans ses colonies d'Afrique.

L'évolution économique du monde poussa de plus en plus l'Europe vers l'Afrique et l'amena à y investir des ressources en technique, en capital et en hommes, qui s'étaient dispersées en d'autres régions, au cours du siècle précédent. La fermeture du rideau de fer sur les pays slaves et balkaniques, l'émancipation de l'Asie, l'industrialisation et l'autarcie de l'Amérique du Sud, ont fermé définitivement à l'Europe ses champs d'action traditionnels, sur lesquels elle avait su mener à bien des réalisations gigantesques 1.

Il ne reste plus, comme « seul champ d'activité », que l'Afrique :

L'Afrique pauvre en main-d'oeuvre, riche en matières premières, doit remplacer l'Asie, riche en main-d'oeuvre, et pauvre en matières premières, car la machine remplace l'homme et vient renverser la situation. En outre, la technique moderne permet de rendre salubres et viables pour les techniciens européens chargés de la conduite des machines, les régions qui, jusqu'à présent, leur étaient fermées 2.

A ces raisons économiques, s'ajoutent des préoccupations stratégiques.

La situation politique rend cette transfusion des forces vives de l'Europe vers l'Afrique stratégiquement nécessaire, en raison des oppositions irréductibles aboutissant à la division du monde en deux blocs hostiles : spiritualisme contre matérialisme, sociétés libres contre régime de contrainte, Occident contre Orient… Or, dans les conditions de la guerre moderne, l'Europe occidentale devient, de ce fait, un avant-poste frontière. La stratégie militaire, comme la stratégie économique, exige donc que le développement de nos bases, l'implantation de nos zones industrielles, comme celle de nos axes de conununication, se fasse sur le continent africain qui devient vraiment le bastion de la civilisation occidentale. Dans quelques années, les nations d'Europe auront éclaté sur le Continent africain. Pour nous, il n'y aura plus qu'un seul bloc économique, militaire et politique : l'Eurafrique française, dont les ressources devraient être comparables à celles des deux grands d'aujourd'hui : l'U.R.S.S. et les U.S.A. 3.

Ces nécessités stratégiques amènent la France à organiser sa puissance militaire autour de quatre zones d'économie stratégique :

Les confins algéro-marocains, les confins algéro-tunisiens, la Guinée, le Sud-Est de Madagascar. Il ne s'agit pas là d'une fantaisie d'Etat-Major, mais d'une nécessité inéluctable de la stratégie 4

Dans ce plan de développement des colonies françaises, la Guinée occupe une place de choix :

Ses incroyables richesses naturelles : mines, énergie hydroélectrique, lui permettent de mettre sur pied, immédiatement, ses exploitations minières, et ultérieurement une grande industrie lourde, base de toute activité moderne. Remarquons à cette occasion, le caractère exceptionnel des gisements guinéens, en grandes masses, faciles à exploiter en carrière, à proximité de la mer, le profil et le régime d'étiage de ses rivières faciles à équiper à peu de frais en centrale au fil de l'eau 5.

Il se trouve que les Etats-Unis et le Commonwealth ont d'immences « besoins stratégiques ». Ils peuvent trouver en Guinée deux métaux des plus essentiels à l'industrie moderne : le fer et l'aluminium, dont ils sont particulièrement dépourvus.

La Guinée est d'autant plus intéressante, pour la satisfaction de ces besoins, qu'elle jouit d'une position exceptionnelle sur l'Océan Atlantique, position qui lui garantit des communications sûres en tout temps et ne peut que pousser les alliés atlantiques à y développer leurs sources d'approvisionnement 6.

La Guinée connait alors un début d'industrialisation. A côté du secteur traditionnel du commerce colonial, apparaît un secteur minier.

L'exploitation du fer de Kaloum par la « Compagnie minière de Conakry » 7, commencée en 1953 avec 352 000 tonnes, augmente progressivement : 1.200.000 tonnes en 1957 d'un minerai de teneur de 52 % à 53 % de fer. Quant à la production de la bauxite à Kassa, commencée avec 10.000 tonnes en 1952, elle atteint 300.000 tonnes en 1958 après avoir plafonné à 480.00 tonnes en 1955. Enfin, l'exploitation de la bauxite de Fria, grand projet des années 1956-57, démarre [en 1959 — T.S. Bah].
De petites usines de transformation font timidement leur apparition : la Savonnerie de Guinée (SIGAG) à Kobaya, filiale de CGFA (Société Franco-Hellenique) ; l'Entreprise Duffour et Igon, créée en 1955, qui produit de l'oxygène et de l'acétylène et emploie entre vingt et trente salariés ; deux entreprises de travaux publics, relativement importantes, l'entreprise guinéenne de travaux publics, et maritimes (E.G.T.P.M.) employant plus de deux cents salariés, et la société guinéenne de béton manufacturé employant plus de cent salariés ; une huilerie-savonnerie à Guéckédou, traitant essentiellement le palmiste et fournissant environ deux cents tonnes d'huile et cent à cent cinquante tonnes de savon. Enfin, deux entreprises alimentaires : la S.O.B.O.A., appartenant aux Brasseries de l'Ouest Africain, contrôlées par la Banque de l'Indochine et produisant bières et limonades, enfin les brasseries et limonades de l'Atlantique, employant une dizaine de salariés.

B. — Caractéristiques de l'économie guinéenne à la veille de l'indépendance

Coexistence de deux secteurs capitalistes
Le secteur du capitalisme traditionnel

La forme principale sous laquelle s'est présenté le capitalisme en Guinée a été celle du capital commercial (les maisons coloniales). Or la fonction du capital commercial étant de permettre la circulation du capital sous sa forme marchandise et argent et non de produire ces marchandises, il ne peut être question d'industrialisation que dans la mesure des besoins de ce capital. La domination du capital commercial, pendant longtemps quasi-exclusive, impose donc à l'économie guinéenne un certain nombre de caractéristiques fondamentales telles que :

Le secteur industriel, hormis l'exploitation des mines, est marginal et de peu d'importance. Les industries existantes servent à alimenter la consommation locale, celle des villes surtout ; seule, l'usine de jus de fruit exporte.

Le capital commercial ne s'intéresse principalement qu'aux produits locaux qui peuvent trouver preneur sur le marché européen. Or, il se trouve qu'en Guinée, le nombre de ceux-ci est assez limité (bananes, café, ananas, essence d'orange, cire). De ce fait, le capital commerical ne s'intéresse qu'à quelques régions, représentant une faible portion du territoire. Aussi, le capital commercial ne bouleverse-t-il pas de fond en comble les rapports de production existants dans la plupart des régions. En outre, seule une faible proportion des produits vivriers est commercialisée, l'autoconsommation étant quasi générale dans les campagnes 12. Comme la plupart des produits importés sont consommés dans les villes, les paysans ne participent que très faiblement à ce marché, y vendant juste ce qui leur est nécessaire pour payer l'impôt et quelques produits importés, comme la lampe à pétrole, la bougie, le savon, les textiles, etc. Les courants d'échange suivent à peu près le réseau de communications, c'est-à-dire l'axe Conakry-Kindia-Mamou, l'axe Kankan-Siguiri-Bamako et l'axe menant au Libéria et en Sierra Leone. Le marché intérieur est donc exigu ; exigu quantitativement car seule une faible partie de la production locale est commercialisée ; exigu territorialement car les produits importés ne sont consommés de façon permanente que dans les villes. La campagne dans son mouvement normal échappe aux circuits ; la ville est détachée de la campagne. Ainsi, par la structure du marché, la ville et la campagne sont devenues deux mondes étrangers l'un à l'autre ; elles n'ont pas de liaison directe ; leurs rapports se font par la médiation du marché européen où les produits agricoles (exportés) s'échangent contre les produits manufacturés. Alors que dans les villes, se créent de nouveaux rapports et que s'instaurent de nouvelles formes de vie, dans les campagnes les forces productives et les rapports de production ne subissent pas de changements notables. Du fait de cette désarticulation les campagnes n'ont pas évolué à la même vitesse que les villes. Il en est de même des régions ; l'exploitation capitaliste, relativement avancée dans certaines, est à peine ébauchée dans d'autres. Comme le dit si bien Frantz Fanon :

“La domination coloniale a, on le sait, privilégié certaines régions. L'économie de la colonie n'est pas intégrée à l'ensemble de la nation. Elle est toujours disposée dans les rapports de complémentarité avec les différentes métropoles. Le colonialisme n'exploite presque jamais la totalité du pays. Il se contente-de mettre à jour des ressources naturelles qu'il extrait et exporte vers les industries métropolitaines permettant ainsi une relative richesse sectoriale tandis que le reste de la colonie poursuit, ou du moins approfondit, son sous-développement et sa misère 13.”

Embryon de capitalisme moderne

Le plan économique élaboré pour la Guinée après la 2e guerre mondiale comporte trois étapes :

Au moment de l'indépendance les études préparatoires pour la réalisation du barrage sont déjà achevées. Le projet définitif comprend deux phases : d'abord, l'édification d'un grand barrage de terre compactée à Souapiti' avec une centrale devant produire 3 milliards de Kw/h annuellement et alimenter une usine d'aluminium produisant 160.000 tonnes de métal par an. Ensuite, l'édification d'un second barrage en aval, à Amaria, devant fournir 2,1 milliards de Kw/h par an et devant permettre de porter la production de l'usine d'aluminium à 250.000 tonnes par an. Pour l'ensemble des projets (barrage, usines d'aluminum et d'acier), il était prévu 164.250 millions 14. Ces projets associent capitalistes français et étrangers avec prépondérance américaine. Les actions de la société Fria sont réparties entre la société américaine Olin Mathieson Chemical Corporation (contrôlée par la Chase Manhatan Bank de Rockefeller) qui détient 48,5 %, Pechiney-Ugine, société française, 26,5 % (mais disposant en tant que « promoteur » de la majorité au Conseil d'administration et assurant la direction technique) ; le reste réparti entre les sociétés anglaise (The British Aluminium Co. Ltd.) 10 % et Ouest-allemande (Vereinigte Aluminium Werke AG) 5 %.
On peut constater que l'intérêt porté brusquement à la Guinée à partir des années « 50 » par le grand capital est important. Cependant, s'il est brusque, cet intérêt n'est ni original ni fortuit.

Ce territoire qui n'avait bénéficié d'aucun investissement spectaculaire à l'ère commerciale de l'exploitation des pays d'Outre-Mer, avait été soudain placé, grâce à ses ressources minières — fer, bauxite — et à ses ressources énergétiques — chutes du Konkouré — à l'avant garde des territoires africains. Il ne s'agissait nullement d'une promotion quelconque. La Guinée n'était que le premier des pions dans les projets miniers que les monopoles internationaux caressaient en Afrique noire, nouvelle et radicale forme de pillage des matières premières 15.

La Guinée, après avoir été pendant longtemps le domaine exclusif du capital commercial, voit venir, à partir des années « 50 », le capital industriel. Les deux secteurs coexistent au moment de l'indépendance, avec prépondérance du capital commercial. Mais l'importance des projets miniers condamne cette prépondérance du capital commercial. Au moment de l'indépendance, la Guinée est donc à la veille d'un grand changement économique : la domination du capital financier est sur le point de se substituer à celle du capital commercial.

Projets Financ. privé Financ. public Total
Alumine Boké Fria 43.250 6.000 49.250
Barrage Souapiti 19.000 10.000 29.000
Opération Alumine 23.500 11.500 35.000
Minière 3.000
Investissements publics
3e plan 28.000 28.000
Prog. publics
Spéciaux d'industrialisation 10.000 10.000
Investissements hors projet 10.000 10.000
Total 95.750 65.000 164.250

II. — Les transformations sociales

La politique et l'action du colonisateur ont eu de sérieuses incidences sur les structures sociales du pays. Elles ont entraîné d'importantes transformations au sein des classes sociales traditionnelles et donné naissance à de nouvelles.

A. — Transformations des classes sociales traditionnelles

1. — Les esclaves

Contrairement aux grands principes anti-esclavagistes prônés pait le colonisateur français, l'esclavage s'est maintenu légalement en Guinée pendant une assez longue période. L'administration coloniale, qui s'appuie sur l'aristocratie, ne veut pas la heurter en « libérant» les esclaves. Comme le constate Denise Bouche 16, la Guinée reste la « terre classique de l'esclavage ». En effet, non seulement l'administration coloniale ne sévit pas, mais elle encourage la pratique esclavagiste. En 1902, encore, il est d'usage que le captif enfui soit remis à son maître par l'administration, à moins qu'il ne demande à être libéré. Dans ce cas, il doit verser 150 francs pour son rachat. A part ce rachat, l'administration n'admet aucun autre motif de libération, ni le mauvais traitement, ni la vente. En 1906, l'administration continue toujours à rechercher les captifs en fuite. En 1912, dans ses instructions au nouveau gouverneur de Guinée, le gouverneur général insiste sur la nécessité d'étudier la solution permettant :

l'abolition complète de l'état de captivité qui, supprimé en principe en droit, persistait cependant en fait, dans quelques régions de Guinée à titre exceptionnel encore, mais au Fouta-Djalon, à titre général sous la forme du servage agraire.

L'administration coloniale trouve un intérêt évident dans la persistance de l'esclavage. En effet, jusqu'à la construction du chemin de fer, tous les produits sont transportés sur la côte par les captifs; libérer les captifs, c'est anéantir tout le commerce avec l'extérieur. En outre, les alliés du colonisateur (l'aristocratie) s'opposent énergiquement à cette libération. Même lorsque l'administration, pour des raisons d'utilité économique, se rend compte, à partir de 1909, qu'il faut changer la situation, elle ne se résoud pas à agir réellement. Le gouverneur Camille Guy se contente de demander aux administrateurs de supprimer le mot « serviteur » sur les papiers officiels ! Ce n'est qu'après les troubles de 1911 au Fouta que le colonisateur sedécide à prendre des mesures.

La solution des questions intimement liées des grands commandements et du pouvoir maraboutique qui s'efforcera pendant un certain temps de remplacer par une sorte de clergé dirigeant les autorités temporelles indigènes dédhhues, a eu pour Conséquence la solution de la question de la captivité 17.

Une circulaire du 31 octobre 1911 du gouverneur Camille Guy substitue le métayage à l'esclavage et le gouverneur général de l'A.O.F. le systématise dans ses instructions du 3 mars 1913 au gouverneur de Guinée, Peuvergne.Tout en constatant que l'aristocratie s'était emparée illégalement de toutes les terres de culture il estime que l'on ne peut songer à leur en retirer la possession pour l'attribuer aux esclaves. Il recommande plutôt la mise en pratique des contrats de métayage, espérant que :

la généralisation des conventions entre les détenteurs du sol et les anciens serfs dont les dispositions ne (heurtent) pas les vieilles habitudes locales et ne (différent) pas essentiellement quant au mode de réribution du travail, des anciennes méthodes indigène, amènerait son acceptation progressive 17.

C'est ce qui se produit effectivement. L'aristocratie très réticente, voire hostile au métayage, s'y rallie par la suite et prend même les devants. C'est qu'elle a constaté que rien n'a changé, bien au contraire :

On aboutit, dans le Fouta-Djalon, à ce résultat paradoxal de transformer les captifs de case des Foulas en libres métayers payant des redevances 4 à 5 fois plus fortes qu'auparavant, à la grande joie des maîtres « dépossédés » 18.

Officiellement, l'esclavage est supprimé : on ne peut plus acheter ni vendre un homme, ni le poursuivre pour cause de fuite. Légalement tous les sujets indigènes sont libres. Mais dans la réalité, l'esclavage se maintient. D'abord dans les sociétés Malinké, Foula et Soussou surtout, un esclave reste toujours un esclave ; ses fils sont et resteront des esclaves. Il est très courant de voir une famille considérer des membres d'une autre famille comme ses esclaves. Les rapports personnels, principalement chez les Foulas et chez les Malinkés, restent marqués par les liens de maîtres à esclaves. Un fils ou un petit-fils d'esclave ne peut prétendre épouser une fille appartenant à l'ancienne aristocratie. Libérés, les anciens esclaves restent dans la société malinké des « horo-kura » (nouveaux libres).
Cependant, l'esclavage subit de profonds changements sous l'effet du service militaire, du commerce et de la prolétarisation. Lors des « recrutements pour la première guerre mondiale, l'aristocratie guinéenne s'arrange pour n'engager principalement que des esclaves ou anciens esclaves. Les « maccuɓe » (esclaves) arrachés à leur Fouta natal, sont envoyés en Europe.

Depuis des générations, c'est la première occasion qui leur est offerte d'exercer le métier des armes, jusque-là privilège des nobles. De leur séjour en Europe, ils reviennent la tête pleine de nouvelles idées, les bagages remplis de produits manufacturés tant désirés qui sont aux yeux de l'indigène le signe de la réussite : phonographes, bicyclettes, étoffes, lits et même quelquefois des commodes et des fauteuils. Tout ceci prend en général, la direction des runde. Les femmes esclaves, dans leur soif de dignité, rivalisent alors d'élégance avec les femmes Foulah et bien souvent surclassent ces dernières Quant à leurs maris, leur passage dans l'armée leur a donné une certaine considération. Certains utilisent l'argent de leur pension pour faire du commerce, ou l'investissent dans « des domaines productifs » en rachetant à vil prix, tout ou partie des champs des Foulah que les événements ont en général acculé à la ruine. Désormais, pleinement propriétaires des terres que leurs grands-parents avaient cultivées pour d'autres, ils ont, en général, tôt fait d'en accroître le rendement grâce à leur ardeur au travail agronomique et à leur expérience agronomique 19.

La prolétarisation joue aussi un rôle important, Certains esclaves choisissent d'aller travailler en ville. Ce sont d'abord les esclaves qui ont participé à la première guerre mondiale et qui ne veulent plus retourner au village :

Beaucoup renaclent à l'idée de retourner dans leur pays sous les ordres de leurs « Peuls », ils viennent donc chercher des emplois, en tous cas, grossissent les agglomérations européennes, travaillent sur les plantations ; mais il n'y a pas de place pour tout le monde, et certains tournent au vagabondage 20.

D'autres, pour de multiples raisons, décident de quitter leur village et de monter en ville. Certains deviennent des manœuvres, d'autres, faute de travail, viennent former l'embryon du lumpen-prolétariat naissant.

Ainsi, l'esclavage se maintient tout en se transformant. En tant que système, il se maintient sur le plan socioéconomique ; les tentatives faites par l'administration pour transformer l'esclavage-servage traditionnel du Fouta-Djalon… en grande propriété foncière avec « métayage » ne semblent avoir eu aucun succès, si ce n'est de lui avoir substitué une terminologie acceptable pour l'optique bourgeoise. Pour la chefferie, les « droits » ont toujours continué à porter sur les hommes et non sur le produit de leur travail, plus que sur une abstraite « propriété foncière » dont la notion même était le plus souvent étrangère aux réalités locales.

Mais, en même temps, l'esclavage subit un effet de corrosion et dépérit sous l'action de la colonisation. On assiste à une émancipation individuelle et familiale de certains esclaves, soit par leur passage dans l'armée, soit par le commerce ou la prolétarisation, soit enfin par la scolarisation (les esclaves envoyés à l'école par les chefs récalcitrants à la place de leurs propres fils).

2. — L'aristocratie

Le colonisateur, nouveau maître du pays, cherche à asseoir sans conteste sa domination. Il est dès lors dans la nécessité de démanteler les structures traditionnelles existantes. Son autorité et son pouvoir encore trop récents, ne peuvent tolérer de concurrence, surtout de la part d'une autorité consacrée par le peuple et le temps, les grandes chefferies. Mais s'il doit détruire les grandes chefferies, obstacle à sa libre domination, le colonisateur se trouve dans la nécessité de s'appuyer sur l'aristocratie indigène pour asseoir son autorité et imposer sa volonté. En effet, il connait mal le pays, ses langues, ses coutumes ; il ne dispose pas de cadres métropolitains en grand nombre pour assumer toutes les fonctions politiques et administratives. Or, en Guinée, il trouve dans la plupart des régions, (Fouta-Djalon, pays Malinké et Soussou), des chefferies bien organisées et solidement établies. Il peut donc résoudre ces nécessités contradictoires (destruction et maintien) en enlevant aux chefs ce qu'il faut pour qu'ils ne puissent plus s'opposer à son autorité et à sa volonté, tout en leur laissant ce qu'il faut pour asseoir leur autorité sur les indigènes. Ainsi, si les chefs perdent leur pouvoir politique souverain, ils conservent des pouvoirs subordonnés assez importants :

Notre occupation s'est faite sans effort militaire sérieux. Le Peul s'est incliné tout de suite devant la force avec un fatalisme de musulman et d'aristocrate soucieux de préserver ses privilèges individuels. Il a donc été possible de laisser subsister l'ancienne organisation. Les chefs, l'Almamy lui-même, subsistent, sous des vocables du protocole adminitratif francais, comme chefs de canton. Ils ont un peu, vis-à-vis du gouverneur, l'attitude des aghas du sud-algérien, jusque dans le mobilier de leurs cases, où figurent des meubles européens d'apparât, comme le piano, la pendule et les fauteuils de satin rouge… Ce n'en est pas moins une situation admirable pour la puissance colonisatrice, que d'avoir trouvé une organisation toute faite, une hiérarchie ancienne 21.

Gilbert Vieillard observe que le :

rouage qui a survécu après la conquête française, c'est la chefferie : il n'a pas changé de nom pour nos administrés. Le conquérant peut l'appeler « chef de canton », chef de village, le considérer comme un représentant, un intermédiaire, mais pour l'habitant du pays, un lanɗo est toujours un lanɗo, un prince, seigneur qui possède des gens et qui a pouvoir sur eux et bien entendu, le lanɗo lui-même en est aussi persuadé. La résonnance du titre, les images qu'il évoque son toujours les mêmes 22.

C'est cette persistance qui explique le maintien du titre d'Almamy. Deux chefs de canton, ceux de Mamou et de Dabola, continuent à porter ce titre que l'administration enregistre d'ailleurs comme un simple nom, à Mamou, c'est le représentant de la branche Alfaya, à Dabola celui de la branche Soriya ; ils « règnent » simultanément chacun sur leur canton, au lieu de régner alternativement à Timbo mais enfin c'est une survivance tolérée de l'ancien Fouta. Leur nomination reste entourée de quelque cérémonial et attire encore les représentants des vieilles famille en quête d'honneurs désuets et de quelques cadeaux plus honorifiques que substanciels 23.

Par contre, sur le plan social, la position des chefs se maintient et même se renforce. Ils reçoivent une remise sur les produits de l'impôt ; ils ont un salaire fixe et continuent à recevoir les coutumes qu'ils percevaient avant la colonisation. S'ils ne possèdent plus légalement de captifs, ils ont par contre des serfs désignés sous le nom de « métayers ». Avant la colonisation, le pouvoir économique de l'aristocratie reposait sur l'esclavage ; après la colonisation, il continue d'y reposer en fait, du moins en partie. En effet, l'aristocratie s'est illégalement emparée, avec la complicité du colonisateur, des meilleures terres. La possession de ces terres était collective ; mais, lors de la « libération » des captifs, l'aristocratie prétendit que les terres sur lesquelles travaillaient les captifs lui appartenaient. Ce qui était inexact, car les liens entre maîtres et esclaves étaient des liens de sujétion personnelle et n'étaient, en aucun cas, liés à la possession de la terre. C'est donc là une usurpation. Cependant, elle est légalisée par le colonisateur par l'introduction du météyage. Avec ce système, les anciens esclaves continuent à être exploités par leurs anciens maîtres.
L'esclavage continue donc à donner un fondement économique à l'aristocratie, mais il devient insuffisant. Aussi, à partir de 1916, le colonisateur tente-t-il de lui donner une assise économique plus solide avec la vulgarisation de la culture à la charrue. L'utilisation combinée des anciens captifs, des charrues et des boeufs de labour constitue une source importante d'enrichissement de l'aristocratie devenue propriétaire foncière. Dès 1919, le rapport annuel du service de l'agriculture constate les progrès des grands domaines des chefs. L'aristocratie se trouve ainsi consolidée par l'action de l'Etat colonial. La source de sa puissance ne se trouve plus dans son pouvoir souverain ; de détenteur du pouvoir politique, elle est devenue simple exécutant, instrument servile du colonisateur. Mais en revanche, sa position au sein de la société indigène s'est renforcée en matière socio-économique. Sur le plan politique, son pouvoir ne rencontre d'autre limite que celle du pouvoir colonial. Les contrepoids qui existaient avant la colonisation et empêchaient son pouvoir de devenir tyrannique disparaissent.

3. — L'artisanat traditionnel

Il existait en Guinée, avant la colonisation, une industrie artisanale assez développée. Elle était, dans la plupart des sociétés guinéennes, exclusivement réservée à des castes spécialisées, très fermées et souvent méprisées. Nombre de ces artisans vivaient auprès des chefs. Cette industrie artisanale était très prospère. Les autochtones, riches ou pauvres, n'utilisaient que des produits fabriqués par elle, lui assurant ainsi une clientèle stable. Elle était très variée et comprenait des forgerons, des bijoutiers, des tisserands, des potiers, des teinturiers. L'industrie de guerre était particulièrement florissante et avancée. Les forgerons armuriers avaient atteint un degré d'habileté remarquable. Ceux qui travaillaient par exemple pour Samory, étaient capable de fabriquer une batterie complète de fusils, et poussaient le souci de l'exactitude jusqu'à la reproduction sur les étuis des cartouches, des numéros et lettres des manufactures d'armes européennes.

Avec la colonisation, apparaissent les produits manufacturés importés par les traitants européens. D'abord utilisés sur la Côte, ces produits gagnent progressivement l'intérieur, transportés par les dioulas. Toutefois, au début, ils sont trop chers et ne peuvent, de ce fait, être achetés que par les chefs et notables. Trop peu nombreuses et trop chères, ces marchandises ne peuvent encore concurrencer victorieusement l'industrie locale. Aussi, si celle-ci commence à perdre une partie de sa clientèle, féodale surtout, continue-t-elle à satisfaire les besoins des masses. Mais le développement rapide du commerce et l'apparition massive de la pacotille allemande et anglaise mettent ces marchandises à la portée des populations. Moins solide que les objets fabriqués par les artisans, mais plus « élégante », plus clinquante et moins chère, cette pacotille connait un engouement rapide de la part des autochtones. Les tissus multicolores de Manchester supplantent les étoffes solides mais grossières des tisserands. L'industrie artisanale décline. La situation matérielle des artisans devient difficile pour ne pas dire précaire. La première guerre mondiale, puis la crise économique des années « 30 », redonnent momentanément une certaine vie à l'artisanat, faute de produits manufacturés. Mais exceptées ces périodes troubles, il continue à décliner. Ainsi, les artisans qui ont connu une situation relativement aisée sont de plus en plus contraints de partir pour la ville ou de végéter. Leur prolétarisation s'amorce et va désormais s'accentuer.

B. — Naissance de nouvelles classes sociales

A côté des classes traditionnelles, c'est-à-dire, des classes qui sont nées de l'évolution interne des différents peuples de Guinée et qui existaient avant la colonisation, d'autres classes et couches sociales naissent directement des besoins de la colonisation. Elles sont le résultat de la domination coloniale. Ce sont, essentiellement, la petite bourgeoisie administrative et commerçante, la classe ouvrière, les planteurs, et des embryons de bourgeoisie compradore et de bourgeoisie bureaucratique.

Naissance de petites bourgeoisies

Petite bourgeoisie bureaucratique

Formée des cadres de l'Etat et du privé (fonctionnaires, auxilliaires et employés du privé). Les fonctionnaires se répartissent en secrétaires, interprètes, plantons, instituteurs, moniteurs, commis, aides soignants, médecins, vétérinaires, préposés, etc. Ces différents corps ont été organisés dès le début de la colonisation. Cette petite bourgeoisie est nécessaire au fonctionnement de l'administration et de l'économie coloniales. Sa naissance et son développement sont étroitement liés aux besoins, de la colonisation.

Petite bourgeoisie commerçante

Les dioulas de la période pré-coloniale ont été plus ou moins éliminés. A leur place, le commerce colonial crée un nouveau type de commerçants africains, les petits détaillants de marchandises. Les maisons coloniales et les Libano-Syriens ne peuvent assurer tout le commerce de détail ni « ramasser » tous les produits. Il leur faut la collaboration de petits commerçants indigènes. Aussi, les besoins du commerce colonial sont-ils à l'origine de la naissance d'une petite bourgeoisie commerçante. Mais le développement de celle-ci, du fait même des nécessités coloniales, est freiné et maintenu dans des limites strictes jusqu'après la deuxième guerre.

Petite bourgeoisie artisanale

Si l'artisanat traditionnel, qui était florissant avant la colonisation, a énormément souffert de l'action du colonisateur et périclité, un nouvel artisanat est né de cette même action coloniale. Il est composé de petits travailleurs indépendants possédant leurs petits ateliers (réparateurs, menuisiers, mécaniciens, etc. … ), et est lié à l'économie moderne ; il se développe et se diversifie en fonction de celle-ci.

Planteurs africains

Les cultures d'exportation sont faites principalement par des Européens et des Libano-Syriens. Toutefois, à partir des années 1933-1935, quelques Africains s'intéressent à la culture moderne des bananes. Jusqu'en 1945, leur nombre reste très faible. Cependant, ils forment déjà un embryon représentant la bourgeoisie rurale naissante.

Une partie de ces différentes petites bourgeoisies connaît à partir de 1940 un processus de développement qui la transforme à la veille de l'indépendance de la Guinée, en embryon de bourgeoisie.

2 Embryon de bourgeoisie

Compradore

Le développement du commerce colonial a entraîné l'apparition d'une nouvelle couche de commerçants, auxihaires des maisons coloniales. Ces commerçants participent à deux circuits Le circuit de la cola (ils vont chercher la cola dans la région forestière ou en Côte d'Ivoire pour la revendre en Haute-Guinée et au Soudan français), indépendant des maisons coloniales.
Le circuit des produits d'importation et d'exportation. Ici, ils jouent le rôle d'auxiliaires des maisons coloniales. Ils se chargent du ramassage des produits locaux et assurent la vente au détail des produits importés. Mais la concurrence des maisons coloniales (qui ont progressivement multiplié leurs points de vente au détail) et des Libano-Syriens impose de sérieuses limites à l'expansion de leurs affaires. Cependant après 1930, l'essor de l'exploitation de l'or est à l'origine d'un développement du commerce indigène en Haute-Guinée. Certains habitants de Kankan sont contraints de participer à l'exploitation de l'or. En effet, l'administrateur de Kankan a trouvé, en 1935, un système très simple pour obliger certains Maninka-Mori à travailler : il organise des descentes régulières de police et fait emprisonner, pour quarante huit heures, tout homme trouvé en ville sans occupation.
Pour éviter la prison ainsi que le travail des champs, beaucoup de Kankanais se font chercheurs d'or à Siguiri. De 1936 à 1940, l'exploitation se développe. Mais en 1940, les mines sont fermées. Commerçants et chercheurs d'or s'adonnent alors au marché noir qui fleurit avec la pénurie. A cause de celle-ci, l'administration décide de bloquer les stocks de marchandises ; mais les maisons coloniales développent une vaste fraude en utilisant les dioulas comme intermédiaires. Ces derniers organisent ainsi à leur seul profit un trafic frauduleux, avec la Sierra Leone, le Liberia et la Guinée portugaise. Ces multiples activités permettent aux commerçants guinéens d'accumuler une petite fortune qu'ils ne peuvent toutefois utiliser du fait de la pénurie et surtout de crainte de faire connaître leur richesse à l'administration. Ils sont donc contraints de thésauriser. Aussi, à la fin de la deuxième guerre, quelques-uns d'entre eux, surtout des Maninka-Mori de Kankan, disposent-ils d'un certain capital que le rationnement et les difficultés de ravitaillement dans les premières années d'après-guerre (1945-1947) leur permettent de faire fructifier par la pratique du marché noir. A partir de 1948-1949, le ravitaillement de la Guinée devenant plus régulier, les commerçants incluent dans leurs activités le transport : transport des marchandises de Conakry vers l'intérieur, transport des colas de la Côte d'Ivoire et de la région forestière vers Kankan et Bamako. La nécessité de ravitailler l'intérieur, la vétusté de l'équipement ferroviaire et les difficultés de fonctionnement du chemin de fer favorisent les transports routiers. Ceux-ci se développent à un point tel qu'à un moment, l'administration coloniale envisage purement et simplement la fermeture de la ligne du chemin de fer. Il est courant à cette époque de voir des Africains à Kankan, au Moreya et au Fouta acquérir dix ou douze camions [Citroën] T45 ou Chevrolet. L'achat de ces camions devient d'ailleurs un enjeu entre les Maninka-Mori de Kankan, un signe de distinction.
Le double exercice du commerce et des transports permet aux commerçants guinéens de réaliser une certaine accumulation de capital. Ce, d'autant plus que s'ils ont été pendant longtemps cantonnés dans le commerce de détail, à partir des années 1950 ils réussissent à pénétrer le secteur du demi-gros pour y concurrencer les Libano-Syriens. A cette même époque, ils entreprennent la construction de maisons de rapport. A partir de 1954, leur appétit les amène à se tourner vers le secteur de gros, monopole des grandes maisons coloniales. Ces commerçants transporteurs ont très tôt apporté leur appui au PDG, mettant leurs camions à sa disposition, transportant ses propagandistes et lui fournissant des moyens financiers. Mais ce soutien est, en général, clandestin car :

leurs intérêts immédiats (et souvent leur dépendance, en tant qu'intermédiaire, à l'égard des puissancs économiques établies) les détournent de prise de position publique 24.

Avec la loi-cadre et l'arrivée au pouvoir de leurs alliés du PDG ces commerçants transporteurs se voient offrir de nouvelles perspectives, l'appui du gouvernement leur ouvre le commerce de gros. Bénéficiant de toutes sortes de facilités (crédits, subventions, etc.), ils font prospérer leurs affaires. Ils le font avec d'autant plus de facilité que les nouvelles perspectives politiques amènent les maisons coloniales à changer de politique. Alors que jusque là, elles ont systématiquement favorisé les Libano-Syriens, à partir de 1956-1957, elles s'orientent vers la collaboration avec les commerçants africains.
Ainsi, par un long processus d'accumulation, la bourgeoisie compradore guinéenne s'est progressivement formée et renforcée : commerce de la cola et de l'or après la première guerre, trafic de l'or entre 1936-1940, contrebande des tissus et autres produits importés, de l'or, des boeufs avec les colonies « étrangères » voisines, marché noir en collusion avec les maisons coloniales pendant la guerre ; transport routier, commerce de demi-gros, puis d'import-export, trafic de la cola et du café, maisons de rapport entre 1945-1958. A la veille de l'indépendance, la bourgeoisie compradore est déjà une réalité en Guinée. Il en est de même, dans une moindre mesure cependant, de la bourgeoisie rurale et de la bourgeoisie bureaucratique.

3. — Naissance d'une bourgeoisie rurale

Les planteurs

La proportion des planteurs guinéens jusqu'à la deuxième guerre mondiale est très faible. En 1934, la production indigène ne représente qu'un quinzième de la production totale. Il faut, en effet, disposer au départ d'un capital suffisant, être admis à bénéficier d'un crédit de campagne, obtenir une concession de superficie convenable supposant l'emploi de cinquante à cent manœuvres, sans mécanisation bien entendu. La colonisation européenne est systématiquement favorisée pour des raisons à la fois politique et économique (fournir des débouchés aux capitaux français victimes dans la métropole de la récession économique). Le recrutement de la maind'oeuvre avec le concours administratif est réservé bien entendu aux colons européens 25. Cependant le nombre des planteurs africainss augmente progressivement après 1945. De moins de 105 du total en 1947, leur proportion passe à plus de 75 % en 1954. Alors que le nombre des plantations européennes était le double des plantations africaines en 1947, (192 contre 94) elles n'en représentent plus que le neuvième en 1958 (297 contre 2.155) 26. Si la plupart sont des petits planteurs, une minorité de grands planteurs s'est toutefois dégagée à Coyah, Forecariah et Benty. Ces gros planteurs africains employent plusieurs ouvriers agricoles, ont un contremaître et utilisent des méthodes modernes. Certains ont même leurs propres camions pour le transport de leurs bananes au port. L'UNICOP (Union des Coopératives des Planteurs Africains de Guinée) qui ne groupe que des planteurs africains, représente à elle seule 10 % de la production guinéenne. Certains de ces gros planteurs africains étendent leurs activités au domaine du transport routier ; la plupart ont des maisons de rapport.

4. Naissance d'un embryon de bourgeoisie bureaucratique

L'action de l'Etat colonial entraîne la naissance d'une petite bourgeoisie bureaucratique formée des agents de la fonction publique, des employés et des professions libérales. Après la deuxième guerre mondiale et la naissance d'une vie politique en Guinée, cette petite bourgeoisie devient la principale animatrice des mouvements politiques. Progressivement, une fraction de cette petite bourgeoisie s'engage dans le processus de sa transformation en bourgeoisie bureaucratique. Ce processus commence avec la loi Lamine Gueye qui permet à certains fonctionnaires guinéens de toucher des salaires élevés, sans commune mesure avec le coût de la vie. Mais si ce salaire leur permet d'avoir un niveau de vie plus élevé et un genre de vie qui les différencie de plus en plus des masses' il ne transforme pas leur nature de petits bourgeois ; ces fonctionnaires ne changent pas de classe sociale pour devenir des bourgeois du seul fait de leurs hauts salaires. En ce sens, l'analyse de B. Ameillon 27 qui considère déjà ces fonctionnaires comme des bourgeois est erronée. Ce qui déclenche par la suite le processus de leur accession à la classe bourgeoise c'est leur choix social, l'utilisation qu'ils font de leur surplus de salaires : ils choississent de s'allier au colonisateur et aux commerçants et utilisent leur surplus pour s'associer à des commerçants, acheter des camions de transport et construire des maisons de rapport, etc. Cependant si jusqu'en 1956 ce processus se réalise très lentement et ne touche qu'une minorité, à partir de la loi-cadre il s'accélère considérablement.

4. Naissance de la classe ouvrière

Dans la Guinée pré-coloniale, il n'existait pas de classe ouvrière. Les industries artisanales étaient aux mains des artisans. Ceux-ci formaient des sortes de corporations avec leurs apprentis. Le salariat était totalement inconnu. La classe ouvrière guinéenne est donc la création de l'Etat colonial. Le portage et les travaux d'infrastructure sont à son origine. En effet' tout d'abord du fait de l'inexistence de routes et de moyens de transport, le colonisateur a eu recourt systématiquement au portage. Les esclaves et les paysans sont recrutés de force et contraints d'effectuer des centaines de kilomètres, courbés sous le poids de produits et de marchandises. Ils reçoivent, en contre partie, une faible ration alimentaire et parfois quelques marchandises. Avec le développement d'une économie monétaire, un salaire modique en espèces monétaires leur est attribué. C'est la première forme du salariat en Guinée. Ce salariat se généralise avec l'intensification des travaux d'infrastructure. La construction du chemin de fer nécessite l'emploi de centaines, sinon de milliers de manoeuvres. Elle contribue largement au développement du salariat tout en favorisant le premier brassage des différentes ethnies du pays. Le creusement du port, la construction des routes, nécessitent à leur tour le recours à la maind'œuvre salariée. Mais ce salariat se caractérise par l'absence de volontariat ; il est fondé sur le travail forcé. D'autre part, la nature des travaux fait que la classe ouvrière guinéenne, à ses débuts, est composée exclusivement de manœuvres. Il n'y a pas d'ouvriers guinéens spécialisés, (le colonisateur recourait plutôt à des ouvriers spécialisés d'origine sénégalaise, sierra-léonaise et congolaise). Mais progressivement, la composition de la classe ouvrière guinéenne se diversifie en fonction des besoins même de l'Etat colonial. Outre les manoeuvres, apparaissent des conducteurs de locomotives, des chauffeurs, des maçons, des mécaniciens. Parallèlement à ce prolétariat industriel, se forme un prolétariat agricole, lié au développement des plantations de bananes. Ce prolétariat est lui aussi, à ses débuts, composé de tra va illeurs forcés. Avec l'évolution, l'aspect de la classe ouvrière guinéenne se transforme progressivement. L'exode rural entraîne vers les villes des travailleurs volontaires qui viennent grossir les rangs de la classe ouvrière. En même temps, à côté de cette classe ouvrière, se développe un lumpenprolétariat, constitué d'éléments ruraux émigres qui n'ont pas trouvé d'emploi, et qui forment un groupe de déclassés, de vagabonds et de voleurs.

C. — Caractéristiques sociales de la Guinée en 1958

A partir de 1957, la loi-cadre a permis à la bourgeoisie compradore de concurrencer victorieusement les Libano-Syriens dans le secteur du demi-gros. Sa présence dans ce domaine, son action dans la construction des maisons de rapport' le développement de ses activités de transport lui ont permis d'élargir rapidement sa base économique et d'atteindre un certain stade élevé d'accumulation primitive de capital. L'indépendance lui ouvre de nouveaux et vastes horizons : le contrôle du commerce de gros dont elle rêve secrètement ne devient-il pas possible ? A côté d'elle existe une bourgeoisie bureaucratique encore embryonnaire. En effet, la petite bourgeoisie étatique n'a pas encore achevé sa mutation ; en 1958 la loi-cadre en a cependant accéléré le processus. La formation des ministères et des cabinets ministériels, l'attribution des postes administratifs donnent de larges possibilités financières, aussitôt utilisées dans la construction de maisons de rapport, la mise sur pied d'entreprises de transport et de commerce. Cependant, ce processus est freiné dans son développement par l'absence du contrôle total de l'appareil d'Etat et le maintien, à des postes importants, d'administrateurs coloniaux. Avec l'indépendance, cet obstacle disparaissant, rien ne freinerait plus désormais le processus de mutation.
A la campagne s'est formée aussi une bourgeoisie rurale. Les planteurs africains, tout comme les commerçants, ont bénéficié des larges crédits sous la loi-cadre, et ont modernisé leurs plantations afin de produire davantage. Ainsi si les planteurs européens et Libano-Syriens continuent de dominer ce secteur, avec l'indépendance, ne devient-il pas possible de renverser cette situation au profit des planteurs africains ?
A côté de ces différentes fractions bourgeoises, d'autres classes se sont formées. Les grands projets miniers doivent renforcer considérablement le poids quantitatif et qualificatif de la classe ouvrière qui attend de l'indépendance la fin de ses misères. Il en est de même des paysans pauvres, des artisans et de la petite bourgeoisie étatique.
Mais comment mettre fin à leur misère ? Par la simple amélioration quantitative de leurs ressources ou par une transformation radicale des structures socio-économiques ? C'est là un problème essentiel que nous retrouverons.

II — Conséquences de la politique et de l'action du colonisateur : la nuit coloniale

Si l'action coloniale a, dans une certaine mesure, modelé la société guinéenne, elle dut influencer aussi les individus qui eurent à subir les rigueurs de l'oppression et de l'exploitation. Nous pouvons affirmer que l'exploitation économique, l'oppression politique et administrative ont transformé la vie des masses populaires en un terrible cauchemar, une longue nuit: la nuit coloniale. Gouverneurs, administrateurs, chefs auxiliaires, se sont donné la main avec les colons pour rendre la condition des Guinéens des plus inhumaines. Bien sûr, selon les textes et rapports, l'indigène est heureux. Le gouverneur affirme, dans des rapports invariablement optimistes, que la situation politique est bonne ou excellente : l'impôt rentre normalement, les cultures se développent. Il rédige des circulaires où il affirme et réaffirme les grands principes de la « civilisation française ». Mais, derrière cette façade hypocrite destinée à l'extérieur, il préside, sous les ordres du ministre et du gouverneur général, à une vaste entreprise d'exploitation, d'oppression, de misère et de mort. En période normale, celles-ci se réalisent à travers l'impôt et l'indigénat. En période de guerre, à ces deux fléaux, viennent s'ajouter le travail forcé, la réquisition, le recrutement obligatoire.

A. — L'impôt

L'impôt en Guinée a trois objectifs fondamentaux : obliger l'indigène à exercer un travail utile au colonisateur ; procurer au budget les fonds nécessaires ; développer l'usage de la monnaie. Dans ce premier cas, l'impôt est considéré comme un puissant stimulant au travail ; afin de payer ce qu'on exige de lui, l'indigène entre en contact vec le Blanc ; il lui vend ses produits ou lui loue ses biens pour obtenir l'argent nécessaire au paiement de l'impôt. En ce qui concerne le budget, l'article 33 de la loi de finances du 13 avril 1900 pose comme principe, la nécessité pour les colonies de subvenir par elles-mêmes à toutes leurs dépenses. Elles doivent couvrir par leurs recettes toutes les dépenses faites sur leur territoire par l'Etat colonial. impôt ainsi concu est introduit en Guinée en 1896.

Cet impôt est un véritable fléau pour les Guinéens. Il les frappe d'abord par son taux excessif fixé uniformément, sans aucune considération de la capacité contributive. Ensuite, par son assiette fixée arbitrairement d'après le recensement qui ne reflète presque jamais la réalité. Les commandants, comme les chefs, ont intérêt à faire rentrer le maximum d'argent. L'avancement de l'un dépend des résultats obtenus ; la part de l'autre est d'autant plus élevée que le produit est grand. Aussi, les uns comme les autres n'hésitent-ils pas ; les recensements sont surévalués, les vivants continuant à payer pour les morts, les présents pour les absents. La pratique courante est de ne jamais tenir compte des diminutions de population. Selon l'aveu même des administrateurs, « les instructions données » par certains prédécesseurs aux agents chargés du recensement :

prescrivaient de ne faire état que des augmentations. En cas de diminution, les chiffres portés sur le rôle précédent étaient maintenus 28.

Ceci est une pratique courante et générale. En ce qui concerne le recouvrement, toutes sortes de moyens sont employés pour contraindre les populations à payer. Même les auteurs favorables à la colonisation ne peuvent passer ce fait sous silence. Georges Deherme écrit :

Le plus souvent (l'indigène) se soumet et paye. D'ailleurs, l'administrateur a des procédés de contrainte auxquels le noir a été familiarisé par ses anciens dominateurs. Dans un cercle que j'ai traversé on avait coutume, quand un village ne pouvait ou ne voulait donner toute la somme dont on le taxait, d'enlever un enfant qu'on plaçait au village dit de liberté jusqu'à ce que l'impôt fût rentré 29.

Pour le Fouta, le témoignage de l'administrateur G. Vieillard est éloquent :

La perception de l'impôt, au lieu de pousser à l'activité, au travail et aux transactions honnêtes, était devenue un fléau annuel ou plutôt chronique : les versements traînaient, les règlements de compte du raient d'un bout à l'autre de l'année : les chefs, endettés chez les Syriens, se rattrapaient ensuite sur leurs sujets. Les contribuables par paresse ou imprévoyance ou rour toute autre cause, n'avaient pas en main l'argent de l'impôt quand les chefs le leur réclamaient. Les jeunes gens partis pour le gagner n'étaient pas encore revenus ; les contribuables émigrés, cachés, en fuite, les morts inscrits au recensement alourdissaient la charge des présents 30.

Il faut quand même trouver l'argent.

On était donc réduit à vendre les biens de ceux qui n'étaient pas en règle, et parfois aussi de ceux qui étaient en règle mais qui n'osaient trop se plaindre. On vendait d'abord les animaux, vaches, moutons, poulets, puis le grain, les marmites, les corans, tout ce qui était vendable ; les prix étaient très bas, les gens des chefs et les Syriens pêchaient en eau trouble : le contribuable touchait rarement la différence entre le prix de vente et le montant de l'impôt dû. Quand il n'y avait rien, on mettait en gage les récoltes sur pied et les enfants. L'ignorance aggrave l'iniquité. Dans ces ventes à tort et à travers, où les chefs font argent de tout, les plus lésés sont les plus misérables : les bons paient pour les vagabonds qui courent les routes et narguent toute autorité… Cette atmosphère n'est pas favorable à la création d'un paysannat indigène, à l'enrichissement progressif du pays. Les gens ne sentent plus la joie d'amasser un petit capital. Un peul que je voulais récompenser et à qui j'offrais une vache, m'a dit : donne-moi plutôt sa valeur en argent, une vache me sera enlevée pour l'impôt 31.

Le gouverneur de Guinée lui-même est obligé de critiquer le système de recouvrement de l'impôt :

Si le commandant de cercle exige le paiement de l'impôt dans un délai trop court, la population se trouve acculée à des opérations désastreuses ; alors le bétail se vend à vil prix. Il s'ensuit des transactions suspectes où quelques intermédiaires peu scrupuleux trouvent leur profit 32.

Enfin selon le père Lelong, dans la région forestière

on réunissait les retardataires dans une case bien fermée autour d'un grand feu sur lequel on jetait du piment et ils y passaient la nuit. Le matin on les obligeait à se laver les yeux avec de l'eau pimentée. La famille et les amis se cotisaient, l'impôt rentrait, les livres du cercle étaient en règle et la quatrième ficelle venait récompenser le zèle du bon serviteur de l'empire 33.

B. L'indigénat

L'indigénat consacre l'infériorité juridique du guinéen. Etabli par les décrets du 6 mars 1877, et modifié successivement par les décrets du 21 novembre 1904, 12 septembre 1913 et 7 décembre 1917, l'indigénat fait du guinéen un sujet. Selon le colonisateur, ce statut répond à une nécessité : les autochtones ne sont pas encore adaptés aux principes de la civilisation française. Il faut pourtant réprimer rapidement des actions ou abstentions qui sont de nature à nuire au maintien de l'ordre ou à la bonne marche des services publics. Or, ces actions ou abstentions déférées à un tribunal risquent d'échapper à toute sanction en raison de leur nature non délictueuse en soi ou de n'être sanctionnées que trop tardivement. Enfin, elles nécessiteraient des formalités dont le manque de personnel et le besoin d'assurer avant tout le maintien de l'ordre rendraient la plupart du temps impossible. Les pouvoirs disciplinaires de l'administrateur vis-à-vis de ses administrés indigènes, dont il est le tuteur naturel, peuvent être assimilés au pouvoir de châtier que possède le père vis-à-vis de sesenfants. Ils doivent donc s'exercer de façon vigilante mais paternelle. Ils sont destinés à prendre fin du jour où ceux sur lesquels ils s'exercent auront suffisamment évolué pour pouvoir se passer de tutelle, et, devenus entièrement responsables de leurs actes, ne relèveront plus uniquement que des juridictions de droit commun. La répression par vole disciplinaire constitue donc une punition et non une condamnation. Du moins telles sont les justifications. En fait, l'administration coloniale y recourt constamment 34. Causes fréquentes : « entraves ou (la) mauvaise volonté à l'occasion de la perception des charges fiscales ou l'exécution des prestations ». Loin d'envisager l'abandon progressif de l'indigénat, les administrateurs de Guinée estiment que les pouvoirs disciplinaires demeurent indispensables au maintien de leur autorité. Mieux, ils poussent le cynisme jusqu'à regretter les pénalités de 1887 et cela, avec l'appui des hautes autorités. Rougier, directeur des Affaires Politiques et administratives du gouvernement général ne justifie-t-il pas, après sa tournée en mai-juin 1936, cette attitude :

Les indigènes ne comprendraient pas que le « commandant » perde le pouvoir de les punir et ils ne tarderaient pas à en abuser. L'autorité, chez les primitifs, se fonde principalement sur la crainte : un chef toma ou guerzé n'est obéi que s'il est redouté. Les Foulas eux-mêmes seraient étrangement surpris si l'on venait à supprimer cette prérogative essentielle du commandement 35.

C. L'oppression

Avec la deuxième guerre mondiale l'oppression, les souffrances, la misère des masses guinéennes atteignent leur point culminant. La pratique arbitraire et autoritaire de l'administration coloniale peut en effet se déployer dans toute son ampleur. Les chefs indigènes ne rencontrent plus, bien au contraire, de frein à leur rapine, leurs vexations et leurs brimades. Le paysan est saigné à blanc. Mais surtout, les travaux forcés reprennent avec une intensité jamais égalée auparavant. Il faut construire des routes Pour évacuer les produits nécessaires à la poursuite de la guerre. C'est dans ce but qu'est reprise la construction de la « route de montagne», c'est-à-dire, le tronçon de la route intercoloniale (Kankan-Beyla-Boola-Col des chutes Gouecke) qui relie la Guinée à la Côte d'Ivoire. Ce tronçon, en supprimant le détour de Lola, réduit de 47 kilomètres le trajet Boola-N'zérékoré. Mais, pour ce faire, il faut construire 20 km de routes en pleine montagne et le reste en région accidentée. Le gouverneur Poiret, en son temps, avait estimé impossible cette réalisation. Commencés en 1933, les travaux furent abandonnés au bout de 6 km, puis repris en 1939 et abandonnés de nouveau. Mais, avec les nécessités de « l'effort de guerre », leur reprise et leur achèvement sont décidés. Aussitôt des milliers d'indigènes sont recensés pour cette construction. Ils se relayent au rythme d'un millier par mois. La route qui doit avoir 9 mètres de large, des ponts de 5 à 6 mètres, nécessite des millions de mètres cube de terre, transportés à tête d'homme. En même temps, il faut combler huit ravins de 7 à 8 mètres de remblai.
Le commandant qui supervise les travaux en fait une « affaire personnelle » ; l'aspect inhumain en est d'autant plus renforcé. Ecoutons le témoignage du père Lelong :

Soudain, à un tournant de la route détaillée dans l'escarpement, le spectacle nous apparaît. Mes compagnons jouissent du coup d'œil en vrais coloniaux : « hein ! que dites-vous de ce chantier ? voilà ce qui s'appelle travailler. On ne chôme pas ici, et c'est notre volonté qui a mis tout le monde en branle. Devant nous, les montagnes s'entrouvent. Nous sommes de grands blancs… » Les indigènes travaillent sans arrêt pendant des heures. La journée de travail était de dix heures : « On ne connaît ni fête, ni dimanche ». Les femmes étaient contraintes de participer à la construction de la route ; une colonne de femmes chargées de calebasses défile en silence devant nous « je les nourris bien, déclare avec emphase, l'administrateur, je leur donne chaque jour 600 grammes de riz, 20 grammes d'huile, 16 grammes de sel (sic) et de la viande de temps en temps. Pour bien travailler, il faut avoir le ventre plein ». Le travail se fait sous le contrôle d'indigènes dressés comme des chiens de garde et qui rivalisent de zèle et de cruauté, « les chefs d'équipes sont intéressés, expliqua-t-il, ils ont une prime à l'avancement » 36.

Les conditions de travail sont des plus inhumaines. Les travailleurs logent sous de précaires abris de branchages, mal protégés contre le froid de la nuit :

Mais des nègres ne vont tout de même pas avoir le front de contracter une fluxion de poitrine, comme les grands blancs fragiles ! On fait confiance à leur nature, et ce millier d'hommes travaillent sans service sanitaire : « j'ai craint, me confie le commandant, une épidémie de méningite cérébrospinale ; j'aurai dû arrêter les travaux ; ce n'était heureusement qu'une fausse alerte. Pas un homme n'est mort sur le chantier ». Mais si les « forcés » ne mouraient pas sur le chantier, c'est qu'on s'empressait de renvoyer ceux qui agonisaient. Les malades ont toujours été renvoyés chez eux à temps. Plusieurs, qui n'ont pas eu la force de regagner leur village, sont décédés en chemin, mais pas une tombe ne souille le bord de la route de Bounyéba. Quand on voyage dans le pays, on découvre seulement qu'ici et là, un tel et un tel sont morts à cause de la route 37.

A N'zérékoré, vingt-sept hommes au moins ont péri. Cela n'empêche pourtant pas le gouverneur Crocicchia de se féliciter du délai extrêmement court de la réalisation de la route (sept mois) et de noter fièrement que la route a été construite « grâce à de prodigieux efforts de volonté et de travail, particulièrement méritoire si l'on considère les maigres moyens dont on disposait pour accomplir ce travail à travers la forêt et un relief terriblement tourmenté ». Naturellement, la gloire en revient au gouverneur et au commandant.
Il ne suffit pas de construire des routes, il faut trouver aussi des moyens de transport. Or, il n'y a plus d'essence et les camions ne peuvent plus circuler. On revient alors à l'usage systématique du portage. Les fournitures et cultures obligatoires reprennent à leur tour ; fourniture obligatoire du riz, du caoutchouc, des palmistes, de toutes sortes d'oléagineux, d'essence d'orange etc. Les quantités à fournir sont fixées bureaucratiquement et avec ie plus grand arbitraire. Cette période est vraiment l'âge d'or des administrateurs coloniaux. De bas en haut de la hiérarchie administrative, c'est un véritable ballet de décisions administratives les plus saugrenues et les plus fantaisistes. Certains sont si aberrantes qu'on a peine à y croire :

Les premiers habitants de Kpogo que je rencontre sont des hommes et ils cassent des palmistes. Le village semble désert. Toute vie normale est arrêtée depuis qu'un plumitif de Conakry, qui n'a jamais regardé un élaïs de près, a découvert que la forêt guinéenne était une mine inépuisable de palmistes. Il imaginait sans doute qu'il suffisait de secouer l'arbre pour faire tomber les amandes qui doivent nous mener tout droit à la victoire. Pourtant, d'une simple enquête sommaire, on aurait pu montrer qu'il n'y avait plus de palmistes. Les indigènes étaient obligés de piocher au pied des palmiers. Au bout d'un long travail, une famille qui s'affairait sous un palmier à l'huile a recueilli cinq ou six noix 38.

Les malheurs des paysans ne s'arrêtent pas là. Aux fournitures obligatoires s'ajoutent toutes sortes de prestations : le pauvre paysan doit cultiver le champ du commandant, le champ du chef, le champ de corvée en plus de son propre champ. Il doit parfois cultiver, en plus, les champs de certains fonctionnaires indigènes (ceux qui exploitent pour leur compte des plantations avec une main-d'oeuvre forcée, recrutée pour rien). Il faut trouver aussi la main-d'oeuvre aux bananeraies de la côte. Pour ce faire, les planteurs adressent au gouverneur une demande précisant le nombre d'ouvrier dont ils ont besoin. Les chefs de cantons sont alors tenus de fournir le nombre de « volontaires » exigés. D'ailleurs, les commandants recrutent deux fois plus de monde qu'il n'est requis, afin d'opérer un triage et d'éliminer les moins résistants.
Que de charges pour les malheureux indigènes ! que l'on songe, en effet, aux enrôlements dans l'armée (surtout s'agissant d'hommes mariés que l'on expatrie pour sept ans) ; aux travaux gigantesques, aux réquisitions d'hommes pour les bananeraies de la Basse-Côte, dont on parle comme d'un enfer ; aux travaux du cercle où il y a toujours des briques à mouler, des arbres à abattre, à transporter et à débiter en planches, des Blancs à servir ; aux réquisitions de riz, de palmistes, de caoutchouc ; sans parler de mille choses imprévues, comme des nattes, des peaux de loutre ou des peaux de panthères, du charbon de bois, des moutons et de l'huile, des Européens à trimbaler et à recevoir, des tournées de trypano aux équipes de solides gaillards qui vivent sur l'habitant, à qui il faut de la viande et des femmes, des missions de géographes et autres qui sillonnent le pays avec des colonnes de porteurs que l'on doit héberger, etc. Tout cela sans préjudice des redevances perçues régulièrement ou non, au profit des chefs indigènes qui ne se privent de rien. La liste est longue ; pourtant, nous n'avons montré qu'une infime partie des maux qui accablent les Guinéens. Ceux-ci sont contraints d'abandonner les cultures vivrières et de se nourrir de racines. Qu'importe au colonisateur, si le Nègre a de quoi manger ou non, tout ce qu'on lui demande c'est de fournir ce dont les Alliés ont besoin. Des ouvriers du tabac qui se plaignent de n'avoir pas de riz, s'entendent répondre :

Je vous répète toujours qu'il faut économiser, et vous mangez du riz à tous les repas. Vous ne m'écoutez pas. Maintenant, mangez du manioc, des patates ou des bananes 39.

Souvent, le paysan n'a pas le temps de s'occuper de la moisson des champs de riz, moisson dont dépend pourtant sa vie. En effet il faut amonceler palmistes, café, etc., puisque la guerre des blancs (manquait) de matières grasses et que, le papier le dit : aucune défaillance ne sera tolérée.
Parfois les efforts des paysans sont réduits à néant par les fantaisies des commandants qui se succèdent ; un commandant décide que chaque famille cultivera son champ de café ; un autre qui lui succède déclare que cette dispersion des caféiers rend impossible la surveillance ; on abandonne donc le champ familial pour de grandes exploitations communales. Lorsque la terre a été défrichée, travaillée, plantée, un troisième affirme que la culture en commun enlève le bénéfice de l'émulation, il donne des ordres pour ne chaque quartier ait sa plantation. Parfois, les bureaucrates zélés n'hésitent pas à demander à des cercles la fourniture de produits qui n'y existent pas. C'est ainsi qu'en 1943, lorsqu'il faut des nattes pour faire des sacs destinés au transport du riz certains villages sont priés de fournir ces nattes. Or, ces villages habités par des Guerzés n'en fabriquent pas.
Qu'importe ! Ils sont contraints d'aller les acheter dans les cantons voisins à raison de 50 francs la pièce pour les revendre au commandant à 10 francs. Un commandant d'une région qui ne produit pas de miel, répondit avec humour à une demande de fourniture de miel : « d'accord pour le miel. Envoyez abeilles ». Il est naturellement sanctionné. Ainsi, quel que soit l'aspect ridicule de la demande ou son impossibilité pratique, l'indigène doit donner satisfaction. Personne dans l'admnistration n'ose relever les erreurs.

Du bas de l'échelle, jusqu'au sommet, on ne (trouvait) que des poltrons, des vélléitaires, des « yes-men » qui acquiescent éternellement; le chef de village donnait au chef de canton tout ce qu'il demandait ; le chef de canton ne prenait jamais la défense de ses gens devont les tribunaux du cercle.
L'administrateur avait besoin d'atteindre des chiffres de rendement qui conditionnaient son avancement ; le gouverneur devait faire oublier ses palinodies politique 40.

Le ministre transmet ses exigences au gouverneur général qui les communique au gouverneur. Celui-ci n'ose pas protester, bien au contraire, il exige à son tour des commandants de cercle d'avoir à faire face aux exigences. Ceux-ci se rabattent sur leurs chefs. Le bon chef indigène pour le commandant est celui qui fait produire le plus de riz à son canton, de même que pour le gouverneur, le meilleur commandant de cercle est celui qui rapporte le plus. Tant pis pour l'indigène.
Avec la pénurie d'essence et l'apparition des gazogènes s'ouvrent des chantiers de coupe de bois en vue d'assurer l'exploitation normale de la ligne du chemin de fer Conakry-Niger. Le plus célèbre est celui de Kakoulima, situé en pleine forêt. Les conditions climatiques y sont particulièrement rudes. Aucun aménagement sanitaire n'y est pratiquement prévu. Le salaire consiste uniquement en quelques maigres tubercules de manioc que les hommes font cuire le soir en rentrant des travaux. L'entrée du campement est sévèrement gardée par la troupe. Chaque canton doit fournir un contingent proportionnel à son chiffre de population. Le temps de séjour dans le chantier est d'un an. Mais bientôt, la population apprend que les conditions de travail y sont effroyables. En efïet, la plupart des hommes qui, au début, sont recrutés, ne reviennent pas ; les rescapés à leur retour au village, sont de véritables squelettes vivants, couverts de plaies et à moitié hébétés. De cette constatation nait une chanson qui fait rapidement le tour des cantons. Elle dit dans son refrain :

« Mon fils, réveille-toi, voici venir l'aube,
Le garde cercle est là sous l'oranger, dans la cour,
Plie ta natte et serre tes dents,
Emporte mes bénédictions, et fuis dans la brousse,
Car tu n'iras pas à Kakoulima,
Kakoulima, c'est l'enfer… ».

Ce conseil est suivi. Aussi l'administration est-elle obligée de recourir à une véritable chasse à l'homme. Les foulaso et les runnde son successivement visités par les envoyés du chef. Foulas et maccuɓe sont rassemblés, embarqués dans des camions, qui les amènent jusqu'au point de rassemblement, Mamou, d'où ils prennent le train.
La misère des mases est encore accentuée par le prix excessif des marchandises. Les prix d'achat des produits locaux diminuent constamment alors que ceux des marchandises importées se multiplient par dix :

Le rapport des prix entre les produits et les marchandises, qui (n'avait) pas varié chez nos voisins' est passé chez nous de 1 à 10. Ce rapport (était) applicable à tous les produits achetés par l'Etat, c'est-àdire, la majorité des matières exportables 41.

Les salaires des indigènes sont bloqués alors que les prix des articles importés augmentent constamment. Par exemple, une bicyclette partie de Dakar et revenant à 800 francs coûte 4.200 francs à Conakry.

« La Guinée », privée depuis six ans, de l'apport annuel de 4.000 tonnes de riz d'Indochine (devait) envoyer le riz qu'elle produisait au Sénégal et se contraindre à une disette voisine de la famine, alors que le Sénégal ne lui (envoyait) rien ; on (pouvait) se faire une opinion de la situation locale… La masse indigène extrêmement pauvre (était) loin d'être satisfaite 41.

Dictons et chansons servent aux masses pour exprimer leur malheurs : « Nous n'avons plus qu'une seule ressource, la résignation ; laissons à Dieu, le soin de juger entre nous et les Français… Sachez que le riz, que nous semons actuellement est réservé aux Blancs ; nous n'en consommons point. » Quant à l'impôt un dicton soussou exprime toute l'horreur qu'il inspire :

E bankhi kanama Impôt, c'est à cause de toi
Nanan ma fera Qu'on détruit nos maisons
Dutifè ! Impôt, c'est à cause de toi
E mukhu rawalima qu'on nous fait travailler
Han e mukhu fakha jusqu'à mourir.
Dutifè ! Impôt

IV. — La société guinéenne sous la colonisation

La société colonisée n'est pas une société totalement homogène; elle comporte des diversités : diversité des peuples qui la composent, diversité des religions, de langage, diversité socio-économique, c'est-à-dire existence de classes sociales dont les intérêts économiques ne coïncident pas toujours, et parfois même sont antagonistes. Le colonisateur a toujours tenté d'utiliser ces diversités « pour régner ». Son action a toujours été orientée dans ce sens. Mais l'ironie du sort a voulu que le colonisateur qui croyait travailler à la division des masses guinéennes pour perpétuer sa domination ait travaillé, malgré lui, à leur unité. En effet, la nature rapace et insatiable du capital colonial a pour conséquence l'exploitation de la presque totalité des couches sociales. Ainsi, presque chaque homme, chaque femme a à souffrir de cette exploitation. Cette identité de sort rapproche les différentes ethnies et les différentes couches et même, dans une certaine mesure, les différentes classes sociales. L'exploitation coloniale atténue ainsi les diversités. De plus, tout ce que le colonisateur fait en vue de diviser les peuples guinéens, favorise leur unité. Il dote le pays de quelques moyens de communication, chemin de fer, routes, pour des raisons essentiellement économiques (« draîner les richesses de l'arrière pays vers les ports à destination de la métropole ») et stratégiques (pouvoir intervenir rapidement sur n'importe quelle partie du territoire pour mater toute rébellion). Mais ces moyens de communication ont eu d'autres conséquences, inattendues pour le capital colonial ; c'est qu'avec le développement des moyens de communication, le colonisateur a mis en contact étroit :

des populations qui s'ignoraient ou parfois se haïssaient, il a rapproché leurs esprits et leurs idées dont les identités se sont soudain révélées, de la sorte, il a opéré l'unification mentale d'abord, politique ensuite 42.

Pour dépersonnaliser les indigènes, le colonisateur élimine systématiquement leurs langues de l'enseignement. Mais la diffusion d'une langue unique même si ce n'est que celle de la Métropole permet à des ethnies de langues différentes, de communiquer et de se comprendre. Ainsi, presque toutes les actions du colonisateur contribuent au rapprochement des indigènes. Cela est vrai pour le développement des moyens de transport et de communication nécessaire pour la mise en exploitation des colonies ; la diffusion d'une langue unique ; l'exploitation économique et sociale toujours croissante ; les réquisitions et mouvements de travailleurs et leur concentration ; les déplacements et le brassage de population ; la participation des soldats indigènes aux combats de la Métropole, puis leur dispersion au retour ; tout cela contribue, à des degrés divers, à créer les conditions de la prise de conscience de la colonie, par delà les cadres tribaux ou féodaux, d'une communauté d'intérêt et de sort. Et comme l'écrit Jacques Arnault :

la politique de violence et de répression qui est la marque de ces transformations sera le plus sûr levain du patriotisme unificateur 42.

Mais, surtout, l'intense exploitation économique qui touche la plupart des guinéens, crée progressivement entre eux une communauté d'intérêts. Tous se trouvent à un degré plus ou moins élevé, en butte aux exaction de l'Etat colonial et en souff rent avec plus ou moins d'intensité. Une certaine solidarité s'instaure progressivement entre eux. En effet, le prolétariat (peu nombreux) et les fonctionnaires qui combattent pour l'amélioration de leur salaire, les planteurs africains et l'ensemble du paysanne qui luttent d'abord pour le maintien et ensuite pour l'élévation des prix à la production de leurs produits, les artisans et les petits commerçants, victimes de la concurrence des grandes maisons coloniales, ont un intérêt majeur à s'unir contre le colonisateur. Lentement, mais inexorablement, cette solidarité prend le pas sur les diversités et les oppositions. Les contradictions au sein de la société colonisée deviennent secondaires, face à la contradiction qui oppose cette dernière au colonisateur. Dès lors, la résolution de ces contradictions internes de la société guinéenne passe nécessairement par la résolution de la contradiction l'opposant au colonisateur. Cette opposition, société colonisée et société coloniale, devient la contradiction principale. Cette situation coloniale se rapproche, mutatis mutandi, des rapports prolétariat-bourgeoisie. C'est pour cette raison que certains auteurs considèrent que la « question coloniale » et la « question sociale » ne sont pas substantiellemen différentes, car le rapport Métropole-Colonie n'est point différent du rapport « maître-serviteur ». Ils identifient colonisés-prolétariat, car il s'agit dans les deux cas, d'une population productrice de toute richesse, exclue de tous les avantages politiques ou économiques et constituée en « classe opprimée ».

Le colonisateur pour mieux assurer sa domination, s'appuie sur l'ancienne classe dirigeante, la féodalité, dont il fait son instrument. Cette dernière bien qu'elle subisse quelques difficultés de la part du colonisateur, choisit de lier son sort au sien et de collaborer avec lui à la grande exploitation des masses. Le colonisateur devient la source et le fondement de son pouvoir. Aussi, pouvons-nous dire que la contradiction principale n'oppose pas seulement la société colonisée au colonisateur mais aussi la féodalité. Ces deux forces (colonisateur et féodalité) constituent l'ennemi principal du peuple guinéen. De ces deux forces, c'est le colonisateur qui constitue l'élément prépondérant, le pilier sur lequel repose l'autre. Partant, nous pouvons dire que l'aspect principal de la contradiction principale qui oppose les masses au colonisateur et à la féodalité, c'est l'opposition entre ces masses et le colonisateur. Résoudre la contradiction entre les masses et le colonisateur, permet de résoudre la contradiction entre elles et la féodalité. La liquidation de la féodalité passe donc nécessairement par la liquidation de la domination coloniale.

La situation coloniale guinéenne est donc claire. Elle met face à face deux camps aux intérêts antagonistes : les masses populaires (ouvriers, paysans, artisans, etc.), qui veulent mettre fin au joug colonial ; le colonisateur et son fidèle serviteur, la féodalité, qui veulent perpétuer la domination coloniale. L'affrontement entre ces deux camps est le premier facteur qui détermine l'évolution politique de la Guinée. Le deuxième facteur est l'attitude de la petite bourgeoisie intellectuelle (fonctionnaires, employés, professions libérales). Comme les paysans et les ouvriers, cette petite bourgeoisie elle aussi, souffre de la colonisation, mais dans une moindre mesure. Elle a le choix entre trois possibilités : prendre la tête du mouvement populaire et mener avec lui la lutte jusqu'au bout, utiliser le mouvement populaire pour atteindre ses propres objectifs, chercher à satisfaire ses intérêts en s'alignant sur le colonisateur et la féodalité. Dans le premier cas, elle doit s'intégrer aux masses paysannes et ouvrières et lutter sur leurs positions de classes, c'est-à-dire, lutter à la fois pour l'indépendance immédiate et pour l'instauration d'un Etat au service des paysans et des ouvriers. La petite bourgeoisie guinéenne ne choisit pas cette voie dure mais héroïque et exaltante. (Seuls quelques évolués isolés posérent dès 1945, le problème de l'indépendance). Elle choisit ses intérêts égoïstes. Mais comment satisfaire ces intérêts ? La couche supérieure de la petite bourgeoisie intellectuelle (anciens élèves de Ponty et autres) choisit de se rallier, dès le départ, au colonisateur et à la féodalité ; la couche inférieure, à partir de 1945, se range du côté des masses pour les utiliser afin d'atteindre ses objectifs.
Principales animatrices de la vie politique, les différentes fractions de cette petite bourgeoisie se sont dotées progressivement de leur instrument de lutte pour la satisfaction de leurs intérêts. La fraction progressiste crée le P.D.G., les fractions réactionnaires : « l'Union d'Entente franco-guinéenne », le Comité d'Entente et le BAG 43. La féodalité ne crée pas de parti ; elle s'allie à la fraction réactionnaire de la petite bourgeoisie. Jusqu'en 1954 (décès du député Yacine), elle reste scindée en deux, une fraction se regroupant autour de l'Almamy de Mamou et soutenant Yacine, une autre menée par l'Almamy de Dabola ralliant l'entente. Barry III successeur de Yacine, ne réussit pas à retenir l'Almamy de Mamou dans son camp. Dès lors, toute la féodalité se regroupe derrière l'Entente, devenue BAG. Les masses populaires (ouvriers, paysans, artisans) n'ont pas leur propre parti. Elles ne luttent donc pas derrière leur propre drapeau ; elles sont utilisées par la petite bourgeoisie.

Notes
1. Roland Pré, Notes et Etudes Documentaires, n° 1291.
2. Id. ibid.
3. Roland Pré, Notes et Etudes Documentaires n° 1291.
4. R. Pré, op. cit.
5. R. Pré, op. cit.
6. R. Pré, op. cit.
7. La répartition se faisant ainsi : capitaux anglais 33,4 %, Etat français 33,4 %, capitaux privés français 33,6 %. Plus tard, d'autres sociétés viendront y participer et on aboutira alors à une nouvelle répartition : capitaux d'Etat français : Bureau Minier de la FOM 24,7 %, Caisse centrale de la FOM 8,7 %, soit un total de 33,4 % ; capitaux anglais : British Iran Steel 30,5 % ; capitaux allemands : Hoesche-Werke 5 % , capitaux privés français : Banque de Rothschild Frères 10 %, Mines de Bor 7,9 %, Cofranet 2 %, Petits porteurs 11,2 %, soit au total 31 %.
8. A. Cournanel. Planification et investissement privé en Guinée. Thèse 1968 page 102 Paris. Faculté de Droit.
9. Selon Cournanel, le rapport importations-revenu national est de 33 % en 1958 (24 % en 1950 ; 36 % en 1951 ; 21,6 % en 1956). Le rapport Exportations-Masse Monétaire : 130 % en 1,949 ; 143 % en 1952 ; 109 % en 1953 ; 119 % en 1954 ; 45 % en 1958. « Ces rapports extrêmement élevés, malgré une baisse brutale due à la stagnation des exportations constituaient d'excellents indices du rôle primordial des échanges extérieurs dans le fonctionnement de l'économie du pays ». En comparaison, on avait : Mexique : 67 % ; Colombie : 80 % ; Royaume-Uni : 43 % ; France : 34 % ; Etats-Unis : 9 %.
10. 15,4 % en 1958.
11. En 1958, 75,5 % des importations guinéennes proviennent de France ; 69,9 % des exportations sont dirigées sur la France (73 % en 1955).
12. En 1958, la production agricole non commercialisée, c'est-à-dire autoconsommée représente 11.648 millions ; la production vivrière commercialisée 1.300 millions, soit 11 % ; la production exportée 3.642 millions, soit environ 30 % de la valeur des produits agricoles autoconsommés. Le marché intérieur n'absorbe ainsi que 1 1 % des produits agricoles.
13. Frantz Fanon. Les damnés de la terre. Maspero, Paris, p. 103.
14. B. Ameillon. Guinée, bilan d'une indépendance, éd. Maspero, Paris, p. 121.
15. D. Bouche. Les Villages de liberté en A.O.F.
16. W. Ponty. Recommandations au gouverneur Peuvergne, 3 mars 1913. Archives de Dakar.
17. D. Bouche. “Les Villages de liberté en A.O.F.”, Bulletin de l'I.F.A.N., n° 1 janv. 195o, p. 136.
18. H. Baldé. L'esclavage au Fouta, mémoire INFOM. p. 26-27.
19. G. Vieillard, op. cit., p. 167.
20. Rapport politique.
21. G. Vieillard. “Notes sur les Peuls du Fouta Diallon.” Bulletin de l'I.F.A.N. 1940, II, p. 87-210.
22. G. Vieillard, op. cit.
23. J. Suret-Canale. République de Guinée, thèse, p. 168, Paris.
24. J. Suret-Canale. La République de Guinée, p. 115. Ed. Sociales. Paris. 1970.
25. Superficie : les plantations africaines passaient de 420 ha (s/2.430) en 1947 à 1.473 (s/4.170) en 1951 : 1.771 (s/4.612) en 1954 ; 3.333 (s/6.719) en 1957 et 4.026 (s/7.727) en 1958 soit du cinquième à plus de la moitié.
26. B. Ameillon. Guinée, bilan d'une indépendance. p. 38-52. Paris. Maspéro. 1965.
27. Suret-Canale. L'ère coloniale, p. 438.
28. Deherme. L'A.O.F., p. 57-58.
29. G. Vieillard, op. cit., p. 171-172.
30. G. Vieillard, op. cit., p. 172.
31. Rapport politique.
32. Lelong. Ces hommes qu'on appelle anthropophages. p. 273-274.
33. Le nombre des sanctions prononcées progressait régulièrement :

1930 1931 1932 1933 1934 1935 1936
817 955 1.751 3,084 3.362 3.398 2.321

34. Cité dans le rapport politique 1937.
35. Lelong. Ces bommes qu'on appelle anthropophages, p. 101.
36. Lelong. op. cit., p. 103.
37. Lelong. op. cit., p. 184.
38. Lelong. op. cit., p. 271.
39. Lelong. op. cit., p. 186.
40. Exposé du directeur de l'agence B.A.O.C. de Conakry, novembre 1944, reproduit dans le rapport politique de 1944.
41. J. Arnault. Procès du colonialisme.
42. J. Arnault. op. cit.
43. Bloc Africain de Guinée.